Après toutes ces émotions, le nain Nikabrik et moi avons rentré le Telmarin à l'intérieur. Tandis que les deux amis restaient dans la pièce principale, je suis allée m'occuper de lui. J'ai passé un linge humide sur son front pour nettoyer le peu de sang qui en coulait, et lui ai bandé la tête. Après ça, je suis revenue auprès du blaireau — qui répond au nom de Chasseur-de-Truffes. Il m'a demandé la raison de mon retour à Narnia.

   — Pour tout vous avouer, je n'en sais rien du tout. Je suis une Reine. C'est mon devoir d'aider mon peuple. Alors, je suppose que si je suis là, c'est qu'il a justement besoin d'aide. Je pensais que vous pourriez peut-être m'éclairer là-dessus...

   Chasseur-de-Truffes pousse un long soupir.

   — Après votre départ, il y a environ 1300 ans, Narnia a longtemps été un pays heureux et pacifique. Mais, il y a trois cent ans de ça, les hommes du pays de Telmar sont venus conquérir Narnia. Notre liberté a alors totalement disparu. Nous étions forcés de nous cacher, pour éviter de se faire tuer par les Telmarins. Nous sommes devenus clandestins dans notre propre pays.

   Sa mine grave et désespérée fait apparaître une boule dans ma gorge.

   — Les Telmarins sont cruels, fourbes, orgueilleux... et un tas d'autres défauts, ajoute Nikabrik. Et leur règne a assez duré. C'est pour ça qu'il faut profiter de tuer celui-là pendant que nous en avons l'occasion !

   Je fronce les sourcils.

   — Il en est hors de question ! Ce jeune homme est désormais sous ma protection. Seule moi peut décider de son sort, est-ce clair ?

   Le nain me lance un regard noir avant de se reconcentrer sur sa soupe.

   — Sans vouloir vous offenser, ma Reine, que comptez-vous faire lorsqu'il sera réveillé ? me demande Chasseur-de-Truffes en posant une coupelle remplie de soupe devant moi.

   — Merci... Je n'en sais rien encore, je réponds avec sincérité. Peut-être nous expliquera-t-il d'abord comment s'est-il retrouvé dans ces bois...

   — Ils essayaient de me tuer, me répond une voix fatiguée derrière moi.

   Je me tourne en sursautant. Le jeune homme, qui était encore évanoui il y a environ quinze minutes, se tient devant nous. Il est obligé de se tenir contre la chambranle de la pièce pour rester debout. Ma frayeur passée, je me lève pour aller auprès de lui.

   — Comment allez-vous ? Vous n'auriez pas dû vous lever tout de suite, vous devriez encore vous reposer...

   — Qui... Qui êtes vous, au juste ?

   — Je m'appelle Abigail.

   Ses sourcils se froncent. Une lueur s'allume dans son regard.

   — V- Vous êtes... la Reine Abigail, la Fidèle ?

   — Il est vrai que l'on m'appelait comme ça, à une certaine époque, dis-je avec un rictus. Mais je préfère simplement Aby, si cela vous convient.

   — ... Comme vous voudrez, finit-il par dire après m'avoir longuement observée.

   — ... Puis-je connaître votre nom ?

   — Je... Je suis le Prince Caspian, dixième du nom.

   J'hausse les sourcils. Un Prince ? Pourquoi fuyait-il, alors ?...

   — Que faites-vous ici ? demanda Nikabrik, aussi surpris que moi, Chasseur-de-Truffes étant trop choqué pour dire quoi que ce soit.

   — Vous... Vous êtes des Narniens ? Je croyais qu'ils avaient tous disparus...

   — Désolé de vous décevoir, cracha ironiquement le nain.

   — Il me semble que vous n'avez pas répondu à la question... j'interviens d'une voix qui se veut rassurante. Pourquoi un Prince se retrouverait au beau milieu de ces bois, à fuir les soldats ?

   — Je.. Je me suis enfui. Mon oncle a toujours voulu mon trône. Je suppose que... j'ai vécu aussi longtemps parce qu'il n'avait pas encore d'héritier...

   Sa voix brisée me chagrine beaucoup. J'ai l'impression qu'il a besoin de pas mal de soutien.

   — Oh... Voilà qui change tout... commente doucement Chasseur-de-Truffes.

   — Vous êtes entre de bonnes mains, le rassuré-je. Personne ne vous fera de mal tant que vous serez avec moi... du moins, j'ose l'espérer.

   Il m'accorde un léger sourire.

   — Il reste de la soupe, si vous le souhaitez, intervient mon nouvel ami blaireau.

   Caspian accepte volontiers et s'assied à table.

   — Je suis sincèrement navrée de devoir vous déranger avec ça pendant que vous mangez, mais c'est assez urgent... commencé-je.

   Caspian lève ses yeux vers moi.

   — Savez-vous ce que vous avez provoqué en vous servant de ceci ? lui demandé-je en tendant la trompe de Susan sous ses yeux.

   Il s'arrête un instant de manger pour détailler la trompe du regard.

   — Non, répond-t-il finalement. Mon tuteur me l'a donné avant que je ne m'enfuie, il pensait que cela pourrait m'aider.

   — Vous ne vous demandez pas pourquoi je suis revenue ? Comment cela se fait que je sois de nouveau à Narnia, alors que cela fait plus d'un siècle que je l'ai quitté ?

   Caspian me fixe sans répondre.

   — Cette trompe, que vous aviez en votre possession, était la trompe de mon amie, la Reine Susan. Elle vous a servi à nous rappeler. C'est grâce à vous si je suis là.

   — Alors... Comment se fait-il que les autres Rois et Reines ne soient pas avec vous ?...

   — Je n'en sais rien... C'est ce qui me préoccupe. Mais nos routes finiront bien par se croiser, si tel est notre destin, je conclus avec un sourire.

   Le Prince hoche doucement la tête. Il est pâle et semble vraiment faible.

   — Il faut que je me mette en route, il faut... Il faut que je parte.

   — Où voulez-vous aller ? lui demandé-je.

   — Mon oncle me poursuivra jusqu'à ce que je sois mort et enterré, dit-il en se levant et en se dirigeant vers l'entrée, où il récupère ses affaires.

   — Mais... commence Chasseur-de-Truffes.

   — Vous ne pouvez pas partir ainsi ! m'exclamé-je en me levant d'un bond. Vous nous avez appelé ! Et aujourd'hui, Narnia et ses habitants sont en danger. Ils ont besoin de vous tout comme ils auraient besoin de moi. Vous ne pouvez pas nous abandonner comme ça... Vous devez rester.

   Caspian me regarde longuement.

   — Je ne vois pas comment je pourrais aider, finit-il par dire.

   — Vous êtes un Prince, n'est-ce pas ?

   — Je suis l'héritier légitime de Telmar, précise-t-il. Mais mon oncle fera tout pour monter sur le trône, maintenant qu'il a une descendance, incluant ma mort.

   — Narnia va mal à cause de votre oncle, à cause des Telmarins qui ont prit le contrôle en suivant un mauvais chemin. Mais grâce à vous, nous pouvons renverser la balance !

   Il fronce les sourcils.

   — Je ne suis pas sûr de...

   — Souhaitez-vous que votre oncle monte sur le trône, règne sur Narnia ? Voulez-vous voir son peuple, les Narniens, détruit à cause de ses agissements ? Je ne suis pas vraiment emballée face à ces propos.

   — Je ne le suis pas non plus ! Mais-

   — Alors vous pouvez faire quelque chose ! Ce peuple a été mon peuple, il y a longtemps. J'ai juré de toujours le protéger et de faire en sorte qu'il soit heureux. Vous pouvez agir avec nous. Ce peuple peut devenir votre peuple.

   — Co- Comment ça ?

   — Vous êtes le Prince héritier de Telmar. Nous pouvons faire en sorte que vous en deveniez le Roi.

   Je lève le menton pour paraître sûre de moi mais en réalité, mon cœur bat la chamade. Cette idée m'est venue dans la seconde où j'ai vu Caspian se lever pour partir. Et j'y crois dur comme fer.

   Caspian reste silencieux un moment, assimilant mes propos.

   — Êtes-vous sûre de ce que vous avancez, ma Reine ? fait Chasseur-de-Truffes, les pattes jointes.

   — Absolument, je réponds sans lâcher Caspian du regard.

   Ce dernier lève les yeux vers moi. Il semble terriblement inquiet, mais intrigué par ce que je viens de dire.

   — Si nous voulons renverser votre oncle, la seule solution est de monter une révolte, je continue, appuyant mes propos. Le peuple de Narnia sera ravi de se mettre à votre disposition pour tous nous sauver.

   — Foutaises ! crache Nikabrik. C'est un Telmarin, personne n'acceptera de le suivre !

   — C'est ce qu'on verra, dis-je en me tournant vers lui. En attendant, Caspian, puis-je connaître votre point de vue ?

   — C'est de la pure folie... souffle-t-il doucement. Mais... nous n'avons pas d'autre solution, n'est-ce pas ?

   — Effectivement, il sera difficile d'en trouver une autre. À moins, bien sûr, de prendre le risque de vous faire tuer.

   Caspian semble tout remettre en cause dans son esprit et peser le pour et le contre. Au final, il plante ses yeux bruns dans les miens.

   — C'est d'accord, me répond-t-il.