Chapitre 8 : Madame Red
L'heure de la pause déjeuné était une bénédiction pour qui voulait passer inaperçu dans une académie de la taille de celle de médecine. Tous les esprits étaient occupés par le repas en perspective, et à arriver en premier pour avoir quelque chose de bon à la cantine. Ou alors, les futurs médecins se retrouvaient à l'immense bibliothèque, afin de réviser.
Le doyen Joseph ne faisait pas exception, bien qu'il déjeuna dans ses bureaux, car il avait une légère phobie sociale. La Marquise aurait surtout eu du mal à manger dans un environnement où des foies, des cœurs, des cervelles et même une tête entière baignaient dans du formol. Mais bon, après tout, elle tuait des gens à la grenade, ça ne lui coupait pas l'appétit pour autant. Tout était une question d'habitude.
Pour lors, le doyen n'avait plus faim, étant donné que ses incisives étaient plantées dans le bois de son bureau et qu'une main ferme le maintenait en position. La bouche bloquée par l'épaisseur du plateau, il n'avait qu'une peur, que la folle aveugle ne le frappe sur l'arrière de la tête avec son énorme poêle et l'enfonce dans le bureau. Mais du duo, ce n'était pas forcément elle la plus effrayante. Car la Marquise, il la connaissait.
Et sa vessie déjà rendue défaillante par l'âge avait failli lâcher en la voyant entrer dans la pièce.
Rose de la Rose, la Marquise la plus dangereuse de Paris, avait décidé de mettre le nez dans ses affaires pour la deuxième fois de sa vie.
-Jospeh, Jospeh... soupira-t-elle, installée sur le fauteuil en face de lui. C'est quand même dommage. Lors de la dernière affaire de trafic de cadavres, je t'avais bien fait comprendre que ce n'était pas une bonne idée de recommencer. Tu croyais vraiment que la couronne ne remonterait pas jusqu'à toi une deuxième fois ?
Étant donné sa position, il ne pouvait pas répondre. Néanmoins, il émit un « gah » plaintif.
-Je sais que tu es persuadé que les médecins sont l'élite de notre société et méritent tout. Mais tu dois le comprendre, Joseph, la loi, c'est la loi. Et on ne joue pas avec ça. Ni avec ma famille.
Ce dernier terme affola légèrement le vieil homme. Enfin, un peu plus.
-Je vais donc te poser des questions, et tu vas me répondre. D'accord, Jospeh ?
Son deuxième « gah » fut affirmatif.
Une fois libéré de la poigne de l'aveugle, il put arracher ses dents de son bureau. Livide, il essuya sa bouche, tout en regardant la Marquise devant lui. Elle était plus vieille qu'avant, mais toujours aussi terrifiante.
-Je ne trempe plus là-dedans, bafouilla-t-il. Je...
Un couteau se planta juste à côté de sa main, sur l'accoudoir de son fauteuil. Son couinement fit sourire la Marquise. Un sourire cruel. Heureusement, Yvette savait exactement ce qu'elle voulait, et comment faire peur à leur cible.
-Je vais faire simple : des trafiquants de cadavres m'ont dans le collimateur. Deux tentatives d'assassinat en deux jours. Étant donné que jusqu'à ce que je récupère ma petite fille dans un couvent d'hypocrites, je n'avais pas été attaquée, je suppute que les hommes que j'ai attrapés étaient des trafiquants. Ils sont en cours d'interrogatoire.
Elle sortit de la poche de sa robe le numéro trente-sept. Décidément, c'était vraiment son pistolet fétiche.
-De plus, la Reine m'a transmis des documents récents où ton nom figure, Jospeh. Or, ma fille, mon beau-fils et mon fils sont entre les mains desdits trafiquants. Je veux savoir qui est impliqué, où les trouver, combien ils sont, qui sont les clients et où se trouve ma famille.
Jospeh déglutit nerveusement.
-Je... Je sais pas... Je... Je jure...
-Jospeh, Jospeh... Tu ne me laisses pas le choix, quel dommage... La Tulipe !
La porte s'ouvrit sur l'homme au sourire facétieux. Le doyen se mit à crier, terrorisé.
-Je vois que vous le reconnaissez, sourit la Marquise. La Tulipe, je sais que vous vous êtes occupé de Jospeh il y a quelques dizaines d'années. Vous savez ce qui lui fait le plus mal, non ?
-Bien sûr, Marquise.
-Parfait. Je vous laisse donc faire.
Se levant pour laisser le champ libre à la Tulipe, elle alla se servir un verre de scotch, avant d'en donner un à Yvette.
-Jospeh, c'est quand tu veux, fit-elle en le regardant se faire attacher par l'homme de la Reine. Une alerte à la bombe a été lancée dans l'établissement, il n'y a plus personne pour au moins trois bonnes heures. On a largement le temps de s'amuser...
*
S'octroyant quelques instants de détente dans un salon de thé, la Marquise discutait avec Yvette de la suite des événements. Finalement, Jospeh avait gardé le silence, ce qui lui avait valu un trajet direct pour les geôles de la Tulipe qui avait, selon ses dires, plus de matériel. Lui faisant toute confiance, Rose de la Rose se dit qu'elle avait bien fait d'éviter le commissaire Delor en partant de l'académie. Le pauvre homme devait être sur les rotules, et les alertes à la bombe n'étaient pas sa tasse de thé.
Mais s'il l'avait vu trois fois en une journée pour trois cas différents, les coïncidences suspectées n'en auraient plus été. Elle allait devoir éviter de se faire remarquer par la police pendant un temps.
Dans tous les cas, elle allait devoir faire profil bas durant un bon moment, sans jamais baisser sa vigilance. Car si des branquignols les avaient attaqués dans le train-escargot, ceux qui avaient tenté de tuer ses domestiques et sa petite fille étaient tout sauf des enfants de chœur. Également, au plus elle survivrait aux attaques des trafiquants de cadavres, au plus ils enverraient des gens compétents à ses trousses.
Un sourire étira les lèvres de la vieille dame.
Voilà une situation bien compliquée comme elle les aimait.
Toutefois, les réponses avaient également quelque chose de bon, surtout quand ce que l'on cherchait, c'était sa famille.
Le bal masqué du soir de madame Red, la courtisane du Roi et la probable Dinde, battait déjà son plein lorsque la Marquise arriva. Heureusement, la majorité des convives étaient déjà fort éméchés, de telle sorte que les seuls à tenir debout étaient les automates qui marchaient entre les divans de style romains. A priori, le thème était la Rome antique. Ou plutôt, orgies romaines.
Ce n'était pas vraiment la période la plus noble de l'Empire, mais peut-être une des facettes les plus connues.
Des statues de Priape, bien sûr en érection, se trouvaient éparpillées un peu de partout de la pièce, faisant échos aux corps masculins nus qui s'activaient. Décidément, la favorite du roi savait faire plaisir à ses invités les plus débauchés.
Habillée à la manière d'une matrone en deuil, avec un masque de lionne voilant son visage, la Marquise reconnut quelques vieux fessiers, mais aussi des plus jeunes. Des femmes criaient d'extase ou de simulation, des murmures grivois étaient échangés, et les orgasmes se succédaient à un rythme effréné. L'idéal pour éviter les attentions trop pressantes des hommes d'ores et déjà occupés. De femmes aristocrates, il n'y en avait que très peu. La jeune génération ne savait plus s'amuser !
Trop de dictats, trop de blocages, trop de... Bon sang, qu'est-ce qu'ils ont pu dire comme conneries pour brider leurs enfants ainsi ! songea la Marquise, bien contente que son fils et sa fille ne fassent pas partie de ceux-là. Elle en savait même trop à son gout.
-Madame ? chantonna une voix claire.
Peu surprise d'entendre une femme au timbre non aviné, la vieille femme leva les yeux. La pièce principale où se vautraient les invités était haute de plafond, de telle sorte qu'un balcon donnait sur la scène. Évidemment, la maitresse des lieux se trouvait là.
Habillée d'une toge dévoilant un sein, un masque de dentelle soulignant ses beaux yeux bleus, madame Red l'avisait avec un sourire engageant. La Marquise fut escortée par un des automates derniers cris de sa propre entreprise pour la rejoindre. Ils coutaient une petite fortune. Décidément, le Roi faisait tout pour plaire à sa maitresse...
Madame Red était belle, très belle avec sa chevelure rousse. Son accent anglais la rendait plus intrigante encore, mais elle se méfiait d'elle et de ses semblables. Ôtant son attribut de lionne, elle...
-Oh my god ! s'exclama soudain la courtisane, en arrachant son masque de dentelle. Vous êtes Rose de la Rose !?
Sidérée par sa réaction enchantée, la Marquise se figea. Mais la belle se saisit de ses deux mains, avec un si beau sourire qu'elle fut un instant décontenancée.
-Je rêve de vous rencontrer depuis que je suis toute petite ! Je suis votre plus grande admiratrice !
P... Pardon ?
-L'affaire du baron sanglant en Angleterre, les jumeaux bouchers de Bretagne ! La maitresse-espionne que vous avez pourchassée jusqu'en Écosse ! Ooooooh... Vous voulez bien me signer un autographe !?
Pour toute réponse, madame Red se trouva soudain avec le canon du numéro trente-sept sous la gorge, le chien abaissé. Ayant empoigné sa toge pour la coller à elle, et ainsi éviter qu'un convive dégrisé par un orgasme ne voit ce qui se passe, la Marquise lui dit nez à nez :
-C'est bien ce qui me semblait. Vous êtes une espionne à solde de la couronne d'Angleterre.
-Oui, fit la femme en levant les mains autant en signe d'excuse que d'apaisement.
Un peu perturbée qu'elle reconnaisse les faits si vite, la Marquise fronça les sourcils. Red continuait à la regarder avec admiration.
-Mon grand-père... Mon grand-père, vous étiez sa maitresse lors de l'affaire du baron sanglant, où un des sujets de la Reine d'Angleterre avait démembré un adolescent bourgeois dans les rues du Havre. Vous l'avez manipulé et...
-Oh bon sang ! s'exclama la vieille femme en la relâchant, tout en roulant dans yeux exaspérés. Vous êtes la petite fille de William l'Ours !?
La courtisane hocha la tête, tout excitée.
Will, un colosse qui avait... hum... des arguments inoubliables, avait été sa couverture ainsi que sa carte d'entrée dans les fêtes anglaises pour trouver et tuer le responsable de la boucherie du Havre. Elle n'était pas encore mariée à Charles, à l'époque. Cela lui avait écorché le cœur de quitter l'Ours. Le sien avait été brisé.
-Vous avez hérité de ses cheveux.
-Oui ! Il m'a raconté tant de choses à votre sujet ! Je ne pensais pas parvenir à vous rencontrer, vous savez... Je suis une espionne anglaise, je ne peux pas rencontrer une des Couturières de la Reine comme ça... Surtout vous ! Au fait, pourquoi êtes-vous ici ?
La Marquise haussa un sourcil, tout en suivant madame Red dans sa chambre, loin des bruits d'orgies.
-Le fait que vous soyez la petite fille de William ne veut pas dire que je peux vous faire confiance.
L'anglaise haussa un sourcil en la regardant par-dessus son épaule.
-Grand-père vous aimait de tout son cœur, vous savez. Il vous respectait, et respectait ce que vous avez fait pour votre pays. Je ne nuirais pas à l'ancien amour de papi.
Papi.
Cela ne la rajeunissait pas. Elle savait que William était mort il y avait quelques années de cela. Assassiné dans les rues de Londres pour une obscure raison. L'homme responsable avait eu le crâne fracassé par l'Ours avant que lui-même ne succombe d'un coup de couteau en plein cœur. L'autre n'était ni un clochard ni un soiffard. Elle n'avait jamais connu les suites de l'affaire.
Dans tous les cas, Charles avait toujours été jaloux comme un pou à son sujet !
-Bon, de toute façon, ça ne changera pas grand-chose aux affaires de la couronne de France, soupira-t-elle. Je prends le parti de vous faire confiance, madame Red.
-Vous pouvez m'appeler Rosalie.
Non de... C'était le prénom qu'elle avait donné à l'Ours lors de son séjour en Angleterre. De mieux en mieux !
-D'accord, Rosalie, marmonna-t-elle. Je vais faire simple : mon fils vous culbute ou pas ?
La courtisane haussa un sourcil en s'installant dans un fauteuil, prés d'une cheminée allumée.
-Non. Henry est très beau, mais il ne fait pas partie de mes cibles.
La Marquise évita de se montrer flattée. Elle l'était toujours quand on lui disait que l'un de ses enfants était beau. Plus encore quand on lui disait qu'il était intelligent. La beauté, c'était surfait. Et surtout, éphémère.
-Donc, vous le connaissez.
-Qui ne connaitrait pas Henry de la Rose ? Sauf votre respect, il alimente toutes les rumeurs sexuelles de la cour.
Comme son père en son temps.
Un automate en toge vint leur servir un verre d'eau, dans un discret bruit de moteur. Le but du jeu était de rester sobre, pour la courtisane.
-Je ne bois jamais, avoua-t-elle. Je sais me faire passer pour ivre, mais j'évite de l'être.
-La base de l'espionnage. Dites-moi, mon fils a disparu, ainsi que ma fille et mon beau fils. Je connais les probables suspects dans l'affaire de ma petite, mais pas de Henry. Je ne pense pas que leur histoire soit commune, bien que la disparition soit concomitante. Des suggestions ?
Madame Red réfléchit, songeuse.
-Rien qui concerne l'Angleterre. Aux dernières nouvelles, il batifolait avec la belle-fille de monsieur Hennequin.
-Oui, oui, éluda-t-elle avec un haussement d'épaules. J'aimerais surtout savoir s'il avait une mission particulière. Je fais partie des Couturières de la Reine, pas des Espions du Roi. Lecave refuse de me dire quoi que ce soit, il ne me connait pas.
La division des corps d'espionnage n'avait pas toujours été très pratique. Sauf quand les époux royaux voulaient savoir ce que l'autre faisait dans sa vie privée.
-À ma connaissance, il ne faisait rien d'important, ces derniers temps.
-Même pas enquêter sur vous ?
Sa question innocente fit rire la courtisane.
-Ah, ça ! Oui ! Mais voyez-vous, nous sommes devenus de bons amis. Oh, rien de sexuel, rassurez-vous. Mais Henry n'a jamais su que j'étais une espionne.
Vraiment ? Rose en doutait.
-Et pourquoi êtes-vous en France, au juste ?
-De l'espionnage basique. Écouter ce que le roi a à dire sur l'oreiller.
-C'est fou ce que les hommes peuvent raconter dans ces moments-là, rit la Marquise.
-Oui ! Toutefois, le Roi est sage, il parle peu, surtout en ce moment. Il semble contrarié, mais je ne parviens pas à savoir pourquoi.
La vieille femme sourit, les yeux pétillants.
-Cette orgie n'avait pas pour objet de lui délier la langue, par hasard ?
-Si, gloussa-t-elle. Malheureusement, il n'est pas encore arrivé.
Au moins, madame Red avait l'air de bien s'amuser dans sa vie d'espionne. Elles discutèrent encore un long moment sur des choses et d'autres, notamment sur son grand-père, qui à priori avait pleuré à l'annonce de la naissance de chacun des enfants de la Rose. Paradoxale pour une telle bête de muscles, mais les souvenirs de jeunesse différaient d'un cœur brisé. Visiblement, la Marquise était honnie par la grand-mère anglaise, ce qui était tout à fait normal.
La venue du Roi mit un terme à leur charmante discussion. Sortant par la porte arrière, la vieille femme fut escortée jusqu'à son domicile par un majordome, bien vivant celui-là.
Une bonne soirée, mais sans réponse sur son fils.
-Où es-tu, Henry ? murmura-t-elle dans l'obscurité de la nuit.
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