Chapitre 7
Théo avait fini par repointer le bout de son nez aux alentours de minuit, légèrement éméché. Complètement déconnecté de la réalité et la tête dans le brouillard, il n'avait pas pris la peine de rejoindre Lyly dans la chambre et s'était allongé sur le canapé, où il avait fini par s'endormir. A son réveil on ne peut plus tardif et un mal de crâne lancinant, Lyly avait déjà quitté l'appartement pour se rendre au travail et Théo avait raté deux heures de cours. Mais ce qu'il ne pouvait décidément pas nier était la terrible soirée qu'il avait passé au comptoir d'un bar, la profonde nuit qu'il avait passé allongé sur ce canapé et la foutue tenue de la veille qu'il portait encore à dix heures du matin.
Rien n'allait.
Théo se releva difficilement du canapé et s'assit sur son rebord un instant pour se remettre les idées en place. Sa tenue sentait le fauve, il avait bien besoin d'une bonne douche, et par-dessus tout, il n'avait pas revu Lyly depuis la veille. Pas depuis qu'il avait quitté l'appartement sans rien dire.
On ne pouvait pas en dire autant pour Lyly. En réalité, si on lui avait demandé comment s'était déroulée sa soirée de la veille, elle aurait probablement dit « longue », aurait rajouté « très longue », puis aurait conclu par « atroce». Elle avait été incapable d'avaler son dîner, avait tenté de noyer son inquiétude dans le premier film qui passait à la télévision, mais en vain. Elle avait attendu. Trop attendu, peut-être. Après avoir renouvelé cinq appels à Théo, elle avait fini par s'allonger sur le lit, le ventre en vrac, et était restée étendue sur la couette, les yeux figés sur le plafond, torturée. Ne pas savoir où était Théo et dans quel état l'avait profondément marqué et elle s'était promis de ne pas plus jamais avoir à vivre cela de sa vie. Plus jamais.
Ses yeux avaient fini par se fermer, épuisée, et ce n'est que dans les alentours de minuit qu'elle avait entendu Théo rentrer. Elle l'avait entendu poser ses clés sur le meuble de l'entrée, l'avait entendu se cogner dans l'un des meubles du salon, puis plus rien. Aucun son. Elle s'était attendue à le voir arriver dans la chambre, à croiser son regard et à devoir s'expliquer avec lui, mais rien de tout cela ne s'était passé. Théo s'était tout bonnement couché sur le canapé et s'y était endormi.
Pour la toute première fois, ils avaient fait chambre à part, ce qui ne sentait pas bon dans un si jeune couple. Elle avait beau s'accrocher, faire des sacrifices et se plier en six pour que son couple fonctionne, elle le voyait voler en éclats. Certes, cela ne se voyait pas forcément à première vue, mais lorsque l'on s'y penchait d'un peu plus près, le changement devenait de plus en plus flagrant. De plus en plus brutal. Et Lyly ne parvenait pas à se faire à cette idée. Elle voulait que cela fonctionne. Elle voulait l'aider. Mais elle se sentait impuissante. Seule. Et Théo ne semblait pas réagir.
Lyly se massa les tempes quelques secondes, les neurones en ébullition et inspira profondément. Théo n'avait pas quitté son esprit de la matinée. Il était déjà midi et elle avait déjà hésité dix bonnes fois avant de relâcher son téléphone afin de ne pas lui envoyer de message. Ne pas savoir comment il allait, s'il était levé et s'il était parti travailler la rendait folle.
Après s'être assurée que c'était bel et bien Théo qui était rentré en plein milieu de la nuit, Lyly avait envoyé un message à Laure pour la prévenir, et depuis, c'était le silence radio.
- Tu vas manger ?
Lyly ne prit pas la peine de regarder Suzanne qui venait de débouler sur sa droite et hocha la tête que non, les doigts toujours sur les tempes.
- Tu comptes pas manger ce midi ?
- Je ne sais pas, Suzanne.
- Ça va ? T'as pas pris de pause ce matin... Tout va bien ? s'inquiéta sa collègue.
- Juste un peu fatiguée, mentit Lyly. Elle se redressa et regarda son amie. Prête pour la réunion de seize heures ?
- Je crois que je me suis jamais autant préparée. Et toi ? Tu viens toujours ?
- J'ai retiré mon nom ce matin, je vais partir plus tôt aujourd'hui, annonça-t-elle d'un ton désolé.
- T'es sérieuse ? T'avais dit que tu viendrais ! se lamenta Suzanne.
- Je sais, je suis désolée, mais j'ai des choses à faire. J'ai vraiment besoin de quitter le travail plus tôt. Je rattraperai mes heures demain.
Suzanne souffla.
- Ça craint, putain. Même Jacob sera pas là...
- Je te revaudrai ça, promis.
Comme annoncé, Lyly rangea ses affaires un peu avant seize heures, alla voir Suzanne à son bureau pour lui souhaiter bon courage, et était en train d'avancer vers le hall de l'entrée lorsqu'elle reçut un message de Laure. Celle-ci lui indiqua qu'elle avait probablement une piste et qu'elle devait à tout prix le lui dire lorsque Théo viendrait à disparaître de nouveau. Lyly sentit son cœur s'emballer et pianota quelques mots sur son écran de téléphone avant qu'un corps ne vienne lui barrer le chemin. Elle releva la tête, surprise, et fit un pas en arrière lorsqu'elle aperçut Guillaume les bras croisés, les yeux plissés.
- Tu sautes des repas et fuis des réunions maintenant ? C'est pas bon signe pour ta carrière ça... Je préviens la DRH que tu quittes enfin ton poste ?
- Mêle-toi de tes affaires, lança-t-elle sèchement.
- Ou tu comptes finir la semaine peut-être ? C'est vrai que c'est pas plus mal, il faut avoir un minimum de dignité.
- Mais de quoi je me mêle ? Tu n'as pas une réunion à préparer ?
- Tu pars encore plus tôt aujourd'hui, continua-t-il sans l'écouter. C'est vrai que c'est l'heure du goûter...
Lyly serra les dents.
- Tu vas rejoindre ton mec, c'est ça ? continua-t-il. Il te laisse même plus finir ton travail en paix, faut qu'il ait besoin de se vider maintenant ?
Tout se passa extrêmement vite. Bien plus vite que ce qu'elle aurait pensé. Lyly fit brutalement tomber son sac et se jeta sur Guillaume, qui lâcha son café et tomba à la renverse sur le sol. Elle eut à peine le temps de poser ses mains autour du cou de son provocateur qu'elle entendit Suzanne hurler en sa direction et deux mains lui agripper la taille pour la séparer de Guillaume.
Lyly avait envie d'exploser de fureur. De bombarder de coups cet homme qui ne faisait que de la rabaisser depuis des semaines. Elle repoussa violemment les mains qui la retenaient, fit volte-face et sentit son sang ne faire qu'un tour lorsqu'elle croisa le regard éberlué de monsieur Malrok.
- Lyly, ça va ? s'empressa de demander Suzanne en se jetant sur Lyly, qui fit un pas en arrière, les mains en l'air.
- Laissez-moi ! intima Lyly.
Elle regarda tour à tour Suzanne et monsieur Malrok, à bout de souffle. C'était la goutte de trop. Elle n'en pouvait plus.
- Il faut que je sorte d'ici, se marmonna-t-elle à elle-même. Il faut que...
Elle se tourna précipitamment, l'air perdu, et fusilla Guillaume des yeux qui avait été relevé par deux de ses collègues. Elle se précipita sur son sac, les membres tremblants, et se jeta à l'extérieur du bâtiment afin de s'éloigner de toute cette agitation.
Lorsqu'elle passa la porte de sortie, elle relâcha aussitôt sa respiration et fit quelques pas sur le trottoir sans trop savoir quoi faire. Elle s'assit sur le banc usé à quelques mètres de l'entreprise et baissa les yeux sur ses mains tremblantes. Elle ne parvenait plus à les contrôler. Merde, ça faisait longtemps qu'elle n'avait pas fait de crises de panique, ce n'était pas le moment pour réapparaître, elle n'avait pas besoin de ça.
Son cœur battait bien trop vite et tout le sang de son corps semblait être remonté au niveau de son visage. Elle avait besoin de se débarrasser de toute la colère qu'elle ressentait au fond d'elle. Elle avait littéralement besoin de fracasser quelque chose, là, maintenant. Son cœur pulsait. Elle exécrait ce Guillaume. Elle ne lui avait rien fait, et il semblait pourtant bien décidé à ne pas vouloir lui foutre la paix.
- Lyly.
Elle bondit sur ses jambes et fut aussitôt retenue par la main de monsieur Malrok qui venait de lui attraper soigneusement le poignet.
- Ce n'est que moi, vous pouvez rester assise, lui indiqua-t-il calmement.
Lyly le regarda quelques secondes, étonnée de voir qu'il avait quitté l'entreprise pour la rejoindre, et ne comprit pas ce qu'il pouvait bien faire là, à l'extérieur. Lorsqu'il lui fit signe de s'asseoir, elle reprit lentement place sur le banc, suivit par son collègue qui souleva légèrement le bas de son blaser afin de ne pas s'asseoir dessus.
- Comment allez-vous ? Guillaume vous a bien marqué...
Ce n'est qu'en suivant le regard de monsieur Malrok qu'elle remarqua les traces de griffures sur son bras gauche. Elle y passa prudemment ses doigts, surprise de ne les remarquer que maintenant, et vit que les marques avaient déjà presque arrêté de saigner. Ce n'était pas très profond.
- Je n'arrive pas à y croire...marmonna-t-elle.
- Je crois que personne ne s'y attendait. Même pas Guillaume, à vrai dire.
- Je vais être virée ?
- Pour le moment, ça ne sera qu'une mise à pied disciplinaire.
- Une mise à pied disciplinaire ?
Monsieur Malrok acquiesça.
- Vous, reprit-il, comme Guillaume, devez quitter l'entreprise pour que la situation se calme. Comme vous pouvez l'imaginer, ce qui vient de se passer ne peut pas être passé sous silence. Les témoins seront interrogés, et l'employeur vous convoquera.
- Il n'y avait aucun témoin, comme toujours, s'énerva Lyly. Je suis foutue... Il a de l'ancienneté dans cette entreprise, moi je suis la petite nouvelle... Il...
- Des témoins seront interrogés, répéta-t-il, Suzanne vous a vu vous battre avec Guillaume. Et il me semble qu'elle est bel et bien au courant des problèmes que vous rencontrez avec Guillaume. Cela peut jouer en votre faveur.
- Ce sera notre parole contre la sienne, qui voudra nous croire ?
- Suzanne ? Jacob, apparemment ? Moi, peut-être ? Lyly, ne baissez pas les bras, insista-t-il, si vous vous êtes battue avec lui parce qu'il vous harcelait une fois de plus, cela peut jouer en sa défaveur, ne le laissez pas gagner, pas s'il est totalement en tort.
- Bien sûr qu'il est en tort !
Le sourire que lui renvoya monsieur Malrok ôta brutalement un poids des épaules de Lyly. Il paraissait de son côté. Elle ne devait pas s'énerver. Elle tenta de retrouver son calme et jeta un œil vers l'entreprise. C'était calme. Guillaume n'avait pas encore quitté les lieux.
- Il a continué ?
- Il fait toujours des allusions sexuelles, répondit Lyly. Bon sang, je ne supporte pas qu'il mette mon copain dans cette histoire. Pourquoi est-ce qu'il en parle tout le temps ? Il n'a pas de famille ou quoi ?
Monsieur Malrok hocha la tête que si.
- Je plains sa femme, reprit-elle. Si elle savait tout ça...
- Moi c'est surtout lui que je plains. Avoir un tel comportement n'est pas excusable. J'espère que cette mise à pied va lui permettre de se ressaisir.
- Une mise à pied ça se compte en jours ou en semaines ?
- Généralement en jours, ils vous le diront. Tout dépend du temps dont a besoin l'employeur. Mais je pense sincèrement qu'elle ne durera que quelques jours. Les éléments sont là, il n'y a plus qu'à tout remettre dans l'ordre.
- Il pourrait être renvoyé ?
- S'il y avait des preuves, oui. Mais je ne pense pas que cette bagarre ira jusqu'au licenciement, pas pour cette fois. Vous risquez probablement tous les deux un rappel à l'ordre, mais je ne pense pas que cela ira plus loin.
- Donc il continuera...
Monsieur Malrok se tourna entièrement vers Lyly. Il la fixa un instant, l'air sérieux.
- Lyly. S'il continue, vous devez à tout prix mettre les chances de votre côté. Enregistrez-le, faites en sorte d'accumuler des preuves. Parlez-en autour de vous. S'il commence à se comporter de cette façon avec vous, cela veut dire qu'il pourrait potentiellement agir de cette manière avec une autre personne, puis une autre. Ne le laissez pas gagner. Soyez plus intelligente que lui. Piégez-le. Rien ne nous dit que vous êtes la seule.
- Et si je n'y arrive pas ?
Monsieur Malrok fronça légèrement les sourcils d'incompréhension.
- Vous y arriverez. Mais ne gardez pas ça pour vous ; mettez des personnes de votre côté. Prouvez-lui qu'il a eu tort. Montrez-lui que vous valez bien plus que ce qu'il se tue à vous rabâcher jour après jour. L'andouille c'est lui, pas vous. Ne l'oubliez pas.
Sur le chemin du retour, Lyly pesa le pour et le contre et finit par capituler. Théo avait ses problèmes, mais il était temps qu'elle lui parle des problèmes rencontrés avec Guillaume, de sa bagarre, et de sa mise à pied disciplinaire. De toute façon, elle n'allait pas faire semblant d'aller au travail, elle ne se sentait pas capable de mentir, pas après ce qui venait de se passer. Et puis elle avait besoin du soutien de Théo. De sa moitié. Mais comment allait-il réagir ? Même si elle le connaissait, sa future réaction lui semblait encore floue. Il était de plus en plus imprévisible, il lui était quasiment impossible de savoir ce qu'il allait bien pouvoir dire ou faire.
Lorsqu'elle arriva devant chez Théo, l'absence de sa voiture sur la place de parking lui assena un coup au cœur. Pour la énième fois, Théo était absent. Pour la énième fois, il n'était pas rentré et avait préféré partir pour se retrouver seul, elle qui avait besoin de lui.
Elle baissa le visage, attristée, et pénétra en silence dans la maison. Elle posa ses affaires à l'entrée, sortit son téléphone afin de prévenir Laure de l'absence de Théo et traîna son corps jusque dans la salle de bains. Ses membres semblaient plus lourds que d'habitude. Chacun de ses mouvements semblaient interminables. Prendre son gel douche. Se laver les cheveux. Se frotter la peau. Tout semblait aller au ralenti.
Elle se sentait vidée. Et on ne peut plus stupide de s'être emportée face à Guillaume. Elle aurait dû continuer son chemin, elle aurait dû l'ignorer, ne serait-ce qu'une fois encore. Pourquoi avait-elle autant pété un câble ? Pourquoi n'avait-elle pas pu se raisonner et sortir de l'entreprise avant de lui sauter dessus ?
Ce comportement ne lui ressemblait pas. Elle se laissa lentement glisser contre la vitre de la douche et ramena ses cuisses couvertes de mousse contre sa poitrine frigorifiée. Elle ne savait plus quoi faire.
Quand Laure cogna la porte d'entrée un peu avant vingt heures, Lyly ne comprit pas tout de suite ce qui était entrain de se passer ni la nouvelle que la jeune femme blonde allait lui porter. Elle tenta de faire bonne figure, se força à sourire quelques secondes avant d'ouvrir la porte et de laisser entrer Laure, qui semblait avoir couru.
La concernée reprit son souffle, remit ses quelques mèches de cheveux derrière les oreilles, et réajusta son sac à main sur l'épaule.
- Je l'ai trouvé.
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