RETOUR EN CAGE • PT. III
Apollodore tourna son attention vers Alberta. Il avait la désagréable impression que sa dernière remarque, qui tenait d'ailleurs plus de la plaisanterie qu'autre chose, l'avait vexée.
« Je n'étais pas sérieux tu sais ? »
« Je sais. »
« Alors pourquoi tu as l'air de bouder ? »
« Je ne boudes pas Apollodore. Ça me rends triste. »
« Triste ? »
Pour le coup, il ne comprenait vraiment pas. Qu'elle soit en colère, oui, mais triste, il ne voyait pas bien quel cheminement de pensée avaient pu la mener à éprouver pareil sentiment.
« Oui, triste. Parce que de toutes les personnes réunies ce soir, que ce soit toi qui tienne de tels propos absurdes me déçoit. Même si ce n'est pas dit avec sérieux, le fait même de les énoncer leur donne une réalité tangible. Et certains pourraient y croire, te prendre au mot et les mettre en application. C'est le danger des pensées. Une fois qu'elles sont énoncées, on ne les maîtrise plus, ni toi, ni moi, ni personne. Alors il ne faut jamais rien dire sans y croire, parce que une fois que tes pensées t'échappent, tu te retrouve démuni, avec la seule possibilité d'être spectateur de ce qu'elles engendreront, de bien comme de mal. »
Ce qu'elle disait était plus que sensé, et Apollodore le comprenait, mais ce genre de retenue, c'était typiquement ce contre quoi ils se rebellaient d'une certaine façon. Ils ne voulaient plus d'une société qui voulait contrôler ce qu'ils disaient, ce qu'ils pensaient, où leurs pères avaient tout pouvoir sur eux comme s'ils n'étaient rien de plus que de petits enfants agaçants.
Au fil de la soirée, la jeune femme se fit légèrement plus entreprenante vis-à-vis d'Apollodore. La fumée de cannabis qui avait peu à peu emplis l'atmosphère aidant, elle laissa une main glisser sur l'épaule robuste du noir. Son rire chantait à ses oreilles comme une jolie et agréable mélodie. Il voyait parfaitement où cela pourrait les mener, et il devait bien avouer que l'idée ne lui déplaisait pas, mais il n'était pas certain non plus que ce soit une bonne idée d'y céder. Alberta était jolie, et surtout, elle avait l'intelligence de la gentillesse. Et c'était ce qui la rendait radieuse. Mais Apollodore ne voulait pas prendre le risque de ruiner ce qui pourrait être une belle amitié pour quelques minutes de plaisir.
Finalement, ce fut sur les coups de deux heures qu'Icare fit son entrée, alors que l'on ne l'attendait plus. Le teint légèrement rougit, il sentait l'alcool. Il semblait bien loin le garçon perdu dans ses lectures qu'Apollodore avait rencontré à la bibliothèque quelques jours auparavant. En fait, c'était comme si ce dernier n'avait été qu'un mirage. Et que le fait d'être entouré de monde le rendait différent, presque comme s'il était en représentation. Ce n'était pas la première fois qu'Apollodore se faisait la remarque. Pourtant il semblait que quand ils n'étaient que tous les deux, le blond retrouvait cette candeur qu'il lui avait vu le jour de leur rencontre. Apollodore remarqua immédiatement son pas légèrement titubant alors qu'il s'approchait d'Alberta et lui. Sur sa route, il serra, fort, la main de Martin, lui flanquant une tape dans le dos, comme s'ils étaient amis de longue date. Icare était ainsi, il était capable de prendre tellement de place en seulement quelques jours que c'était comme s'il avait toujours été là. Et son absence s'en faisait d'autant plus cruellement ressentir. Apollodore était bien placé pour savoir ce que ça faisait.
Pourtant, quand il arriva près de lui, Icare ne daigna pas même lui dire bonjour. Il se contenta de placer un bras autour de la taille d'Alberta, la faisant glousser. Apollodore ne les savait pas aussi proches mais venant d'Icare, cette attitude ne l'étonnait guère plus. Disons qu'il avait appris à s'en accomoder.
Alors que le bras d'Icare était toujours autour de sa taille, Alberta sourit à Apollodore. C'était un sourire qui en disait long. Un de ceux qui, quand une femme en était à l'origine, invitait à la suivre dans un endroit plus calme. Pour être honnête, Apollodore n'était pas certain d'en avoir si envie que cela. Maintenant qu'Icare était là, la proposition lui paraissait plus que fade. Et quelque part, ce ne serait pas juste pour elle de la laisser se faire de fausses idées, alors il s'appliqua tout le reste de la soirée à ne pas voir ses regards, ses sourires. Ainsi peut-être comprendrait-elle d'elle-même qu'il n'était pas des plus réceptif à ses charmes. Il préférait de loin débattre avec elle de sujets importants que de jouer du charme.
Mais si Apollodore l'ignorait, Icare, lui, ne la quittait pas des yeux. Le moindre de ses regards énamourés au noir l'agaçait sans qu'il ne susse dire exactement pourquoi. Elle le draguait ouvertement et ça Icare ne pouvait pas le souffrir. Alors il s'approcha d'elle, et comme quand il était arrivé et qu'il l'avait vue si proche d'Apollodore, à rire, mit une main sur son épaule. Il lui chuchota quelque chose à l'oreille qui la fit rougir avant de l'entraîner avec lui un peu plus loin. Ce ne fut qu'à ce moment qu'il consenti à accorder un regard à Apollodore. Le premier depuis le début de la soirée, par dessus son épaule, et c'était un regard noir. Resté seul, Apollodore se demanda s'il ne l'avait pas rêvé. Mais il savait que ce n'était pas le cas. Un regard aussi saisissant, il n'aurait su l'inventer. Pourtant il était certain de ne rien avoir fait qui mériterait pareille froideur à son encontre. Le plus surprenant, illogique même, était l'irrépressible envie de croquer ce regard-là, au pinceau et à l'aquarelle, plutôt que d'en être offusqué. Avec ce regard-ci, Icare était en tout point semblable à l'ange déchu de Cabanel. Mais ce n'était ni le lieu, ni le moment pour dessiner. Tout ce qu'il pu faire fut de le laisser s'éloigner, presque avec impuissance. Et puis de toute façon, Apollodore n'eut pas le temps de s'en émouvoir, puisqu'il fut rapidement interpellé par Martin qui le lança très vite dans un grand débat mélangeant liberté, sociologie et cinéma. Martin était un grand féru du septième art, il nourrissait ses envies libertaires par des aventures et des romances sur grand écran. Les films de Godard, Truffaut, Demy ou Blier, c'était ce qui avait forgé sa personnalité. Et plus récemment, c'était le petit livre rouge qui lui servait de lecture de chevet et qui influençait pas mal de ses idées, comme celles de centaines de jeunes. La fraternité idéalisée du communisme semblait la réponse la plus adaptée au paternalisme étouffant du capitalisme. C'était un nouveau modèle sociétal et la nouveauté était typiquement ce dont la jeunesse rêvait à ce moment là.
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