Chapitre 9 : Voyage Mouvementé


Le corps perclus de douleurs, la Marquise avala d'une traite le remède maison d'Yvette. Décidément, elle vieillissait. Même avec l'exosquelette pour l'aider à assumer l'action, elle commençait à subir. Et cela ne lui plaisait pas.

-Je sais à quoi tu penses, lança la cuisinière aveugle. C'est non.

-J'ai arrêté ces bêtises depuis longtemps, grimaça-t-elle.

-Comme si tu ne l'avais pas envisagé.

-Les périodes de crise nous font toujours envisager le pire. Je ne passerais par là que si la situation l'exige.

-Si tu veux rejoindre Charles de façon prématurée, c'est la meilleure façon d'y parvenir.

-Ne me sous-estime pas, vieille chose.

-Peau de vache.

-Vieille carne.

-Mamie, c'est quoi une carne ?

Elles se tournèrent vers Béatrice, dont le sourire angélique pouvait faire fondre le coeur le plus endurci.

-Rien d'important, ma puce. Tu te souviens de ce que tu dois faire en cas de problème ?

-Oui, sourit la petite, parfaite dans sa robe jaune poussin. Je ne crie pas, et je plonge dans la bouche d'égout qui se trouve dans la cave de la maison. Là, un automate de madame Kaori me récupèrera et m'emmènera chez elle !

-Parfait. Tu es vive d'esprit, comme ta mère.

Flattée d'être comparée à Louise, Béatrice partit à la recherche de Clara en chantonnant, tout heureuse.

-Elle a tes nerfs d'aciers, cette gosse.

-Les femmes de la famille ont toujours eu des nerfs d'acier. Bien, je vais me reposer un peu avant d'aller trouver la Tulipe...

Le « ding dong » retentissant de la porte d'entrée lui coupa la parole. Allons bon... Qui pouvait donc se trouver là, à cette heure-ci ? Le commissaire Delor, dont la mine n'était pas mieux que la veille. Le pauvre était au bout du rouleau.

-Bonjour, madame de la Rose.

-Bonjour, commissaire. Voulez-vous petit-déjeuner à notre table ?

-Non, je vous remercie. Tout va bien ?

Hormis son âge, les courbatures dues aux tentatives d'assassinat, le fait que son mari était mort et que ses deux enfants étaient portés disparus en plus du mari de sa fille ? Oui, tout allait bien.

-Oui. Vous avez trouvé qui a frappé les jeunes hommes dans le tramway escargot ?

-Les témoins soutiennent toujours que c'est vous et Yvette Turpide les responsables. Ridicule. Bref, on m'a demandé de jouer les coursiers, aujourd'hui. Tenez.

Une lettre ? Une fois le commissaire remercié avec un sachet de petits gâteaux tout chauds, la Marquise s'enferma dans son bureau pour ouvrir le pli. Si l'écriture était belle et élégante, le sceau apposé à la fin était un indéniable avertissement. Que la Reine lui écrive était une chose.

Mais le Roi ?

« Chère Marquise de la Rose,

Il me semble que vous êtes en train de mettre Paris à feu et à sang pour retrouver votre progéniture. Je vous demande de cesser séant et de laisser faire les professionnels.

Votre Altesse Royale,

Le Roi. »

Le reniflement de mépris qu'elle émit à la lecture de ce petit mot voulait tout dire.

De quoi se mêlait-il, celui-là ? Son gros cul mou ne bougeait de son trône que pour aller dans le lit de madame Red, et il se permettait de lui dire d'arrêter de chercher ses enfants !? Certes, il ne savait probablement pas qu'elle était une Couturière de la Reine. Mais il ne fallait pas abuser non plus !

Pliant soigneusement le papier, la rage faisant flamber son sang, la Marquise sortit du bureau avec une envie de meurtre.

Ça tombait bien, la Tulipe était là, élégant dans son costume rehaussé d'une veste cintrée à la mode anglaise .

-Jospeh a parlé ? lança-t-elle d'un ton tranchant qui fit hausser le sourcil au cinquantenaire.

-Il n'a pas grand-chose à dire. Tout va bien, madame la Marquise ?

-Impeccable. Allons-y.

Sans plus de questions, il lui emboita le pas, non sans vérifier la présence de son nouveau modèle de pistolet dans la poche secrète de sa redingote.

Le marché noir n'était pas un endroit recommandable, et en plus, il fallait une demi-journée de train pour y aller.

Autant dire que les problèmes commencèrent bien avant leur arrivée. Mais avant tout cela, la Marquise se retrouva sous le feu des questions de la Tulipe, dans la voiture-restaurant. Chic, avec du velours rouge sur les murs, un sol en moquette parfaitement propre, et des automates pour faire le service, le wagon avait aussi un cuistot qui préparait des mets délicieux.

Contrariée, mais ravie du repas, la vieille dame fixait son comparse avec agacement.

La Tulipe était une énigme en lui-même.

Faisant bien plus jeune que son âge, le cinquantenaire aux légères tendances psychopathes enchainait les conquêtes d'un soir, voire de quelques soirs, mais ne s'était jamais totalement fixé. La raison ? Il ne pourrait jamais l'admettre.

Il avait toujours eu un faible pour la Marquise. Certes, Charles l'aurait dépecé vif s'il l'avait approché dans un objectif galant. Mais même maintenant, il aimait beaucoup, beaucoup Rose de la Rose. Avec son sale caractère, sa classe inégalée et son esprit vif à mettre une ville sens dessus dessous.

Bref, il l'observait depuis des dizaines années, aussi savait-il exactement lorsqu'elle était en rogne. Sur l'échelle de Rose de la Rose, ils étaient à un huit sur dix, ce qui n'était pas une très bonne nouvelle.

-Il y aura combien de personnes ?

-Cela varie, mais probablement dans les soixante-dix, répondit-il en coupant un morceau de son magret de canard à la sauce aux cèpes.

-Parfait. Si on met la main sur les revendeurs de cadavres, on pourra remonter jusqu'à leur tête.

-Vous comptez les interroger sur place ? s'étonna la Tulipe.

Ses ongles tapant à intervalle régulier sur la table, la Marquise l'avisa d'un regard inquisiteur.

-Le temps presse.

-La Reine ? Je suis plutôt surpris qu'elle s'oppose à vos actions. Elle m'aurait tenu informé. Après tout, je suis officieusement votre supérieur.

-Cela ne vous regarde pas, la Tulipe.

-La Tulipe est impliqué dans toutes vos récentes actions, donc il estime qu'il mérite de la transparence.

Ils 'affrontèrent du regard, tandis qu'il mastiquait son magret avec délectation.

-Le Roi veut que je cesse mes recherches.

-Le Roi ne sait pas qui vous êtes.

-Exactement.

Les voilà fixés. La Tulipe posa sa fourchette, son couteau, avant de s'essuyer la bouche d'une serviette brodée aux initiales du train.

-Bien. Nous devons donc retrouver tout le monde avant que le Roi ne s'aperçoive que vous n'accédez pas à sa demande.

-Effectivement. C'est pour cela que la mort n'est pas une option.

-Oh, Rose, la mort est toujours une option pour nos opposants.

Les hommes armés surgirent comme des diables par les portes opposées du wagon, armés de mitraillettes. Ce qu'ils n'avaient pas prévu, c'étaient les deux grenades qui s'arrêtèrent à leur pied botté, avec un « tac » discret suivi d'une explosion.

Afin de faciliter leur affaire, la Marquise et la Tulipe jaillirent de sous la table une fois les flammes résorbées, afin de cribler de balles les derniers survivants. Ils tombèrent avec des expressions stupéfaites, les yeux écarquillés.

-Ceux-là appartiennent aux trafiquants de cadavres. Encore.

-Tant d'argent qui circule et une telle incapacité à former des gens compétents, soupira la Tulipe. Enfin, ça nous arrange. Marquise ?

-Oui ?

-Nous sommes toujours sous la juridiction de Delor. Il risque de tiquer s'il vous voit encore une fois sur le lieu d'un crime.

Effectivement.

Ils prirent donc la tangente, marchèrent trois kilomètres en forêt, avant de récupérer un tracteur tiré par des bœufs mécaniques, visiblement en surconsommation de charbon. Puis ils rejoignirent le village le plus proche, où une diligence dotée de quatre chevaux, des vrais cette fois-ci, les amena à bon port. Il était rare de voir de vrais animaux tirer ce type de véhicule, à présent. Les automates étaient largement préférés, mais le conducteur leur expliqua qu'il n'avait pas les moyens pour ce genre de joujou. Et surtout, il aimait ces braves bêtes tombées en désuétude avec l'avènement de la mécanique.

Il avait raison.

Pour avoir eu recours plus qu'à son tour à des chevaux pour se déplacer, la Marquise pouvait dire qu'ils étaient plus fiables que n'importe quelle machine bien huilée.

Bref, ils arrivèrent à destination en un seul morceau, par un biais ne permettant pas à l'ennemi de connaitre leur trajectoire. Néanmoins, ils allaient devoir être prudents, car les trafiquants la savaient à leur trousse. Mais surtout, ils la savaient dangereuse. Trois fois qu'elle échappait à leurs guets-apens, ça commençait à faire beaucoup.

Leur retard d'une heure passa inaperçu, étant donné que tout le monde l'était en raison de l'arrêt du train pour l'enquête du commissaire Delor. Comme ça tombait bien.

Plaquant un masque de médecin vénitien par temps de peste sur son visage, la Marquise se félicita de porter une robe à col haut, ainsi que des manches longues. Ce détail semblait moindre, mais à soixante-quatorze ans, l'aspect de votre peau et de vos rides vous trahissait aussi vite qu'un visage à découvert.

Le marché noir était propre, avec une foule de personnes de haut lignage. Ici, tout était séparé selon la nature de la vente recherchée : drogues, animaux, matériel, bijoux, oeuvres d'art, humains. En haut du bâtiment de style gothique, des gargouilles bourrées de soufre crachaient des flammes. Le hall d'entrée, lui, vous accueillait dans son gigantisme sombre. Du sol au plafond, tout était noir, même les portes. Seules des écritures dorées les surplombaient, signifiant à quel marché elle vous conduirait. Des automates à tête de loup-garou filtraient les invités.

Il y avait du monde. Principalement des hommes pour les drogues et le matériel. Des femmes en majorité pour les animaux, les bijoux, les oeuvres d'art et les humains. Elle était prête à parier que les hommes seraient en surnombre pour les humains « morts ».

Visiblement, la Tulipe avait ses entrées. Bras dessus bras dessous afin de simuler un couple sans âge, ils franchirent la sécurité des loups-garous automatisés, non sans qu'elle fronce le nez de mécontentement. Les produits de son entreprise étaient vraiment dénaturés, ici.

Une douce musique classique dansait à ses oreilles. Un troupeau d'humanoïdes à tête d'animaux formait l'orchestre au pied d'une scène gigantesque. Évidemment il s'agissait là de machines. Des femmes dansaient sur la scène, tandis que les acheteurs s'installaient. Ce n'était pas là leur objectif, avec la Tulipe. Ils passèrent une autre porte au milieu d'un environnement sombre, sans fenêtres. Une autre scène, au son d'un unique violon. Lent. Grinçant.

Ici, pas de siège. Seulement de petites tables, autour desquelles les acheteurs s'installèrent. Sur chacune d'entre elles, un bruleur d'encens. L'odeur prégnante aidait à voiler celle de la charogne.

Ici, seuls des automates assuraient le service en alcool, dans l'attente du début de la vente. Presque personne ne parlait, comme si le simple fait d'être ici était tabou.

Attentive, la Marquise regarda les masques autour d'elle. Beaucoup de jeunes de bonne famille, au vu de leur tenue impeccable, de leur port de tête haut. Certains avaient même une pince médicale ou un stéthoscope qui dépassait de la poche externe de leur redingote. Les inconscients. Ils n'avaient pas compris l'ampleur de l'illégalité du lieu. Mieux valait ne pas trahir ses origines.

D'autres avaient les mains larges et bardées de cicatrices des malfrats, d'autres une peau immaculée de jeune fille. Que faisaient ces personnes ici ? De manière générale, les cadavres intéressaient surtout les scientifiques et les futurs médecins. Les autres... Peut-être des revendeurs à la sauvette. Ou simplement, des vigiles s'assurant que tout se passe bien.

Bref, les automates arrivèrent sur scène en poussant les deux premiers chariots. Aussitôt, l'ambiance changea du tout au tout. Sur les soixante participants, plus de la moitié se mit à brailler le prix qu'il voulait. Les étudiants, à n'en pas douter. Les prix devinrent vite exorbitants pour les deux premiers corps.

-Vous devriez vous mêler à ces gredins, la Tulipe. Pour donner le change.

Avec un haussement d'épaules, le cinquantenaire se mêla à cette bande de poissonniers, faisant preuve d'une belle intégration au groupe. La Marquise, elle, en profita pour demander les sanitaires à un automate à tête humanoïde, qui l'escorta avec tact. Même les toilettes pour dames étaient noires du sol au plafond !

Toutes les cabines étaient vides. Pas de possibilité de sortir de là sans repasser par la porte. Donc, aucun moyen de fausser compagnie à son garde de métal. Elle resta là un long moment, jusqu'à ce que l'on toque d'une manière péremptoire depuis le couloir. Mmh...

L'automate l'attendait sur le pas des toilettes. Donc, c'était bien cela : son séjour en ce lieu avait été minuté. Les raisons étaient évidentes.

Dans tous les cas, elle devait rejoindre la Tulipe avant qu'il n'achète un cadavre indésirable. Non pas qu'ils ne puissent pas le faire disparaitre, mais tout de... elle n'avait pas envie de remplir les poches de ces malfrats.

Une main s'enroula autour de sa gorge. Un bref espace de flottement plus tard, elle fut rudement plaquée contre le mur à côté de la porte des toilettes. Fichtre. Ça faisait mal.

Impassible, la Marquise considéra le simulacre de masque de fer devant elle. Décidément, ils avaient un problème d'originalité, dans le coin. Mais lui, il était un humain avec une haleine de chacal.

-Bonsoir, fit-elle calmement.

-Savez-vous que votre fille est entre mes mains ?

Ah. Voilà qui était intéressant.

-Monsieur le trafiquant de cadavres, je présume ?

-Relâchez mon homme, et nous pourrons discuter.

Homme ? Quel homme ? Elle réfléchit rapidement. De toutes les personnes récemment prises dans le cadre de cette affaire, une seule pouvait susciter une réaction aussi rapide. Or...

-Alors, dites-moi tout... Joseph est votre père ?

Gagné. Les doigts sur sa gorge venaient de se resserrer. Heureusement, le masque dissimulait son mauvais sourire.

-Relâchez-le.

-Comme quoi, être une pourriture, c'est de père en fils.

Les yeux marron la foudroyèrent sur place.

-À votre place, je ne ferais pas la maligne.

La pointe d'une lame piqua le ventre de la Marquise, perçant le corset.

-À votre place, j'éviterais de m'éventrer ici, et maintenant. Si je meurs, Joseph meurt aussi.

Il plissa les yeux. Il devait avoir une trentaine d'années, à sa voix et ses pattes d'oies. Un enfant tardif pour Joseph. Un peu plus loin, le vacarme du marché aux cadavres continuait. La Tulipe se trouvait probablement dans l'ombre, prés à intervenir, l'oreille aux aguets.

-Je vous propose un marché, Rose de la Rose. Mon père contre votre fille.

Pas son beau-fils. Étaient-ils séparés ? Ou estimait-il que son gendre n'avait aucune valeur à ses yeux ?

-Qui me dit que vous l'avez ?

Pour toute réponse, il sortit une broche de la poche de son pantalon. Une rose sur fond de deux épées. Au dos, il y avait gravé Louise de la Rose. La Marquise la lui avait offerte avant son mariage avec Champfleury. Sa voix se brisa, en un parfait simulacre de détresse maternelle.

-D'accord...

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