Chapitre 7 : Deux Vieilles et une Poêle
En toquant à la porte des de la Rose, le commissaire de Paris avait la nausée. Il n'avait pas envie d'être là à cette heure matinale, il était fatigué après sa nuit passée sur le canapé suite à une dispute avec sa femme, et il n'avait pas encore bu son café.
Alors, quand on lui annoncé qu'un massacre avait eu lieu chez les de la Rose, il avait senti venir la journée pourrie. Ni une, ni deux, il avait pris son bras droit avec lui et il était allé lui-même sur place, aristocratie oblige. Les de la Rose, ce n'était pas rien.
À l'instant où il était sur le point d'entrer d'office, car tout le monde devait être mort là dedans, la porte s'ouvrit sur un automate flambant neuf. La dernière génération des entreprises de la Rose, avec un visage en cuivre figé, mais des yeux mobiles en porcelaine. À l'arrière du crâne, en revanche, on pouvait toujours distinguer les rouages de la machine, au travers d'une coque en verre afin que la poussière ne vienne pas gripper le tout.
-Bonjour, fit l'automate d'une voix mécanique. Que puis-je pour vous, monsieur le commissaire Delor ?
-Heu...
Cette famille était réputée pour posséder les entreprises d'automates, mais aussi pour ne jamais en avoir voulu chez eux. Aussi le policier eut-il un moment d'arrêt, égal à celui de son bras droit.
-Je viens voir la Marquise. Est-elle disponible ?
-Bien sûr, que je suis disponible ! s'exclama cette dernière.
Ouvrant la porte en grand, l'automate dévoila la vieille dame, qui descendait les escaliers de la maison d'un pas alerte. Des femmes de soixante-quatorze ans comme ça, le commissaire en avait rarement vu. Belle en dépit de l'âge, l'œil acéré et mince de taille, il s'agissait là d'une dame qui avait toujours été maitresse d'elle-même. Elle n'était pas comme toutes les gourdes de la cour, qui pensaient froufrous et dentelles.
-Heu... Tout va bien, madame ?
-Oui. Pourquoi en serait-il autrement ? s'étonna-t-elle. Mais rentrez, messieurs. Je suis surprise de vous voir venir à une heure si matinale.
En vérité, elle s'y attendait grandement. Mais cela, ce brave représentant de la loi ne pouvait pas le savoir. L'automate se décala de côté, avant de filer en cuisine pour préparer une tasse de café fort pour les nouveaux venus.
-J'ai reçu un appel disant qu'un massacre avait eu lieu chez vous, marmonna Delor.
-Un massacre ? fit la Marquise avec des yeux ronds. Mais qu'est-ce donc que ces sornettes ?
Mal à l'aise, le commissaire se dandina d'un pied sur l'autre.
-Pouvons-nous inspecter la maison, madame la Marquise ? Juste pour vérifier que rien ne se soit passé à votre insu.
-Enfin, je ne sucre pas encore les fraises ! Mais bon, allez-y. Aux dernières nouvelles, il n'y a rien chez moi.
En attendant le café, le commissaire et son adjoint firent le tour de la cuisine, où l'automate s'activait avec un autre comparse, puis de la chambre froide, du rez de chaussée impeccable, de l'étage et du grenier. Du salon aveugle aux combles, tout était parfaitement rangé, sans trace de sang ni d'effraction.
-Depuis combien de temps avez-vous ces trois automates chez vous ? s'enquit le commissaire, quand ils furent installés autour d'une table avec leur café.
Bonne hôte, la Marquise avait fait monter un petit déjeuner de luxe pour les deux policiers. Dans sa robe noire de deuil, son teint pâle aurait pu en alarmer plus d'un. Néanmoins, elle lui allait à ravir.
-Vous savez, depuis la mort de Charles, je ne me sens plus en sécurité dans cette grande maison, soupira-t-elle. Sans mon mari, je me sens terriblement vulnérable.
Ceci explique cela, songea Delor. Toutefois, pas une fois il ne pensa que les trois automates, amenés pas Norbert dans la nuit, avaient été nécessaires pour nettoyer toute la maison du sang, de la cendre et des éclats de cervelles étalés de partout. Une grenade n'était jamais bonne pour la décoration d'un foyer. Le plus difficile avait été de dissimuler l'odeur des détergents dans le salon aveugle avant l'arrivée de la police.
-Qui vous a appelé pour vous raconter qu'un massacre avait eu lieu chez moi ?
-Un appel anonyme, madame. J'ai préféré venir en personne...
Elle hocha la tête.
-J'espère que ce n'est pas un psychopathe qui projette de venir m'attaquer, en vérité. Vous savez, avec la disparition de mes enfants, la mort de Charles... Je suis peut-être la suivante sur la liste.
Cela fit sonner une alarme dans l'esprit du commissaire. Effectivement, il avait entendu parlé de la disparition de la descendance des de la Rose. Face à un tel constat, il se fit un devoir, dès son retour au commissariat, d'organiser une surveillance importante de la maison de la Marquise. S'il n'enquêtait pas sur la disparition des enfants, au moins pouvait-il protéger la vieille dame.
Deux heures plus tard, en repérant les premiers policiers en tenue de civils, Rose de la Rose sourit à Norbert, revenu entre-temps.
-Parfait. Tout se passe comme prévu. Nous allons pouvoir faire revenir ma petite fille, Claire et Yvette à la maison. Ceux qui vous ont attaqués ne s'y risqueront plus, avec une telle surveillance. Mais gardez toujours un pistolet à portée de main, compris ?
-Oui, madame. D'ailleurs, je dois vous dire que ce soir, une fête masquée aura lieu chez madame Red.
-Bien. Je rentrerais avant ce soir pour me préparer. Norbert, soyez prudent.
-Toujours, madame.
Partant l'esprit serein, la Marquise décida de prendre le tramway escargot. À cette heure de la matinée, il n'était pas bondé. Tous les étudiants de la capitale étaient déjà sur les bancs, et les travailleurs à leur poste. Cela lui permit rapidement de repérer la vieille dame munie d'une canne blanche, assise dos à la cabine du conducteur. Car oui, même un tramway escargot avait besoin d'un conducteur, au moins pour vérifier que le moteur à vapeur n'explosait pas en cours de route. Cette position plaçait la vieille face à l'enfilade de wagons, et au plus près du moteur. Décidément, elle ne perdait pas ses bonnes vieilles habitudes.
-Toujours peur qu'un véhicule t'explose à la figure, Yvette ? fit la Marquise en s'installant à côté d'elle.
-J'ai eu chaud au cul ce jour-là, marmonna-t-elle. Ça me permet de détecter les bafouillements dans la mécanique et de partir avant. Vous et vos foutues machines expérimentales...
-Ce n'est pas de ma faute si tu essayais, ce jour-là, de me tuer en plein test d'une voiture à moteur à vapeur.
Une rencontre qui n'avait pas manqué de piquant. Mais au lieu de la laisser mourir dans son coin, Rose avait soigné Yvette Turpide, pour découvrir que la sauvage assassine était néanmoins plutôt maltraitée moralement. Son mari la battait, mais étant battue depuis sa tendre enfance, c'était un état dit normal pour elle. Autant dire que le Marquis et la Marquise étaient allés dire deux mots à l'époux en question, qui en plus obligeait sa femme à être une meurtrière pour payer les factures. Femme enceinte, au demeurant.
Bref, Yvette avait toujours eu une passion pour la cuisine, passion mise au service des de la Rose, une fois remise de l'explosion de la voiture et de son... récent veuvage. Elle n'avait jamais avoué avoir tué son mari. D'un autre côté, la Marquise s'en moquait royalement.
-Dis-moi, tes trafiquants de cadavres, là... Ils en font quoi, des corps ?
La Marquise songea au rapport donné par la Reine, que Kaori lui avait fait communiquer par le biais d'un pigeon mécanique au petit matin. Elle en connaissait déjà un rayon sur la question, pour avoir auparavant démantelé ce type d'organisation. Malheureusement, les rats pullulaient et se remplaçaient au fur et à mesure sur l'autel du profit.
-Tu sais ce que c'est... Tout dépend de l'état du corps.
-Mort récente ou mort ancienne ?
-Oui. Dans le premier cas, ils sont éligibles au commerce des organes. Soit pour des transplantations clandestines soit pour des réductions en poudre ou de la consommation lors de rites illégaux. Dans le deuxième cas, ce sont souvent les étudiants en médecine qui se les accaparent. Ne fais pas cette tête. Tu sais comme moi que la loi interdit les séances de dissections sur des corps non légués à la science. Et comme personne n'a envie d'être coupé en rondelles, il n'y a plus rien à disséquer. Du coup que font les étudiants ?
-Ils achètent les corps sur le marché noir ?
-Exactement, soupira la Marquise. C'est une histoire vieille de cent cinquante ans, et l'état ne sait pas quoi faire pour enrayer tout ça. Et voilà que ma fille est prise là-dedans...
Les Écoles de Médecines ne faisaient rien, en plus. En vérité, ils étaient souvent accusés de donner les numéros des fournisseurs de cadavres à leurs étudiants. Autant dire qu'après la Grande Muette, vous aviez les Hypocrites Muets. À croire qu'aucun d'entre eux ne se doutait que certains cadavres très frais venaient tout juste d'être tués. Pour eux.
-Pourquoi ils vont pas à la morgue ? Les médecins légistes connaissent bien l'intérieur des gens, eux.
-Parce que les étudiants ne sont pas acceptés dans les enceintes médico-légales. On parle de cas judiciaires, là. Il faut des personnes compétentes, pas de jeunes boutonneux qui risquent de vomir sur les preuves parce qu'ils n'ont jamais vu la mort de prés.
-Ouais, mais les médecins légistes ils ont fait comment pour devenir compétents, si eux aussi ils avaient pas de corps à ouvrir ?
C'était bien ça le souci. C'était le problème du chat qui se mord la queue. La Marquise réfléchissait surtout, en l'occurrence, à qui dans la société était impliqué là-dedans. Pour lors, elle avait l'intention de se rendre à la plus grande université de médecine de Paris, celle qui chapeautait toutes les autres.
Enfin, ils arrivaient au premier arrêt du tramway escargot. Dieu, que c'était lent ! Ce n'était pas pour rien qu'un de ces machins baveux avait pris forme pour la coque avant ! C'était tellement long qu'un vieux boiteux aveugle unijambiste aurait pu rattraper le dernier wagon à pleine vitesse ! Cela lui pesait sur les nerfs, autant que les individus qui montèrent dans le tramway. Nul ne descendit.
-Yvette, tu sais que les couteaux de cuisine ne sont pas acceptés sur la voie publique ?
-Madame la Marquise, tu me prends pour une vieille cacochyme ?
L'aveugle sortit de son gros sac cabas une bonne vieille poêle en fonte. Elle sentait légèrement le beurre brulé, signe d'un usage récent. Pour l'alimentaire, s'entend.
-Je te rappelle que les poings américains ne siéent pas à une femme de la haute, marmonna la cuisinière.
Décidément, son ouïe était admirable. Avec un sourire, la Marquise passa ses doigts fins dans les anneaux en acier poli. L'escargot reprit son avancée laborieuse dans les rues parisiennes, tandis que les nouveaux arrivés remontaient les wagons d'un pas sur.
-Tous les cadeaux de Charles me vont à merveille, vieille chouette. Il avait même gravé « à mon amour » dessus !
Yvette éclata de rire.
-Y a que vous pour vous offrir des choses pareilles !
-Oui, soupira la Marquise. Il me manque, tu sais ?
-Je sais. S'il avait été là, il te dirait que tu te débrouilles à merveille.
La vieille aristocrate sourit. Le visage ridé, aimable et tendre de son époux s'imposa à son esprit.
-Oui. Tu sais ce qu'il a toujours respecté, chez moi ? ajouta-t-elle en regardant les quatre jeunes gens qui se trouvaient désormais à trois mètres d'elles.
-Ton sale caractère ?
-Non. Ma capacité à frapper fort et vite.
Son exosquelette activé depuis son départ de la maison, la Marquise bondit de côté à l'instant où un couteau se plantait dans le dossier de la banquette. Celui qui visait Yvette rebondit sur sa poêle. À l'instant où des hurlements retentissaient parmi les voyageurs normaux, la vieille de la Rose enfonça son poing américain dans les côtes du premier adversaire à sa portée, si vite et si fort qu'elle sentit les os céder.
Dire que les jeunes freluquets furent surpris de cette riposte était peu dire. Celui aux cotes brisées, qui venaient probablement de s'enfoncer dans son poumon gauche, tomba avec un hoquet douloureux. Yvette, elle, assomma un de sien avec sa poêle, maniée d'une main experte.
Parfait.
Elles étaient déjà deux contre deux.
Mettant un genou à terre pour éviter un coup de couteau porté à son visage, la Marquise glissa sur le parquet du wagon, pour frapper les bijoux de famille de son agresseur. Le poing américain imprima un gros « à mon amour » sur sa verge, ce qui la fit ricaner.
Coupé en deux par la douleur, le jeune lâcha son arme, afin de porter ses mains à ses attributs malmenés. En se redressant, elle lui saisit la tête, tout en remontant son genou. À son âge, cela lui aurait probablement brisé la rotule, à elle. Heureusement, son exosquelette couvrait son articulation. Ses dents explosèrent donc sur le fer de la mécanique, le mettant hors service pour de bon.
De son côté, Yvette avait quelques difficultés avec le quatrième et dernier adversaire. Elle parait les coups de couteau avec sa poêle, mais elle commençait à fatiguer. Forcément, elle n'était plus toute jeune elle non plus.
Portée par l'adrénaline, la Marquise de la Rose se positionna de côté, pour donner une droite à la joue de l'importun agressif. Fin du problème.
Retour du commissaire Delor qui, malheureusement pour lui, se sentait obligé d'intervenir dés que le nom des de la Rose apparaissait dans une histoire. Le tramway escargot immobilisé, les passagers choqués par l'agression pris en charge par des policiers et des psychologues, tout ça ne contribuait pas à la plus grande des discrétions. Surtout avec les journalistes qui s'agglutinèrent avec les badauds en mal de sensations fortes, pour voir les quatre jeunes mis hors d'état de nuire, et les deux petites vieilles prétendument responsables de leur état.
-Mais enfin, commissaire Delor, soupira la Marquise. Comment voulez-vous que mon amie et moi-même soyons responsables de ça ?
Ce faisant, elle désigna les freluquets, dont certains avaient repris connaissance. Ils bégayaient des choses incohérentes, mais aucun, vraiment aucun, n'admettrait avoir été mis à l'amende pour deux septuagénaires.
-Ben... Certains passagers prétendent que...
Rose de la Rose leva les yeux au ciel.
-Monsieur, j'ai soixante-quatorze ans et mon amie est aveugle. Franchement, comment aurions-nous pu avoir la force de... De faire ça ?
Effectivement, ce n'était pas logique. Surtout que la poêle en fonte avait miraculeusement disparu sous les jupons d'Yvette, et que les poings américains étaient retournés dans la poche de l'aristocrate.
-Vous savez, marmonna le commissaire, je m'inquiète pour vous. Cette attaque, l'appel anonyme et... heu... Je suis désolé de vous dire ça, mais il semblerait qu'il y ait eu une agression près de votre caveau familiale, cette nuit.
Un des fossoyeurs avait retrouvé du sang devant les automates qui gardaient les lourdes grilles en fer forgé. Évidemment. Vu le bruit qu'elle avait fait la veille pour se débarrasser des crétins à sa poursuite, elle avait laissé quelques traces, histoire que cela fasse moins suspect.
Feignant une inquiétude sincère, elle demanda des précisions à Delor, qui s'enfonça dans de confuses explications. Finalement, il libéra la Marquise et sa cuisinière, non sans leur demander de faire leur déposition le lendemain matin, quand elles seraient remises de leurs émotions.
Bien sûr, elles le feraient.
Mais pour lors, elles devaient toujours se rendre à l'académie de médecine. Elles furent contentes quand elles y arrivèrent après une heure de marche. Car, il ne fallait pas se leurrer, le combat les avait tout de même endoloris, à leur âge.
Celui qui fut moins content de les voir arriver, ce fut le doyen de l'académie.
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