Chapitre 1 : Le Bleu du Ciel
Assise au milieu des froufrous de sa robe, Madame de Hennequin considérait la vieille dame éplorée devant elle.
La dame en question, tout en tamponnant délicatement le coin de ses yeux à l'aide d'un mouchoir brodé aux initiales de la maison de la Rose, l'observait. Belle, élégante, d'une trentaine d'années, Madame de Hennequin avait déjà accouché de trois beaux enfants, dont deux garçons, pour le plus grand bonheur de son époux.
Néanmoins, par le bonheur des nounous, elle avait le teint frais, un beau maquillage et une absence totale de cernes, en opposition totale avec la Marquise de la Rose, dont le deuil marquait le visage.
-Toutes mes condoléances, madame la Marquise, fit-elle au moment où un automate posait un plateau de thé sur la table entre elles.
L'automate n'était pas de la dernière génération, néanmoins, ses plaques de cuivre usées dissimulaient à merveille les rouages mouvant son corps. Une légère fumée sortait par un tuyau affleurant à sa nuque. La vapeur produite par le monteur s'élevait vers le plafond, évitant de bruler les personnes alentour.
-Je vous remercie, fit-elle d'un ton chagrin.
-Je... Puis-je vous poser une question, madame la Marquise ?
-Oui, bien sûr...
-Pourquoi être venue me voir ? Pardonnez-moi, mais je ne vous connais pas, je...
Retenant un sourire un tantinet fourbe, la vieille dame pencha un peu la tête de côté. Pourquoi était-elle là ? Ah, mais... Elle avait une très bonne raison.
-Pardonnez-moi, mais je cherche mon fils.
Madame de Hennequin se dandina sur ce qui était, fort probablement, un magnifique postérieur.
-Henry de la Rose ? Mais, je ne le connais pas...
-Vraiment ? s'étonna la Marquise. Mais... Il y a une semaine, encore, il me disait que vous étiez sa maitresse.
Feignant la plus totale incompréhension, la Marquise ignora ostensiblement le regard paniqué de la femme. Ses beaux yeux verts voltigèrent vers la porte close, comme si son mari risquait soudainement d'apparaitre.
-Heu... Vous vous méprenez, je...
-Vraiment ? Pourtant... Il me semblait que votre dernier fils de cinq ans était le fruit de votre amour avec mon fils, étant donné que votre mari ne vous touchait plus depuis la naissance du précèdent...
-Oui, non, s'il vous plait je...
-Bonjour bonjour !
La porte du petit salon s'ouvrit sur un bel homme d'une quarantaine d'années, brun de cheveux. Aussitôt, sa femme se leva, pour venir l'embrasser avec un peu trop d'empressement. Bien. Monsieur de Hennequin. Plutôt bel homme, mais horriblement coincé. Comme son père.
-Oh, madame, pardonnez-moi, je ne vous avais pas vu, déclara-t-il en se tournant vers la vieille dame. Vous êtes ?
-Oh putain.
Cette politesse venait d'un vieux crouton endimanché. À peine entré, le nonagénaire avait fait un bond en arrière étonnamment vif pour son âge en la voyant.
-Père ? s'étonna son fils.
Les cheveux blancs, les yeux bleus écarquillés, il ne se reposait soudain plus sur sa canne plaquée de bronze. Le costume noir, les chaussures parfaitement cirées, monsieur de Hennequin père avait visiblement toujours une bonne mémoire.
-Rose.
-Ce sera Madame la Marquise, pour vous.
Le ton tranchant de la vieille dame surprit la plus jeune génération.
-Excusez-nous, des rancunes aussi anciennes que nous, fit le nonagénaire en poussa précipitamment son fils vers la sortie. Élisabeth, pouvez-vous nous laisser ? Oui ? Parfait. Allez, oust. Merci jeunes gens...
La double porte claqua sur eux, les laissant seuls avec l'automate, en train de servir le thé pour quatre.
-Je peux savoir ce que tu fais ici, vieux machin ?
-Le vieux machin ne te salut pas, Godefroy. Je vois que tu partages les mêmes inclinations que ta belle fille pour la famille de la Rose.
Son mauvais ricanement le fit légèrement blêmir. Néanmoins, il ne releva pas.
-Tu es déjà au courant, n'est-ce pas ? Tes vieilles oreilles trainent toujours un peu partout, Godefroy.
-Je ne peux pas en vouloir à Élisabeth, enfin ! s'exclama -t-il. Il ne la touchait plus depuis des lustres ! Enfin, toi et moi sommes de la génération où on honore son conjoint jusqu'à la mort ! Chez eux, c'est la mode d'arrêter de convoiter sa femme quand on ne veut plus d'enfant !
Effectivement, l'évolution sociale avait parfois ses inconvénients. Dans ce beau royaume de France aux avancées technologiques exceptionnelles, la monarchie avait de nouveaux travers plutôt intimes. Qui parfois avaient des conséquences désastreuses sur les rapports sociaux internationaux. Surtout lorsqu'un Duc couchait avec la femme d'un émissaire russe, par exemple. Comment provoquer des galères impensables... Si les mariages d'amour étaient de plus en plus rares, ils devraient au moins être basés sur l'attirance physique. Dans les deux sens, bien entendu.
-Effectivement, Godefroy. Mais comment diable es-tu au courant de la vie sexuelle de ton fils !? Non, je ne veux pas le savoir. Tes oreilles trainent de partout, vieille chose.
Un sourire s'étira d'une oreille à l'autre, accentuant toutes ses rides, sur le visage de monsieur de Hennequin.
-Il parait que tu as des soucis, Rose ?
-Outre la mort de Charles, tu veux dire ?
Aussitôt, le sourire disparut. Une lueur de compréhension passa dans les yeux pétillants de son interlocuteur.
-Je suis désolé, je...
-Oh, la ferme ! Je ne suis pas là pour ça ! Mon fils, ma fille, mon gendre et ma petite fille ont disparu !
-Quoi !?
Face à face sur les fauteuils moelleux du salon, madame la Marquise finit par se confier à ce vieux machin. Leur absence aux obsèques, anormale dans une famille soudée comme la leur, le domicile de son ainé ravagé, celui de sa cadette sens dessus dessous. Pas une seule goutte de sang, mais tout avait été retourné, comme si on cherchait quelque chose. Et tous les domestiques des différentes maisonnées avaient été assommés à coup de somnifère, de telle sorte qu'ils dormaient encore à son arrivée. De quoi plonger dans le sommeil un hippopotame pendant vingt-quatre heures, soit au moins trois jours pour des humains.
-Tu as fait analyser le produit ? s'étonna monsieur de Hennequin.
Madame Rose leva les yeux au ciel.
-Il ne faut pas être devin pour comprendre, Godefroy ! Les artichauts qui ont fait ça ont pris le seul produit bon marché.
-Le Bleu du Ciel...
Elle hocha la tête. Somnifère très répandu, le Bleu du Ciel avait la fâcheuse tendance de provoquer une chute de la température corporelle chez le sujet. Le Bleu du Ciel portait donc son nom pour la coloration bleutée de la bouche, et pour sa capacité, à forte dose, à faire passer de vie à trépas.
-Sont-ils vivants ? s'enquit monsieur Hennequin.
-Oui, mais ils sont tous de repos pour la semaine à venir. De toute façon, sans leurs maitres de maison, ils peuvent bien prendre des vacances.
La Marquise darda son regard d'azur sur le vieil homme, qui grimaça.
-Quoi ?
-Que sais-tu de cette affaire ?
-Je ne sais rien.
Elle plissa les paupières, le faisant frissonner. Oh, ce regard mauvais, il le connaissait si bien !
-Ne m'oblige pas à te fouetter, Godefroy. Tu sais à quel point je suis douée pour ça.
-D'accord, ton fils travaille pour la couronne, tu le sais. Il... Il était sur une affaire dangereuse, mais je n'en sais pas plus... Oh bon sang ! Rose, je t'en supplie, c'est tout ce que je sais ! Je suis plus en âge de me faire fouetter !
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