NOUVELLE VOLIÈRE • PT. III
Le soleil se couchait, éclairant les eaux de la Seine miroitantes, et se diffractant sur les vitraux de Notre-dame de Paris, en faisant apparaître les images et autres motifs religieux aux teintes rouges, jaunes et bleues. C'était magnifique. Comme si dans la lumière vespérale, le monde s'autorisait enfin à libérer un peu de sa poésie, si lourdement contenue toute la journée, prise dans le tourbillon incessant de la vie active, et que seulement le soir venu, la nature s'octroyait le droit de reprendre son souffle.
Icare traversa la route, s'éloignant de l'eau. Comme le lui avait expliqué Amanda, il contourna l'angle du bâtiment, du côté de la rue du chat-qui-pêche -quel nom étrange- et une fois sous les fenêtres, les mains en porte voix, il se mit à crier, ignorant superbement les regards agacés ou interloqués des passants. Apollodore, à sa droite, était bien plus effarouchable et il savait qu'il n'aurait jamais eut le cran de se mettre à crier en pleine rue. Son père lui avait toujours appris à se faire discret. Non pas par infériorité, dans l'idée de courber l'échine mais par soucis de discrétion. Pour son père, la politesse et la pondération étaient des valeurs qui permettaient de se tenir éloigné de tous problèmes. Et Apollodore comprenait que cela tenait de ses racines. Son père avait dû faire, avant de débarquer en France, face au lois ségrégationnistes. Il savait ce que cela faisait d'être en danger rien que du fait de sa simple existence dans un pays aux lois et aux institutions foncièrement racistes. Il savait pleinement ce que ça pouvait coûter de faire des vagues, et même si en arrivant en France il avait davantage été perçu comme Américain, soldat de surcroît, plutôt que comme noir et que grâce à son mariage au dessus de sa condition et son statut d'artiste, il pouvait prétendre à beaucoup mieux que ce qu'il n'avait aux États-Unis, il n'en restait pas moins qu'il se savait défavorisé rien que du simple fait de sa couleur peau. Et comme il ne voulait pas que son fils n'aperçoive et ne vive ne serait-ce que le dixième de ce qu'il avait lui-même dû affronter, il lui avait toujours inculqué la retenue et la mesure, s'efforçant de lui apprendre à agir avec discernement plutôt que par impulsion. Au final, Apollodore était tout l'inverse d'Icare. Là où le noir faisait les choses dans la tempérance, Icare était l'orage qui n'avait que faire de ce qu'il pouvait bien écraser sur son passage. Il était imprudent, immoral et capricieux. Parce qu'il n'avait jamais eut à se préoccuper de sa propre sécurité. Il ne savait même pas à quel point il était privilégié par cela.
La fenêtre de la mansarde s'ouvrît, juste à temps pour éviter à Apollodore de demander à Icare de cesser de braire dans la rue et une jeune fille sortit la tête à l'extérieur. A ses cheveux coupés à la garçonne, Apollodore reconnu Amanda, et juste après, bousculant presque la première pour voir qui était en bas, Alberta.
« Oh Icare ! Quel plaisir de te voir ! Ciaó Apollodore ! Tu es venu également ! »
Son accent italien était d'autant plus perceptible qu'elle criait pour se faire entendre. Elle disparut un instant, avant de ressortir et de lancer un trousseau de clef par la fenêtre.
« Vous pouvez passer directement par la petite boutique en bas. L'escalier est derrière le comptoir. C'est la clef verte. »
Icare ramassa les clefs et entra dans la boutique au rez-de-chaussée indiquée par Alberta. Apollodore le suivit, sans rien dire. Il ne savait pas tellement s'il y avait quoi que ce soit à dire en fait. D'un côté, la bonne humeur d'Alberta était communicative, de l'autre il avait peur que la soirée de la veille ne se répète. Qu'Icare, même s'il était celui qui l'avait invité, l'ignore totalement tout du long de la soirée. À la place de cela, il aurait pu passer sa fin de journée à travailler sur ses esquisses.
Une fois la première volée de marches passée, Apollodore lâcha néanmoins, parce qu'il n'avait jamais été du genre non plus à se laisser marcher dessus et qu'il avait la tromperie en horreur :
« Sérieusement ? »
« Quoi ? »
« Tu me traines à une soirée, soit disant une des meilleures de la capitale pour au final que ce soit pour rejoindre Alberta et Amanda ? Comme si la soirée d'hier n'avait pas été assez désastreuse ! »
« Tu rigoles, c'est toi qui a fuit ! Tu t'es enfuit et tu m'as laissé ! »
« Parce que tu m'as ignoré tout du long pour parler à des filles ! »
« Toi aussi, tu les trouvais jolies, non ? »
« C'est pas la question. » Grogna Apollodore.
Pour toute réponse, Icare bougonna quelque chose d'inintelligible.
L'escalier pour monter jusqu'aux combles était un colimaçon étroit aux marches de bois centenaires qui grinçaient à chaque pas. Icare entra la clef dans la porte sur le palier de l'appartement et une fois qu'ils furent tous les deux entrés, il déposa le trousseau sur la console à l'entrée, comme s'il était chez lui et totalement à l'aise. Apollodore avait une sorte d'admiration pour ces personnes qui comme des caméléons étaient capable de se montrer sereines en toutes circonstances, lui, il n'en avait jamais vraiment fait partie, il était plutôt du genre effacé. Enfin de son point de vue du moins, parce que si la question avait été posée à Icare, il aurait d'office et sans prendre le moindre temps de réflexion répondu qu'il était impossible de ne pas remarquer Apollodore là où il allait. Quand il entrait dans une pièce, l'univers s'y arrêtait comme pour y faire apparaître un nouveau Big-bang, naître une nouvelle étoile, un soleil autour duquel allait graviter toute une galaxie.
Mais pour le moment, toute l'attention était centrée sur un garçon en pleine envolée lyrique au centre de la pièce. Il s'agissait d'un petit salon qui faisait également office de chambre et de salle à manger. La cuisine était ramassée dans un coin, derrière une porte vitrée. La pièce principale était pleine de monde, des étudiants principalement. Assis à même le sol, l'un d'entre eux semblait être le leader de toute cette petite troupe. Tous buvaient ses paroles. Une cibiche de gazon passait de mains en mains, entourant la pièce d'un nuage de fumée de plus en plus opaque. Dans un coin, une petite radio rouge cabossée passait l'émission Campus, présentée par Michel Lancelot. Personne n'écoutait très attentivement ce qu'il s'y disait, elle faisait plutôt office de bruit de fond.
Et au centre de tout, ce garçon qui guidait les foules.
« On a voulu parler, dire aux paternalistes, aux doyens et aux professeurs que nous avions notre mot à dire, sur notre éducation, sur notre avenir, et ils ne nous ont pas écoutés. Pire, ils ont voulu nous faire taire. Aujourd'hui ils ont été jusqu'à fermer la faculté de Nanterre. Pour nous empêcher de faire circuler nos idées, de nous parler. Mais ça suffit. C'était la goutte de trop. Elle ne passera pas. On va continuer à se réunir, à discuter et à se révolter. Alors dès demain, on va aller crier notre mécontentement. Et comme ils nous ont viré de Nanterre, c'est à La Sorbonne qu'on va aller. Faites circuler le mot. On tiendra, demain, dans la cour de La Sorbonne, un meeting de protestation. Appelant à la réouverture de la fac de Nanterre, ainsi qu'au respect de nos doléances ! »
« C'est Martin. » Chuchota Amanda en arrivant près d'Apollodore et Icare. « Il étudie la sociologie. On se réunit souvent ici ou dans des cafés pour philosopher. Je vous présenterai. Vous verrez, c'est un gars génial. Très engagé aussi. »
Ça et là, des applaudissements retentirent, en assentiment avec les paroles dudit Martin. Et Icare se joignit d'office à ceux-ci.
Quelques débats furent lancés avant que Martin ne les interrompes d'une main levée.
« Chuut... Attendez, écoutez voir... »
Il augmenta le volume de la radio, où le nom de la faculté de Nanterre l'avait interpellé. Le présentateur se mit à évoquer les événements de la journée et des dernières semaines qui ont mené à la décision de la fermeture par le doyen. Le silence se fit, presque religieusement pour écouter les quelques nouvelles, mais fut briser par un concert de protestations quand vint la conclusion.
« Sérieusement ? Tout ce qu'ils vont retenir c'est que l'on voulait l'accès au dortoir des filles ? »
« A peine trois mots sur la libération de nos camarades arrêtés ! Alors que c'était ça la priorité du mouvement. »
« Puis quand bien même on se concentrerait sur la question des dortoirs, on ne revendique pas simplement l'accès à celui des filles pour y faire quelques joyeusetés comme ils ont l'air de le croire, on demande la libre circulation des personnes sur le campus. Tout ce qu'on veut c'est la liberté. Celle que l'on octroie dans sourciller aux adultes mais que l'on s'acharne à nous refuser sous prétextes que nous sommes jeunes. Mais justement. On est jeunes. Et plus que tout le monde on a besoin de cette liberté ! »
« Et c'est pour cela qu'on va la prendre. » Trancha Martin, en seulement quelques mots.
Martin avait quelque chose que les autres n'avaient pas. Martin était révolté. Ses raisons de l'être, Icare s'en fichait royalement. La fermeture de la faculté de Nanterre n'avait pas la moindre importance pour lui. Tout ce qu'il voulait retenir, c'était que sa colère, sa rébellion, faisait écho à sa propre croisade. Celle qu'il menait contre son père. Et immédiatement, quand il entendît Martin parler avec la ferveur de ses convictions, Icare se mit à voir en l'état paternaliste dont Martin avait fait sa bête noire, le reflet de son propre conflit avec son père. Cette manie qu'il avait de tout vouloir diriger dans sa vie, cette façon qu'il avait de se croire supérieur et détenteur de tous les pouvoirs. Pire, de tous les savoirs. Oui, son père était le miroir de ce que Martin décriait dans la société toute entière. Alors immédiatement, Icare sut qu'il voulait faire partie de cette lutte. Il devait y prendre part. Ne serait-ce que pour énerver son paternel et afficher fièrement des couleurs de cette liberté qu'il revendiquait sans cesse. Son père lui reprochait d'être un enfant qui faisait beaucoup de bruit sans jamais agir ? Et bien ce coup-ci, Icare avait bien l'intention de lui faire ravaler son air condescendant en prenant part dans une lutte, une vraie. Qu'importe si son père tentait une fois encore d'appeler cela un caprice d'enfant, cette fois, il allait lui démontrer qu'il pouvait aller loin, très loin, pour le salut de ses soit disant caprices. Et celle fois ça ferait encore plus de bruit. Comme un grand boum. Assourdissant. Tapageur. Qui allait s'embraser comme une traînée de poudre et qui laisserait après son passage des effluves bien reconnaissables de souffre, comme de la poudre à canon.
Icare voulait prendre le mouvement qui existait autour de Martin, et le faire sien. Même s'il n'avait pas l'énergie, ni même l'envie de gérer un combat si sérieux -dans les mots de Martin ça avait l'air sérieux-. Bien sûr, Icare n'aimait pas quand les choses devenaient trop sérieuses. Mais pour une fois, il ferait un effort, il allait s'investir de toute son âme, et son père allait regretter de l'avoir un jour déconsidéré.
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(Encore une fois je poste un chapitre avec un giga retard oupsi 🙃 mais c'est pour la bonne cause je suis partie en excursion à Paris pour plus de fiabilité du récit. Et un concert. Maintenant je continue mon périple, en passant par Lyon)
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