15. Le conteur
Comme dirait Platon, dans toute bonne histoire, il faut qu'un personnage se nomme Socrate.
Adrian von Zögarn, Traité de voyagisme II
Après avoir épaté les jeunes par ses compétences musicales, Adrian s'attira la bénévolence des plus âgés et des chefs grâce à ses talents de conteur.
Ce soir comme les quinze précédents, il revêtit les habits d'un acteur de théâtre. Il grandit ses épaules, gonfla sa voix, occupant d'emblée l'enveloppe de lumière qu'offrait le feu de camp. Le ridicule avait quitté ses mouvements et ses expressions. Il ne jouait désormais plus la comédie, mais la vie elle-même.
« Mesdames et messieurs, renommés enfants d'Enlil de la tribu de Málem, l'heure est venue pour moi de vous raconter une histoire.
J'ai beaucoup voyagé. J'ai beaucoup vu, beaucoup vécu, certes. Il s'agit là d'une histoire que l'on m'a rapportée. Ne croyez pas pour autant qu'il s'agit d'une affabulation ! Votre cœur vous dira que seule la vérité sort de ma bouche ; les dieux m'en sont témoins. »
Le jour même, Jilèn avait participé à une fructueuse chasse à l'antilope. Ses compétences devaient avoir marqué les autres nomades ; on n'entendait plus guère Kira se plaindre de leur présence. L'aura d'Adrian agissant toujours, le prétexte des élixirs contre la calvitie n'avait pas fait long feu.
Le positionnement des Málem autour du feu était riche d'enseignements. Rang social, réseaux d'amitiés, acceptation des uns et des autres se trouvaient offerts à la sagacité du conteur enhardi, qui profitait de cette occasion pour dresser un rapide état des lieux. Il n'y voyait que bons augures. Jilèn était ainsi incrustée, avec Almena, au cœur d'un groupe de jeunes Málem fascinées par leur aisance à la chasse et au combat, pour qui elles incarnaient deux héroïnes surréelles.
« C'est une histoire bien sombre que je m'apprête à vous conter, enfants d'Enlil. Elle appellera peut-être à remettre en question les fondements de votre savoir. »
Il ménageait ses respirations et ses silences, certain de prendre leur attention dans ses filets, drapé de mystère, jouant d'effets théâtraux, sublimé par la lente montée des émanations de la nuit.
« Commençons.
Il était une fois, un homme.
Cet homme, modeste pêcheur, vivait seul dans une maison de bois construite des mains de ses pères, sur le delta d'un fleuve.
Sur quel monde se trouvait-il, sur quel fleuve, je l'ignore, et cela n'a pas d'importance. »
L'air alourdi donnait à ses paroles un fond sonore, comme l'écho lointain d'un chant a cappella.
« Tous les jours, cet homme plaçait des lignes et en relevait d'autres. Il vivait des produits de sa pêche et du commerce de ces produits. Il n'était pas tout à fait seul ; car nombre de marchands venaient négocier les fruits de son art. Il n'était pas malheureux, il ne souffrait ni du froid, ni de la faim. Sa vie était calme. »
Adrian ne pouvait pas s'empêcher de mimer l'individu, jouant avec les ombres comme des acteurs silencieux de sa pièce. Un geste des mains et un poisson sautait hors de l'eau. Il faisait les cent pas, s'asseyait sur le rebord d'un fleuve invisible, contemplait un horizon perdu dans la nuit.
« Vint un temps où rien ne sembla plus le satisfaire.
Ce quotidien devint bientôt insupportable. Non que l'homme ait le loisir de s'ennuyer. Il fallait qu'il travaille toujours pour assurer sa subsistance. Mais tout ceci lui sembla vain. Il omit de relever les lignes. Les poissons moururent sur place. Son entreprise périclita. Il passait de plus en plus de temps ailleurs que chez lui, sur des routes, dans des fêtes de village, aviné parfois, à rechercher ce qui lui manquait véritablement.
L'homme appela chaque dieu pour qu'ils lui fournissent une réponse. La plupart d'entre eux ne répondirent pas à cet appel. Seuls deux descendirent le voir : Kaldar et Aton.
Sur leur chemin depuis les cieux, Kaldar et Aton, bien qu'ennemis, marchèrent côte à côte. Kaldar était confiant ; cet homme, en proie au conflit, pouvait être ramené sur la voie du bien. Ils avancèrent ainsi sur un rayon de lune. Mais, alors qu'ils approchaient du sol, Aton poussa Kaldar sur le côté, afin d'être le premier à compléter sa descente.
Aton vint voir l'homme.
« Regarde, dit l'homme. J'ai tout ce qu'il me faut, pourtant j'ai l'impression de ne rien avoir. Que me manque-t-il ? »
Aton réfléchit un moment, puis il leva la tête vers la maison de bois et dit :
« Il te manque tout, homme, car ce que tu possédais jusqu'alors bloquait les voies de tes désirs. Tu possédais un toit, et ainsi, tu n'en désirais pas deux. Tu mangeais deux repas par jour, et ainsi, tu n'en désirais pas trois. Il est temps de te libérer, homme. Brûle cette maison. Arrache ces fils de pêche. Pars et deviens riche. Pars et deviens puissant. Pars et deviens roi. »
L'homme n'était pas fou, et il répondit alors :
« Ne perdrai-je pas alors plus que ce que je ne peux gagner ? Où me portera cette entreprise, sinon à la ruine ?
— Tu es déjà perdu, dit Aton. Tu n'as pas le choix. »
Le dieu laissa l'homme dans le trouble et partit.
L'homme laissa plusieurs jours s'écouler sans travailler, sans manger même. La faim, bientôt, le poussa sur la route. Il mit le feu à la maison de ses ancêtres. Il ne regarda pas en arrière et partit.
Il rencontra Kaldar sur le chemin et ne le reconnut pas, car Kaldar avait pris la forme d'un vieillard, le sage Socrate.
« Écarte-toi, dit-il au vieillard, je marche vers mon accomplissement.
— Tu chemines dans la mauvaise direction, dit Socrate. Ton achèvement se situe à l'intérieur de toi, et non à l'extérieur. Sur cette route que tu empruntes, tu seras comme le sculpteur qui ne cesse de corriger son œuvre, jusqu'à en retirer chaque morceau, jusqu'à la réduire en poussière.
— Je ne suis encore rien et je vais me construire. Écarte-toi. Ma gloire m'attend.
— Qu'est-ce que la gloire ? demanda Socrate.
— Eh bien, c'est quand quantité d'hommes connaissent ton nom.
— Mais ces hommes, que connaissent-ils de toi, à part ton nom ?
— Ils savent mes accomplissements.
— Qu'en savent-ils exactement ?
— Eh bien, je suppose qu'on leur a dit.
— Dans ce cas, ils ne te connaissent pas vraiment. Ils ont lu sur un édit public : un tel a fait ceci, un tel a fait cela. Ils lisent déjà de telles choses tous les jours.
— Tu as raison, Socrate.
— Accordons-nous donc sur ce point : ce qui est important, ce n'est pas tant qu'ils le sachent, puisque cela ne changera guère leur vie de tous les jours, de remplacer un nom par un autre. Ce qui est important, donc, c'est ce que tu as accompli, toi, en premier lieu.
— Certainement.
— Tes accomplissements, en tant qu'homme, en tant que mortel, sont donc primordiaux sur les effets sociaux de ces accomplissements. Bien. Maintenant dis-moi : n'y a-t-il pas d'accomplissement plus grand que soi-même ?
— Si, Socrate, c'est cela même.
— Car quel est le but de ce que nous accomplissons, sinon nous construire en tant qu'humain ?
— Je n'aurais pas mieux dit, Socrate.
— Dans ce cas, dis-moi quelle est la nature de la gloire, car je n'ai pas bien compris. D'un côté elle nécessite d'accomplir de grandes choses ; or, de l'autre côté, il s'avère que les plus grandes choses que l'on peut accomplir ne sont pas celles qui donnent gloire.
— Eh bien, dans ce cas, Socrate, je suppose que la gloire n'a pas d'importance.
— C'est exactement ce que je me disais. Vers quoi donc marches-tu, homme ?
— Je marche vers le pouvoir.
— Dis-moi, car je suis un vieillard, et je ne réfléchis pas bien, en quoi consiste donc ce pouvoir que tu recherches ?
— Il s'agit que des hommes, des États, obéissent à mes ordres, que je puisse les diriger comme je le désire, et comme il se doit.
— Pourquoi le recherches-tu ?
— Exercer le pouvoir, Socrate, est sans nul doute le plus grand des accomplissements.
— Nous en parlions justement... dis-moi, qu'est-ce qui est le plus difficile à diriger : un État ou son propre esprit ?
— Je l'ignore, Socrate.
— Eh bien, réfléchissons ensemble. Un État, c'est un vaste système, très complexe, une machine administrative et politique résultant de siècles d'accumulation. Un esprit, c'est la somme des événements et des actions d'une vie, tout au plus.
— C'est donc l'État, Socrate.
— Pas si vite. Qu'est-ce qui est le plus prévisible, selon toi ? L'État ou l'esprit ?
— Sans doute l'esprit, Socrate. Je me souviens très bien qu'il m'arrive, certains matins, de me lever, et de trouver le Soleil particulièrement désagréable, l'air vicié, le monde déjà perdu. D'autres jours au contraire, je vois tout d'un œil magnanime, tout me semble possible et facile.
— Or, n'est-ce pas le signe d'une chose complexe que d'être imprévisible ?
— Sans doute, Socrate.
— C'est donc que l'esprit est plus difficile à diriger que l'État. Plus vaste et plus profond. Plus mystérieux également. Il faut jouer de philosophie, de méditation, de science pour savoir se contrôler soi-même et séparer de soi la colère, la peur maladive, et tous ces sentiments qui bloquent notre capacité à accéder à la vérité.
— Tu as raison, Socrate.
— Nous en concluons donc que le plus grand des accomplissements qu'il est donné de faire à un homme comme toi, c'est d'acquérir la maîtrise de son propre esprit, la conscience de sa conscience, au sein de laquelle il est possible d'accéder à la vérité.
— C'est fort possible, Socrate.
— Et que c'est cet accomplissement que tu recherches.
— Peut-être bien.
— Dans ce cas, une dernière question : de quel côté auras-tu le plus de chance de trouver cela ? Devant toi, sur la route qui mène au palais du roi, ou derrière toi, sur la route qui mène à ta maison ?
— C'était derrière moi, mais il n'y a plus de maison. »
À ces mots, Kaldar pâlit, car il ignorait qu'il arrivait aussi tard. Il fut forcé de s'écarter ; l'homme reprenait sa route. »
Adrian reprit son souffle. Le dialogue en avait perdu quelques-uns. Il n'était pas certain que ses souvenirs n'aient pas accidentellement dérivé du côté des mémoires de Jules César. Mais il poursuivit avec aplomb.
« Or donc, l'homme marcha jusqu'au palais du roi. Il s'y trouvait un roi. Ennuyé par les affaires courantes qu'il avait à traiter, le monarque le reçut sans se poser nulle question.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il.
— Pour le moment, rien.
— Pourquoi êtes-vous ici ?
— Je suis venu m'accomplir.
— Comment comptez-vous vous y prendre ?
— En prenant le pouvoir et en l'exerçant.
— Vous souhaitez me renverser ?
— Si possible.
— Fort bien. »
Le roi prit ses affaires et sortit. Il avait toujours rêvé qu'on le remplace ! Et il s'empressa de trouver un petit pied-à-terre sur le delta du fleuve ; il posa ses valises près d'une petite maison qui avait brûlé, s'empressa de la reconstruire, d'acheter du fil de pêche et de poser ses premières lignes.
« Mes désirs seront tous comblés » dit l'homme en s'asseyant sur le trône du roi.
De par tout le royaume, des édits proclamèrent son nom. Il fit donner des fêtes grandioses dans son palais. Il envoya ses armées conquérir des terres lointaines.
Pourtant, son cœur criait toujours famine ; ce qu'il était parti chercher lui manquait toujours.
Les prétendantes au titre de reine défilèrent devant lui, mais la fausseté de leur attitude ne l'atteignait plus. Les hommes faisaient tout pour gagner ses faveurs, mais cela lui déplaisait d'autant plus. C'était comme si le pouvoir, l'argent, la gloire qu'il avait désirés s'effritaient entre ses doigts. Ces choses impensables, qui du lointain, avaient la solidité du roc, la brillance de l'airain, semblaient se corrompre à son toucher.
Il n'était pas heureux.
Il fit agrandir ses fêtes, augmenter le bruit ; il s'enivra avec les meilleurs alcools, ne se réveillant le matin que pour l'orgie suivante. Son esprit lui échappait.
Il comprit que Socrate avait raison. Tous ses désirs s'étaient trompés. Il devait fuir en toute urgence ces plaisirs matériels, fuir l'urgence écrasante, étouffante, de son rôle de monarque. Une fois retrouvé le calme d'une vie simple, il pourrait suivre les sages sur la voie de la vérité. Il pourrait se compléter soi-même.
Il marcha jusqu'aux portes du palais ; elles étaient fermées.
« Ouvrez-moi, cria-t-il, je suis le roi !
— Il n'y a pas de royaume sans roi, dit l'intendant du palais. Vous ne pouvez pas partir.
— Ouvrez-moi !
— Quoi, n'êtes-vous pas heureux ?
— Ouvrez-moi !
— Et tous ces plaisirs que vous avez à votre disposition ? Savez-vous combien d'hommes tueraient pour être à votre place ?
— Pas besoin de tuer, je la leur laisse !
— Je regrette. Vous ne pouvez pas partir. »
Adrian se tut. Sa voix devint un murmure, un mince filet d'eau.
« L'homme régna de longues années encore. Un autre roi lui succéda tantôt. Et ce qui est le plus étonnant, c'est qu'on rapporte que le peuple, dix ans après, ne se souvenait pas de son nom. »
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