Chapitre 4 : La Reine Marguerite
Béatrice, petit bout de choux de sept années, regardait sa grand-mère avec de grands yeux gris innocents. Les hommes gémissants de douleur autour d'eux, la bonne sœur attachée à une espèce de goujat qui vociférait des insultes ? Elle n'en avait rien à faire. Et c'était ce trait de caractère qui faisait son entente avec la Marquise.
Elle était pareille à son âge.
-Mamie, comment tu as fait pour me trouver dans ce couvent ? Tu détestes les églises !
Et l'Église. Mais ça, elle ne le dirait pas à la petite tête délurée.
-Tu connais la Tulipe ?
-Le monsieur des services secrets ? Oui, papa n'arrête pas de me dire qu'il est plutôt gentil pour un... Un... comment il dit, déjà ? Un bsedé quelque chose.
Oups. Monsieur la Tulipe devrait faire attention, tout de même.
-Non, c'est quelqu'un de très bien, ma chérie. D'ailleurs, c'est lui que nous attendons.
Derrière elles, les lamentations continuaient de plus belle. La petite considéra tous ces gens blessés, le sang sur le sol. Puis elle avisa sa grand-mère, assise le dos bien droit, avec toute sa grâce habituelle.
-C'est toi qui as fait ça, mamie ?
-Qu'est-ce que te fais dire ça ?
-Papi dit toujours que si papa trompe maman, tu l'enterreras dans le jardin. C'est quoi tromper ?
Papi disait de sacrées âneries ! Soudain, elle se souvint que la petite, otage depuis plus d'une semaine, ne savait probablement rien de la mort de Charles. Ce n'était pour autant pas le moment d'en deviser. Du sang, des blessés hurlants et quelques jours de captivités étaient bien suffisants pour lors.
En attendant la Tulipe, elle en profita pour cuisiner sa petite fille. De toute façon, il n'y avait rien d'autre à faire. Après avoir sommé à tout le monde de se taire, sous peine de violentes représailles, elle put écouter parfaitement le petit ange perché sur ses genoux.
Béatrice ne savait pas grand-chose, car elle avait dormi d'un seul coup. Du somnifère lui avait probablement été administré, de ce maudit Bleu du Ciel. Donc, son fils et sa fille avaient dû subir la même chose. Endormis sans rien pouvoir faire.
-Bonsoir, Marquise, fit monsieur la Tulipe en entrant dans l'annexe. Votre petite fille se porte bien ?
-Oui ! s'exclama la fillette. Mamie, elle a mis une raclée aux méchants !
Ce qui était tout à fait vrai, au grand désarroi de l'équipe de petites jeunes venue en renforts. Elles n'en revenaient pas qu'une vieille dame soit responsable du carnage. Néanmoins face au sérieux de la Tulipe devant ces allégations, personne n'osa le contredire.
Dans tous les cas, les impudents qui avaient osé prendre sa petite fille en otage furent emballés et mis au secret. Tout sourire, le chef de l'équipée tapota le sol de sa canne de cuivre. Avec son haut-de-forme et son habit noir de dandy, il ne paraissait pas le moins du monde sur le point de torturer plusieurs personnes.
-Mesdames, puis-je vous raccompagner ? Il me semble que, dans ce coin reculé, les taxis fourmis se font rares.
Effectivement, ils l'étaient.
Une fois dans la sécurité de son domicile, la Marquise demanda si on avait du nouveau sur l'affaire du serpent. Visiblement, Norbert était en train de suivre une piste. Bien. Le commis de cuisine était toujours d'une efficacité exemplaire. Se chargeant de coucher sa petite fille, madame de la Rose laissa son intendante flirter avec la Tulipe. Néanmoins, pour l'heure, il avait des devoirs plus urgents, bien que ses yeux aient tendance à friser vers la robe de chambre très sage de Claire.
Béatrice en train de ronfler, la Marquise resta assise à son chevet, plongée dans le noir, l'oreille aux aguets.
Bon pour elle, c'était un retour à la case départ.
Quoique non, pas tout à fait. En plus des artichauts de la Tulipe, elle avait toujours une dinde à cuisiner.
*
-Madame la Marquise de la Rose ! s'exclama Éléonore, une vieille chose engoncée dans un corset visiblement trop petit pour elle. Cela faisait si longtemps !
Un instant plongée dans la contemplation d'un décolleté flétri, mais abondant, la vieille dame se reprit. Commère parmi les commères, Éléonore de la Ripaille était sa plus fidèle informatrice, à son corps défendant. Si elle ne connaissait rien de ses fonctions, elle savait tout de la cour.
Surtout les histoires de cuisses.
À la cour, tout était faste, abondance, cuivres, automates et rumeurs. Il y avait ici au moins une personne de chaque famille noble de France, quelle que soit la fortune des héritiers. Cette technique ancestrale consistait plus ou moins à retenir en otage les descendants des opposants politiques du roi, non sans lui donner la possibilité d'en culbuter certains. Avec leur consentement, bien évidemment.
Roi ou pas roi, les bourses, ça se coupait facilement.
Et des successeurs, il y en avait à la pelle.
Une chose était certaine, les souverains de France semaient des bâtards comme de la mauvaise herbe, même s'ils avaient du mal à satisfaire la couche de leur belle épouse. Le gout de l'interdit, probablement... Car la Reine Marguerite était d'une exquise beauté.
Madame de la Ripaille le jurait, elle était délicate comme une rose, mais bête comme ses pieds ! Cela se voyait qu'elle n'avait jamais discuté avec sa souveraine. Si son mari le roi la fuyait, c'était probablement parce qu'elle était bien plus intelligente que lui. La Marquise avait tout de suite était séduite par la nouvelle Reine de France, la fille de la Reine de Belgique. Malheureusement, les gens traduisaient son accent par un esprit simplet. Ce qu'elle n'avait assurément pas, au contraire de la commère.
-Je viens noyer mon chagrin dans les frivolités de la cour, soupira la Marquise en s'enfonçant dans les coussins moelleux du boudoir d'Éléonore. Racontez-moi, madame, quelles sont les dernières nouvelles ? N'y a-t-il rien d'amusant pour éclaircir mon esprit bien sombre ?
Aussitôt, les yeux de la soixantenaire s'illuminèrent. Elle n'attendait que ça pour livrer tous les derniers faux secrets en date. Son époux l'avait laissé à la cour pour ne pas avoir à y laisser ses enfants. Lui ? Il restait bien tranquille chez lui, dans le sud-ouest ! Il n'était pas fou !
-Connaissez-vous la dernière ? La courtisane favorite du roi aurait... Vous savez... Fricoté ailleurs !
La Marquise écarquilla les yeux, comme il se devait. Les coussins, se dit-elle, étaient sacrément confortables pour son corps douloureux. Ça lui apprendrait à se battre, à son âge !
-Fricoté ? Mais... enfin... Elle est avec le roi ! Elle ne peut rêver mieux cette... Cette... Comment s'appelle-t-elle, au fait ?
-Madame Red ! La courtisane venue d'Angleterre !
Aussitôt, les poils de bras de la Marquise se hérissèrent. Non pas qu'elle déteste les Anglais, loin de là. Dans sa prime jeunesse, elle en avait côtoyé des tout à fait charmants. Très charmants, même, avec leur délicieux accent d'outre-Manche. Néanmoins, les relations entre les Royaume-Uni et la France n'avaient jamais été vraiment au beau fixe.
-Comme quoi, le flegme anglais ne s'applique pas à toutes les situations, susurra-t-elle.
Sur quoi s'enchainèrent des commérages tout à fait outrageux sur l'identité du fauteur de trouble, qui aurait pu être monsieur Ferdinand Lacave en personne ! Le nom de son fils ne fut pas mentionné, ce qui la rassura quelque peu. Il avait toujours aimé les cuisses légères.
Tout en buvant un verre de vin, les deux vieilles femmes devisèrent un bon moment, jusqu'à ce qu'une automate dernière génération, avec son visage de porcelaine peinte, entre dans la pièce . Dénuée de parole, elle tendit un mot.
-C'est pour vous, déclara madame de la Ripaille en lisant le nom sur la lettre.
-Pour moi ? Comment est-ce possible ? Je n'ai pas croisé de visage connu, en venant ici, s'étonna faussement la Marquise. Vous permettez ?
-Bien sûr, bien sûr...
Ah, monsieur la Tulipe la faisait surveiller. « Brouillades à l'aube de la patate ». Mmh... Elle plaignait les individus capturés à l'église. Ce brave homme avait toujours eu une tendance psychopathe, même dans sa prime jeunesse. À treize ans, il était le plus jeune maitre en torture du Secret. Maintenant, il avait largement eu le temps de peaufiner son art. Au plus ça allait, au plus les gens parlaient vite.
Bref.
Une brouillade à l'aube de la patate ne voulait rien dire, mais c'était on ne peut plus clair.
-Pardonnez-moi, Éléonore. Vous pouvez continuer.
Ce qu'elle fit, des heures durant. Passée maitresse dans l'art d'écouter tout en réfléchissant à toute autre chose, la Marquise se demandait comment une vieille dame dans son genre pouvait provoquer une rencontre avec une courtisane anglaise.
Cela arriverait bien après son rendez-vous avec la Tulipe à la Pataterie Royale pour l'heure du déjeuner. Recommandée par le souverain en personne, la Pataterie prenait exemple sur les restaurants japonais avec les tapis roulants, sur lesquels de la nourriture défilait au ralenti. C'était ici la même chose, mais avec des patates.
Tout convertir à la française n'était pas forcément une bonne idée, mais la Pataterie Royale restait délicieuse. Cela lui donnait néanmoins envie de manger un bon repas confectionné par sa vieille amie Kaori.
Bref, un repoussant gnome mécanique, symbolisant les souterrains d'où sortaient les
patates, tirait un petit train en bronze. Sur ses plateaux, des pommes de terre fumantes accommodées de toutes les façons possibles. Un brouhaha terrible régnait en ce lieu bondé, en faisant un lieu de rencontre idéal avec la Tulipe.
Croisant la classe sociale la plus basse, la Marquise ne fit pas de chichi, étant donné qu'elle était souvent allée plus bas que ça pour parvenir à ses fins. Quoi qu'il en soit, elle s'installa à côté du quarantenaire souriant.
-Décidément, je vous vois souvent, en ce moment. Ça me rappelle le bon vieux temps.
-Celui où je vous bottais le derrière parce que vous aviez arraché les ongles à la mauvaise personne, la Tulipe ?
Il rit de bon cœur, même si cette histoire était bien vraie.
-Dites-moi, il parait qu'un serpent est venu se faufiler chez vous ?
Nullement surprise qu'il soit au courant, la Marquise haussa les épaules.
-Mon homme de cuisine s'en occupe.
-Si votre homme de cuisine est le locataire de la dernière demeure de votre mari, alors vous aurez toutes les réponses à vos questions, rit la Tulipe. Oh, une patate au saumon ! Excusez-moi.
La fin d'après-midi était bien sonnée lorsque la Marquise se retrouva devant le tombeau familial des de la Rose. Un ange avec une faux taillé dans du granit noir surplombait un bâtiment tout aussi noir, de style gothique. Des lampes à pétrole avec des cloches en verre vertes éclairaient le portail en fer forgé, devant lequel trônait deux automates en livrée des de la Rose. Il s'agissait là des premiers modèles constitués par les entreprises familiales, il y avait quarante années de cela. La fierté de Charles et elle.
En la reconnaissant, les automates s'enclenchèrent dans un délicat nuage de vapeur, pour ouvrir les lourdes portes. Une semaine plus tôt, il y avait foule à son enterrement, songea la Marquise. Maintenant, il y avait le début de brume parisienne qui s'étendait entre les tombes du cimetière, pour donner une allure glauque au tombeau. À l'intérieur, les urnes funéraires familiales s'alignaient le long des murs. S'il y en avait beaucoup, toutes les loges n'étaient pas encore occupées, fort heureusement.
S'arrêtant devant celle au nom de Charles, la Marquise soupira.
Cette semaine d'occupation lui avait évité de trop penser à la mort de son époux. Charles lui manquait. Il aurait pu l'épauler dans sa recherche des enfants... Néanmoins, fort heureusement, elle n'avait pas besoin de lui pour mettre la main dessus. Son indépendance et sa force de caractère avaient toujours plu à son époux. Elle n'allait pas s'avachir maintenant en raison des aléas de la vie.
-Madame la Marquise de la Rose.
Une silhouette apparue de derrière une statue du premier de la Rose. Mince, enveloppée dans un manteau de velours bleu nuit, la reine Marguerite fit un doux sourire à la vieille dame.
-Ma Reine, fit cette dernière en courbant l'échine. Je suis surprise que vous ayez mandé la Tulipe pour un rendez-vous.
-Le bruit court que vous êtes en train de retourner tout Paris pour retrouver vos enfants, fit Marguerite, en glissant une mèche de cheveu châtain derrière son oreille. Et qu'une partie de Paris vous en veut.
Elle hocha la tête.
-Les trois quarts des vieux Parisiens veulent ma peau, confirma-t-elle. Mais ce n'est pas ici le souci. Ma fille et mon fils ont disparu.
-C'est ce qui me semblait. Pour ce qui est de votre ainé, je ne peux pas vous aider, avoua-t-elle en secouant la tête. Comme vous le savez, il fait partie des services secrets de Sa Majesté le Roi. En revanche, je puis éclairer votre lanterne pour ce qui est de Louise du Champfleury.
S'asseyant sur un des bancs de marbre, la Marquise invita la Reine à en faire de même. Le protocole aurait voulu qu'elle fasse l'inverse, mais les deux femmes se connaissaient assez pour ne pas faire cas de ce genre de choses.
-Vous pensez que cela a un rapport avec une de ses missions ?
-Dernièrement, elle était sur le dossier de trafiquants de cadavres. Je pense qu'en la capturant, ils se sont rendu compte qu'elle était votre fille. S'il y a bien des personnes qui doivent savoir qui vous êtes, et ce que ça implique de s'en prendre à votre descendance, c'est bien cette engeance.
Des trafiquants de cadavre ? Mmmh...
-Voici toutes les informations, ajouta la Reine en lui confiant un petit cylindre.
La vieille dame s'en saisit, pour l'examiner à la lumière glauque des lampes à pétrole. Il lui faudrait une sacrée loupe pour pouvoir déchiffrer tout ça. Se relevant déjà, la souveraine hésita, avant de se tourner vers elle.
-Vous savez, Rose, vous n'êtes pas obligée de faire ça. Monsieur la Tulipe pourrait très bien régler le problème seul. Vous n'êtes plus en service depuis cinq ans déjà.
-Je vous remercie, ma Reine. Mais je suis loin d'être obsolète en la matière.
Elle lui fit un grand sourire.
-Vous devriez tirer la troisième urne sur votre gauche, Marguerite, et vous cacher jusqu'à ce que la Tulipe arrive.
-P... Pardon ?
La Marquise glissa le cylindre dans son sage corsage.
-Maintenant.
Son ton était doux, mais sans réplique. La Reine n'hésita pas un instant à suivre ses instructions, pour s'engouffrer dans l'alcôve ainsi révélée. Le mur coulissa de nouveau, dissimulant la reine. La dernière chose que vit cette dernière, c'était la Marquise sortant de sous ses jupons un fusil à pompe.
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