Chapitre 2 : Monsieur le Ministre

Dans le Paris Monarchique, la technologie côtoyait étroitement le traditionnel.

Si les domestiques humains étaient toujours fortement appréciés, les automates de nouvelles générations déambulaient dans les rues aux côtés de leurs propriétaires, de leur démarche saccadée. Grâce à cela, les domestiques ne croulaient plus sous le poids des courses, les calèches étaient tirées par des animaux mécaniques et les transports en commun avaient fière allure. Plutôt inspirés de la nature, ces derniers pouvaient prendre la forme d'une sorte de petit train tiré par un escargot géant à vapeur, par exemple. Ce transport-ci était d'ailleurs très utilisé en fin de journée. Sa faible vitesse de pointe permettait aux travailleurs de monter en marche, afin de se reposer les pieds en attendant leur arrêt.

La Marquise de la Rose, elle, préférait marcher.

Sous le soleil gris parisien, voilé par le fin nuage gris qui caractérisait leur époque de machines à vapeur, elle dirait toujours que c'était pour entretenir sa force, qu'elle avait exceptionnelle pour ses soixante-quatorze années. Les plus mauvaises langues diront que c'était parce qu'à son âge, même le train d'escargot était trop rapide pour elle.

C'était à se prendre un coup de canne dans la figure.

Droite et fière, elle arriva un quart d'heure plus tard au palais des tuileries. Bien surveillé en dépit de ses jardins publics, le bâtiment abritait les locaux de travail de la couronne. Il y avait les ministères principaux : l'intérieur, l'armée, les finances, et les relations étrangères. Les autres se trouvaient disséminés ailleurs, en des lieux tout aussi luxueux.

Bref, la vieille dame tomba sur un godelureau à l'entrée, qui de prime abord refusa de la laisser entrer. Son regard glacial et les gesticulations terrorisées du garde plus âgé, posté derrière elle, fit comprendre son erreur au jeune présomptueux.

Tiens, en parlant de jeune présomptueux, elle en trouva un autre sur le siège du ministre de l'Intérieur.

Ferdinand Lacave, arriviste parmi tant d'autres, lui souriait d'un air obséquieux. Le crane dégarnis, trop incompétent pour sa fonction, il lui servit du « Madame la Marquise », en plus de lui offrir un whisky.

-Que puis-je pour vous, madame la Marquise ? s'enquit-il en se glissant derrière son bureau. Vos genoux ne vous font pas trop mal, malgré tous les étages que vous avez montés ? Nous sommes au troisième, vous savez, l'ascenseur est...

-Je vous remercie, monsieur Lecave...

-Lacave.

-Oh, désolée, mes oreilles me jouent parfois des tours, fit-elle avec un sourire charmant. Je disais donc : merci, mes genoux se portent bien. Dites-moi, plutôt... Vous n'avez rien à me dire au sujet de la disparition de mon fils ?

Pour ce qui était de sa fille, elle n'en doutait pas, cette espèce de misogyne en couche-culotte ne connaissait même pas son existence.

Ferdinand haussa un sourcil, non sans baisser les yeux sur un papier posé devant lui. Ah ? Il ne prit même pas la peine de le dissimuler, comptant sur une vue supposée déficiente chez la bonne vieille dame.

-Non, aucune. Pourquoi, il lui est arrivé quelque chose ?

-Sur quoi travaillait-il, récemment ?

Un sourire poli.

-Madame la Marquise, sauf votre respect...

Sur quoi elle eut droit à l'attendu laïus sur son statut de femme, son absence d'implication dans les affaires d'État et l'impossibilité de s'impliquer, en dépit de la mort de son très respecté époux. Elle acquiesça à tout avec un air de petite vieille de bon aloi. Puis, une fois sur le point de se lever pour partir, elle s'attrapa la poitrine, les yeux écarquillés.

La simulation d'une crise cardiaque n'était pas une première pour elle, aussi réussit-elle avec brio à s'écrouler sur sa chaise, tout en moussant de façon dégradante. Monsieur le Ministre, affolé, parti en courant demander de l'aide.

Une heure plus tard, madame la Marquise avait pour ordre de se reposer, et de faire son deuil en paix. Déposée à son domicile par un garde royal, elle accepta la tasse de thé proposée par la petite Clara, son intendante, tout en étudiant le papier volé chez Lecave.

-Madame, vous avez reçu une réponse de la part de la Bastide.

-Ah, et que dit-il ?

La jeune femme sourit. La vieille dame lui avait appris à lire, étant donné que sa mère, cuisinière aveugle bourrée de talents, n'avait pas pu le faire. Quant à son père, ce poivrot agressif n'était plus de ce monde depuis bien longtemps. Bref, tout cela pour dire qu'elle avait lu le billet de la Bastide.

-Vous êtes attendue à dix-huit heures à la Cochonne en Jarretelle.

-Mmh, un bon jarret de porc à la bière ne me fera pas de mal. Clara, m'accompagneras-tu pour l'occasion ?

Son intendante rougit.

-Je ne sais pas si...

-Tu as congé jusqu'à dix-sept heures pour t'apprêter. Je compte sur toi, ma petite.

Seule, elle considéra le rapport volé. Son fils l'avait envoyé, visiblement. Non pas à son écriture, étant donné que cela avait été tapé à la machine, mais aussi bien à sa signature en bas de page qu'au fait que toutes les lignes étaient en biais. Son rejeton n'avait jamais réussi à taper droit, même sur une Remington. À ce stade, c'était un talent.

Si elle ne se trompait pas, c'était codé.

Cela parlait de poissons avariés, de chiens disparus et de pollution de l'air. Quel rapport avec la sécurité intérieure, hein ? Une seule chose retint réellement son attention : Le Canard est chez la Dinde. Les deux noms d'oiseaux ayant des majuscules, elle en déduisit qu'il s'agissait là de personnes. Malheureusement, des dindes humaines, il y en avait des tas en France, et des canards... Qu'entendait-il par canard ? Avec une majuscule ?

Sur ces bonnes notes, la Marquise décida de piquer un somme. En temps de troubles, il fallait savoir se reposer quand on le pouvait. Néanmoins, à la vue du lit conjugal vide, elle fronça le nez. Elle ne pourrait jamais plus s'installer dans cette chambre, sans la chaleur de Charles pour la réchauffer.

Elle s'endormait sur le canapé du salon privé, enfoncée dans ses jupons sans la moindre grâce, lorsque Clara poussa un hurlement. Relevée d'un bond, madame la Marquise s'assura rapidement que son dentier était toujours en place avant de rejoindre la jeune femme. N'ayant pas beaucoup de domestiques dans sa maison de ville, elle put découvrir sur le palier du premier étage son intendante, et Norbert, le commis de cuisine. La cuisinière, aveugle de son état, n'était pas là.

-Madame ! s'écria Clara. Comme je suis heureuse de vous voir ici !

-Que se passe-t-il, ma petite ?

-Un serpent ! intervint Norbert. Et venimeux, avec ça. Dans votre chambre !

Haussant gracieusement un sourcil en dépit de sa coiffure un peu en biais, la Marquise avisa la porte close. L'intendante avait toujours la main crispée sur la poignée.

-J'étais venue vous réveiller afin de vous apprêter pour le rendez-vous. Mais...

-Tu as bien fait. Maintenant, excusez-moi, jeunes gens.

Entrant d'autorité dans la chambre bien éclairée, il ne fallut pas longtemps à la septuagénaire pour repérer le reptile. Il siffla, se tassa comme pour attaquer. Une balle dans sa petite tête venimeuse régla le problème.

-Voici un problème de résolu, déclara la Marquise en soufflant sur le canon encore chaud de son pistolet. Norbert, donnez-moi une autre arme, voulez-vous ?

Se saisissant du sien, trop chaud pour retourner dans les diverses poches de sa jupe, le commis de cuisine partit en courant vers l'armurerie. Ce grand gaillard avait la vivacité d'esprit nécessaire pour obéir sans rechigner.

-Joli tir, madame.

-Ce n'est rien. Je me demande, en revanche, qui peut bien vouloir m'assassiner. Personne n'est entré, n'est-ce pas ?

-Non. Mais la fenêtre a pu être fracturée.

Effectivement, elle l'était. Chargé de faire le tour du quartier pour chercher des témoins potentiels, Norbert lui laissa son pistolet numéro trente-sept, celui avec la crosse gravée au nom de Charles, avant de partir.

Crois-moi, Charles, songea-t-elle en caressant les lettres soulignées d'or. Malgré toutes ces bêtises, je retrouverais notre progéniture.

À soixante-quatorze ans, on pouvait envisager de laisser la police régler tout cela. Ils s'en occuperaient volontiers. Mais quand on était la Marquise de la Rose, on prenait le numéro trente-sept, son intendante, et on allait manger un jarret de porc à la bière à la Cochonne en Jaretelle.

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