10. Le roi fou


J'ai toujours eu l'impression d'être au mauvais endroit, au mauvais moment. À la réflexion, peut-être que Zögarn faisait exprès.

Adrian von Zögarn, L'Histoire de l'univers racontée à mes petits-enfants


Zor s'en retourna vers Xiloth, fier d'avoir mis fin à son ennemi juré, satisfait d'avoir frappé Lydr au cœur, d'avoir infligé à ses adversaires une mémorable blessure.

Ils ne pouvaient pas le suivre. Oseraient-ils s'aventurer dans le marécage que les maladies frapperaient leurs hommes, les armures rouilleraient sur place, les chevaux s'enfonceraient dans la boue. Des bataillons entiers happés par des trous d'eau, emportés par des pieuvres carnivores !

« Je suis fier de toi, annonça-t-il à Jilèn. Fier que tu me sois restée fidèle. Sache que je ne l'oublierai jamais. »

Elle ne répondit pas. Comme la dernière fois, Jilèn chevauchait en tête et faisait mine de ne pas l'entendre, peut-être par excès de modestie. L'intelligence dont manquait Zor, la finesse stratégique digne de la déesse Inanna, il la trouverait du côté de sa lige.

La végétation aux abords de Xiloth rampait désormais sur les chemins mal entretenus. Les lierres attaquaient les pavés posés par la lignée de Zor. Le marais voulait absorber la ville, la digérer comme un cadavre abandonné. Zor ne le permettrait pas !

Pourtant, Xiloth avait tous les signes de la mort ; une teinte grisâtre, une odeur de pourriture, des amas de mousses purulentes accrochés sur les murs et coulant des toits.

Ce spectacle insoutenable ramena Zor à la réalité. De grandes œuvres lui restaient à accomplir. La mort de Clemn, plus qu'un renouveau, signait le début de son règne !

Il prit la tête et chevaucha jusqu'au palais. Là, il passa les portes encore ouvertes. Les derniers gardes avaient fui eux aussi, emportant ce qu'ils pouvaient trouver de valeur. Qu'importe ! Le trône de pierre était encore là, inamovible, car sculpté à même une roche émergeant du sol.

Zor s'assit sous le quadruple regard des statues de ses ancêtres. Il tira à lui des cartes de la région encore éparses sur la table, fatiguées d'avoir été lues et relues à la lumière de la bougie, durant des nuits entières passées à ruminer ses prochaines conquêtes.

Jilèn parut dans l'embrasure de la porte.

« Que fais-tu ? » demanda-t-elle.

Il ne comprenait pas sa pâleur, son inquiétude palpable, le tremblement qu'elle réprimait dans ses membres. Cette première victoire n'avait-elle pas rétabli la confiance indestructible qui les unissait ?

« Approche, dit-il. Tes connaissances de Lydr me seront précieuses. Nous allons assiéger la ville. »

Les yeux à demi fermés, elle fit non de la tête.

« As-tu perdu la raison ?

— J'ai bien cru devenir fou durant ces nuits de cauchemars. Mais je le sais maintenant : il est temps pour moi de régner. »

Il écrasa son poing sur la carte.

« D'abord, je soumettrai Lydr. Les richesses indues de cette ville serviront à rebâtir ma capitale, Xiloth. Ceci sera la première étape de mon règne.

— Mais avec quelle armée...

— Nous en construirons une ! »

Jilèn marcha jusqu'à lui, confuse.

« J'ai mené pour toi cette mission insensée, murmura-t-elle, afin que tu en reviennes guéri. J'ai tué le roi Clemn pour toi et pour Xiloth. Je me suis condamnée moi-même aux enfers en mentant à ma propre parole, en tuant de sang-froid un homme désarmé. Pour toi et pour ta ville. Afin que tu redeviennes le roi dont a besoin ton peuple. »

Prise d'un accès de rage, elle jeta les cartes et déchira les papiers.

« Tout ça pour quoi ? Pour te lancer dans une guerre qui n'a plus lieu d'être ?

— Nous venons de la déclarer, dit fermement Zor. Lydr n'aura de cesse de se venger contre nous. Ses meilleurs hommes viendront ici, tôt ou tard, pour me tuer. Cette guerre, nous sommes forcés de la mener. En la menant ensemble, toi et moi, je sais que nous la gagnerons.

— Tu es fou...

— C'est toi qui refuses l'évidence ! »

Zor s'arrêta dans son élan. Une idée refoulée revenait à la charge. Jilèn n'avait-elle pas hésité avant de tuer Clemn ? Et si cette tergiversation était réelle ? Si elle avait envisagé de le tuer, lui, afin de mettre fin à la guerre, de gagner l'appui de Clemn dans la reconstruction de Xiloth ? »

Il ne pouvait pas détacher son esprit de cette idée.

« Non, lâcha-t-il, c'est moi. C'est moi qui me refuse à voir mes ennemis véritables.

— Tu es ton propre ennemi, dit-elle. Tel est l'enseignement des dieux.

— La peste soit des dieux ! Qu'ils brûlent dans tous leurs enfers ! Dis-moi, Jilèn ! As-tu voulu me détruire ? »

Elle leva vers lui ses yeux noirs de défiance, son regard de défi, celui-là seul qui pouvait faire frémir le roi.

« Oui, Zor. J'ai voulu. J'ai juré d'être ton soutien, mais mon devoir va à Xiloth. Ton peuple est l'otage de tes rêves absurdes. J'ai voulu mettre fin à ce cauchemar... mais je ne l'ai pas fait.

— Eh bien ? rugit-il. Es-tu satisfaite de ton choix ?

— Non. »

Elle s'éloigna de lui, distante, méfiante, comme le fauve face au feu.

« Si je ne peux pas te sauver, seuls les dieux le peuvent. Or les dieux ont déserté ce monde. Adieu, votre Grandeur.

— Je t'interdis de partir ! »

Elle lui tourna le dos.

« Si tu franchis cette porte, tu deviendras mon ennemie.

— Tu n'as qu'un seul ennemi. »

Les sentiments qu'il avait éprouvé pour elle furent emportés par le flot tumultueux de sa colère. Cette figure qu'il avait aimé se déforma en monstre. Elle passait du côté des Lydres et de tous ceux qui avaient juré sa mort.

Une vision lui revint en mémoire. Le pire de ses rêves. Zor menait une bataille qui penchait en sa faveur. La victoire prochaine avait un goût de miel. Mais surgissait soudain de la mêlée un ange de feu ; une femme en armure d'airain qui volait au-dessus des troupes comme si elle marchait sur l'eau ! Son avancée déformait le temps et l'espace ; elle arrivait à son niveau en quelques pas et plantait dans son cœur une lame d'argent.

L'ange de la mort !

« C'est toi, se rendit-il compte. Tu seras la cause de ma perte.

— Non, se défendit-elle. C'est toi-même. »

Les loups de garde feulèrent depuis l'ombre des statues, où ils résidaient désormais. Ils attendaient l'ordre.

Zor vit la main que Jilèn portait à sa taille, sur le pommeau d'un cimeterre noir, prête à défendre sa vie si les prédateurs jetaient sur elle leurs crocs empoisonnés.

Cette arme était la sienne. Il la reconnaissait. Jilèn la lui volait ! Elle prenait quelque chose de lui pour mieux le détruire ! Les marabouts lanceraient leurs imprécations féroces sur cette arme, ils y attacheraient leurs colifichets et leurs sortilèges ; les assassins en renifleraient l'odeur et suivraient la piste du roi, jusqu'au plus profond du palais, jusqu'à sa demeure...

Zor hésita trop longtemps. Les loups n'attaquèrent pas. Jilèn partie, il lui sembla que cette dernière alcôve de lumière disparaissait avec elle, que la porte se refermait sur son monde, réduit à cette salle, son enfer de solitude.

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