Chapitre 5 : La Vieille Aveugle


Le premier individu masqué et armé d'un couteau à passer le portail du tombeau fut propulsé en arrière, les entrailles déchiquetées par le tir du fusil à pompe. La détonation retentit dans tout le cimetière, la Marquise n'en doutait pas.

Néanmoins, elle ne doutait pas non plus que l'endroit soit verrouillé. Comment ces rustres avaient pu rentrer en dépit de la présence de la Reine, c'était une bonne question.

En attendant, elle tira une balle incendiaire de sa poche, pour l'installer dans son arme. Bon, étant donné l'histoire du serpent et la nouvelle d'un lien avec des trafiquants de cadavres dans son histoire, elle doutait que Marguerite soit la cible. À vrai dire, personne ne devait même savoir qu'elle se trouvait ici. Et leur entrevue avait été si brève qu'ils ne l'avaient peut-être pas vue.

Elle fit claquer son fusil à pompe en le refermant, avant de donner un coup de poings sur sa hanche gauche. Aussitôt, elle sentit quelque chose vibrer sous ses jupons, avant qu'une chaleur ne coure le long de ses jambes. Le léger bruit ainsi produit était largement dissimulé par les hurlements de douleurs de l'inconnu.

Bien. Elle était prête.

La tête haute, son petit chapeau bien piqué sur ses cheveux dressés en un chignon strict, elle passa la porte en fer forgé. L'homme trapu qui jaillit de côté pour la poignarder l'aurait probablement prise de vitesse, si l'un des deux automates, gardien du tombeau des de la Rose, n'avait pas saisi sa main armée. Immobilisé, l'individu écarquilla les yeux en direction du vieux tas de rouage, dont la face sommaire ne disait rien.

-Amateur, ricana la Marquise.

Sur quoi elle lui arracha son couteau des mains, pour le lui planter dans la trachée. Règle numéro un : ne jamais gaspiller ses munitions. Règle numéro deux : toujours être prête à tirer.

Celui qui sauta du haut du tombeau pour lui trancher la gorge en fut pour ses frais. Non seulement elle lui fit exploser les bijoux de famille, mais en plus cela le fit dévier, de telle sorte qu'il finit embroché sur les pointes ornementales du portail en fer forgé.

L'immonde gargouillis sanglant qui suivit fit froncer le nez à la Marquise.

-Enterrez-les sous le tombeau avec les autres, ordonna-t-elle aux automates. Faites la même chose avec les suivants, puis nettoyez tout ce sang.

Elle tira une nouvelle munition de sa poche, l'oreille tendue.

Si elle voulait sortir vivante de ce cimetière, elle allait devoir courir. Heureusement, elle en avait sous les jupons.

*

Yvette Turpide, aveugle de son état, était la cuisinière des de la Rose depuis moult années. Sa fille qu'elle avait eue bien tard, Claire, travaillait également pour cette famille un peu siphonnée, mais pas méchante. Enfin, surtout quand on se trouvait du bon côté du fusil à pompe.

Quoi qu'il en soit, Yvette Turpide n'était pas du genre à s'en laisser compter, surtout après toutes ces années au contact d'une femme telle que la Marquise. Elle en avait vu des vertes et des pas mûres, des petits, des grands, des lourds, des minces, des... Oula, elle se perdait dans ses pensées.

Pourquoi elle pensait ça, d'abord ?

Ah oui.

-Madame Yvette, pourquoi vous louchez, comme ça ? demanda la petite Béatrice, sept ans.

Évidemment, la petite fille des Marquis ne pouvait pas être commune. Enlevée une semaine, témoin d'horreurs ? Bah. Ce n'était qu'un amusement, pour elle. Tout sourire, la petite rodait autour de la cuisinière depuis qu'elle avait commencé la popote du soir.

-Je louche, moi ? grinça la vieille.

-Oui.

-Je suis aveugle, je peux pas savoir.

-Vraiment ? C'est de naissance ?

-Ouais.

-Maman elle dit que quand on perd l'usage d'un sens, les autres deviennent plus développés. C'est vrai ?

-Je sais pas, c'est de naissance je te dis. Mais y parait que j'ai une bonne oreille.

-Ah oui ? chuchota Béatrice. Ça veut dire que tu peux entendre tous les secrets du monde ?

-Nan. Mais j'ai un bon odorat aussi, maugréa la vieille en saisissant un de ses couteaux de cuisine effilés comme un rasoir. Ma petite cri pas, s'il te plait, tu vas me briser les tympans.

Elle avait une bonne oreille, c'était certain, et l'individu qui s'était glissé dans la maison puait le savon à la lavande. Une cible ambulante, qui se prit le couteau en plein ventre. Ça ne le tuerait pas sur le coup, mais Yvette Turpide prit la responsabilité de l'assommer avec une casserole pour faire taire ses hurlements.

Bon. Prenant la petite par la main, elle entendit sa respiration saccadée, mais pas de cri. Parfait.

Partant d'une démarche chaloupée, la vieille aveugle atteignit les escaliers à une vitesse surprenante. À cet instant, Norbert le commis se profila en haut, tandis que par la porte de la cuisine, trois scélérats supplémentaires entraient. Trois souffles contenus pour plus de discrétion. L'odeur de l'acier, pas celle de la poudre. On avait pour ordre de les tuer le plus discrètement possible.

D'ailleurs, à l'atroce odeur de sang qui se répandit à leur monter en catastrophe des escaliers, ils venaient d'égorger leur copain blessé. Pour pas qu'il parle.

C'était du sérieux.

-Norbert, prévient Claire, je te pris, déclara Yvette de son ton le plus calme en courant dans les dernières marches.

Le commis siffla, si fort que les tympans de la vieille aveugle auraient pu vriller. Puis il claqua la porte des escaliers derrière elle et la petite, avant de se saisir de la barre de barricade. Cela ralentirait les intrus.

-Deux, un dans les marches menant aux chambres, un à la porte d'entrée, souffla Yvette.

La seconde suivante, Norbert fit feu. Au même instant, des coups retentirent contre la porte barricadée, suivi de jurons. Celui de l'entrée tomba avec un grognement. L'autre grimpa dans les chambres pour se mettre à l'abri.

-Changement de plan, dans le salon privé.

Ledit salon ne comportait ni porte ni fenêtres. Norbert siffla deux fois. Ils se précipitèrent dans la pièce, où Claire le précéda de justesse. Ils barricadèrent le battant, le souffle court. La petite-fille de la Marquise tremblait contre la vieille cuisinière.

-Ils ont coupé la ligne, déclara sa fille, le combiné du téléphone à l'oreille.

-Celle de la ligne cryptée aussi, ajouta Norbert.

-Et le télégramme ?

-Pareille.

Foutre dieu !

Ils avaient affaire à des durs à cuir !

-On fait quoi, maman ? s'inquiéta Claire.

Dehors, au-dessus de leur tête, ils pouvaient entendre les intrus qui les cherchaient. À n'en pas douter, ils n'étaient pas ici pour un banal vol. Ils étaient là pour tuer.

-On s'arme. Et on attend.

Sous le tapis se trouvait tout un arsenal, planqué là par les de la Rose. C'était un peu obsolète, un peu vieux, mais toujours utilisable. Et surtout, c'était de la génération d'Yvette Turpide. Même sans rien voir, elle pouvait armer le tout avec une efficacité surprenante.

-Toutes les mamies dans mon entourage sont courageuses, remarqua la petite Béatrice.

Installée sur le canapé Louis XVI, elle devait la regarder d'un air interloqué.

-Je suis pas une mamie, râla la vieille aveugle.

-Ah bon ?

-Oui, confirma Claire. Maman m'a eu tard, un peu comme ta mère. Et je n'ai pas encore d'enfants.

-Ah. Même pas avec Norbert ?

Ledit Norbert aurait bien voulu disparaitre sous une latte du plancher. À la place, il avisa la porte barricadée. Les intrus venaient de découvrir la seule porte close de la maison. Il n'y avait pas de pièce secrète chez les de la Rose. Tout ce qui devait être planqué l'était dans les murs, le sol et le plafond.

-Ils vont chercher une hache, souffla Yvette, l'oreille tendue.

Au moins, ils n'avaient pas de quoi faire sauter la porte.

-On sort ? s'enquit le commis de cuisine, prêt à rentrer dans le tas.

-Bien sûr que non, le gronda Claire. On a la petite avec nous. Elle ne doit surtout pas être blessée.

La cuisinière était fière de sa fille. Faire passer les intérêts de Béatrice avant les siens. Elle l'avait bien élevée, cette môme !

-On doit attendre, grommela la vieille aveugle.

-Un miracle ?

-Nan, la patronne.

En espérant qu'elle ne se fasse pas canarder dés son arrivée chez elle. Parce que c'était bien beau de jouer les casse-cous, mais elle était plus de première jeunesse non plus, la Marquise. Au premier coup de hache dans la porte, tout le monde se raidit. Deux. Trois. Quatre. Le battant était épais, mais pas assez pour empêcher des forcenés d'entrer. Merde ! Ça allait tourner au jeu de massacre devant la petite !

-Norbert, dès qu'y a un trou, tire au travers, fit Yvette d'une voix calme. Avec un peu de chance, ça touchera quelqu'un.

-J'ai peur, avoua Béatrice d'une petite voix à Claire.

-Moi aussi, ma puce. Mais voilà une chose que ta grand-mère me dit souvent dans ce genre de cas : la peur est une arme. Utilise-la.

Une minute plus tard, Norbert fit feu. Des jurons, mais pas de douleur. Ils avaient vu le coup venir. Foutredieu ! À ce rythme, ils allaient vraiment... Yvette entendit soudain un bruit caractéristique d'un objet métallique rebondissant sur le sol. Oh bon sang !

-À terre !

Tous sautèrent derrière un meuble, même Béatrice. Juste à temps.

La grenade explosa dans le couloir, faisant sauter la porte du salon en mille morceaux. Un corps s'écroula au milieu du tapis, tandis qu'une forte odeur de sang et de brulé emplissait les narines de Yvette. Une épaisse fumée envahit la petite pièce soufflée par la déflagration. Une fumée d'où jaillit la Marquise, en corsage et culotte bouffante de sous-jupon, couverte de sang, son fusil à pompe sur l'épaule. Elle s'arrêta au niveau de l'inconnu sur le sol, qui respirait encore. Lui faisant sauter la cervelle, elle régla le problème.

-On change de crémerie les enfants, et au trot.

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