LE GARÇON AUX OISEAUX • PT. I
Apollodore. Apollodore. Apollon. L'Apollon d'or.
C'était tout ce qui tournait dans la tête d'Icare. Depuis des jours. Il était obsédé. Une fois de plus. Et cette nouvelle obsession n'était autre que ce garçon rencontré à la bibliothèque quelques jours plus tôt.
Distrait par sa lecture, et parce qu'il ne pouvait s'empêcher de faire les cent pas une fois plongé dans un nouvel ouvrage inspirant -ce coup-ci, c'était sur les espèces d'oiseaux exotiques- croyez le ou non, il avait fini par butter dans ce dieu grec. Au début, il ne l'avait pas reconnu. Il n'avait pas eut conscience d'être en face d'Apollon lui-même. Puis il lui avait sourit. Et à ce moment-là, il avait comprit. Comprit que ce garçon était maître du soleil. C'était évident. L'astre tout entier était à sa solde. Sa peau noire baignée de soleil et son regard d'or en étaient les preuves formelles. Et peut-être qu'il pourrait le brûler, pourtant Icare ressentait cette envie irrépressible de s'approcher de lui. Comme un papillon de nuit qui s'approche d'une lampe à huile.
Un peu plus et il tombait sur son séant, mais il se rattrapa de justesse à l'une des étagères. Il avait laissé échapper son livre qui se referma en tombant au sol dans un fracas inversement proportionnel au silence qui régnait dans le lieu d'étude. L'autre garçon se pencha en avant, presque au ralentis, comme s'il narguait Icare, le mettant au défi de ne pas fixer sa musculature en mouvement, les tendons sous sa peau qui dépliaient ses longs doigts gracieux, ses veines, mises en exergue par la teinte foncée de son épiderme. Au terme de ce qui avait semblé durer plus longtemps encore que l'éternité, il finit par ramasser l'ouvrage et le tendre à Icare.
« Je m'excuse. Je ne t'avais pas vu. »
« Il ne me plait guère de passer inaperçu. La prochaine fois, accorde plus d'attention à ce qui t'entoure. Aux sujets qui te font face. » Souffla Icare, théâtral, en reprenant son livre.
« Entendu. »
Le prince de lumière allait reprendre sa route quand Icare le retint :
« Et tu ne vas même pas prendre la peine de me demander mon nom ? »
« Milles excuses, où sont donc mes manières. Comment dois-je t'appeler ? »
Il avait les yeux rieurs, légèrement moqueurs, et Icare ne savait se décider s'il devait s'en vexer. Il répondit seulement, avec un sourire et comme un air de bravade :
« Icare. »
« D'où le livre sur les oiseaux. »
« Non. Rien à voir. J'aime juste lire. Sur tout et n'importe quoi. Tous les sujets me passionnent. »
« Tous ? C'est donc que tu n'as pas beaucoup d'esprit critique. Et alors tu dois toi-même ne pas être bien intéressant. C'est dommage. Au fait, moi c'est Apollodore. Si jamais tu cherches quelqu'un pour t'éclairer et t'aider à faire le tri, t'as qu'à venir me trouver. »
Icare fronça les sourcils et fit volte-face. Il aurait cru entendre les sempiternelles remontrances de son père. Ce dernier pensait également que seuls certains sujets se trouvaient être dignes d'intérêt, mais Icare n'en entendait rien. Il était persuadé qu'en chaque chose se trouvait un attrait qui lui était propre et qu'il suffisait simplement de se donner la peine de regarder. Tout autre raisonnement était simpliste, étriqué et stupide. Un jour, s'il avait le temps, il le lui expliquerait. À Apollodore, mais aussi à son père. Un jour il aurait le courage de le lui dire, de lui dire qu'il était seul maître de sa vie et qu'il pouvait bien se carrer au cul toutes ses théories fumeuses sur ce qui devait ou ne devait pas être fait, sur l'idée même de la vie, respectable mais surtout bien insipide.
Sortant de ses pensées sans le moindre sens, il se concentra de nouveau sur le cours théorique de peinture qui se déroulait devant ses yeux. Il avait bien du mal à y accorder toute son attention. Puis, à l'autre bout de la salle bondée, alors même que le cours était plus d'à demi-entamé, la porte s'ouvrît sur ce garçon duquel il ne pouvait détacher ses pensées. Apollodore. Surprit, néanmoins heureux de le voir en ces lieux, Icare le suivit du regard, l'observa s'installer dans un coin, à même le sol, faute de pupitre libre. Puis il se retourna, et croisa le regard d'Icare. Et en un seul coup d'œil, comme si le temps se suspendait, Icare comprit que ce garçon était spécial. Plus encore, qu'ils étaient destinés à être spéciaux tous les deux, ensemble, s'ils s'en donnaient la peine. Apollodore lui sourit, juste comme ça, avant de détourner les yeux. Les mots prononcés à la bibliothèque lui revirent alors en mémoire, et Icare se fit la promesse de prouver à ce garçon qu'il était bien loin d'être inintéressant et dépourvu d'esprit critique. Il était même tout l'inverse. Et Apollodore allait bientôt le savoir.
Le soleil pénétrait la pièce par les fenêtres hautes et comme un fait exprès, venait éclairer la peau au teint sombre d'Apollodore. Encore une fois, il était flagrant qu'il lui appartenait tout entier. Il était le seul à être baigné de lumière, mais personne ne semblait vraiment le remarquer. Comme si cela faisait sens, comme si c'était logique. Une logique tellement imparable, naturelle, que personne n'oserait la remettre en cause, tout comme personne ne demande pourquoi le ciel est bleu ou comment volent les oiseaux. Mais Icare, lui, depuis toujours, se posait toutes ses questions, d'où ses lectures, aussi diverses que variées, et le livre sur les oiseaux tombé dans la bibliothèque. Icare avait toujours été de nature curieuse, de tout, au grand damne de son père. Et Apollodore était la nouvelle énigme qu'il voulait décrypter.
Au sortir du cours, Icare se précipita à l'extérieur. Il fendit la foule, presque désespéré, comme un navigateur dans une mer bien trop houleuse, tentant d'éviter les récifs. Mais il gardait son regard fixé sur l'horizon, sur son objectif, avec un cap unique et formel, comme un marin suit la lumière du phare. Lui, il suivait la lumière qui semblait accrochée à Apollodore comme une cape triomphale, emblème de sa puissance. Il manqua de le perdre à plusieurs reprises, mais à chaque fois, son regard se retrouvait inexorablement attiré par lui, comme les photons sont attirés par un trou noir.
Juste avant qu'il ne traverse la route attenante à l'établissement, qui le guiderait vers le quais Malaquais, Icare l'attrapa par la manche, avec rudesse. Il se retourna, une certaine lassitude dans le regard, comme s'il s'attendait à une confrontation tout sauf réjouissante, mais son visage se fendit un étrange sourire quand il se rendit compte de qui était face à lui.
« Oh, t'es le garçon aux oiseaux. »
« Et toi le dieu du soleil. Mais tu as beau avoir tout un astre à ta botte, ça ne te dispense pas de politesse. »
Jusque là, c'était bien Icare qui se montrait fort cavalier en l'interpellant de la sorte, mais il n'avait rien trouvé d'autre pour engager la conversation. La vérité c'est que pour la première fois, il se sentait impressionné par quelqu'un, et il ne savait pas comment le cacher autrement que par un jeu d'acteur assez médiocre, s'illustrant par une colère sans fondement.
« Qu'est-ce que tu racontes ? Vraiment je suis perdu. »
« Rien. »
« Comment tu peux exprimer le rien avec tant de mots ? »
Ça, c'était une question qu'on ne lui avait jamais posée. Il savait bien que ce garçon était différent.
« Peut-être parce que c'est un rien de la plus haute importance. »
Ça n'avait pas le moindre sens, mais cela fit sourire son vis-à-vis et s'allumer le soleil.
« Je t'offre un café ? » Interrogea ce dernier, comme intrigué par le tumultueux blondinet face à lui.
Trop heureux de grappiller quelques minutes du temps de ce garçon bien trop solaire pour être vrai, Icare acquiesça dans un grand sourire.
Ils déambulèrent un moment dans les rues bondés de la capitale, croisant bon nombre d'étudiants qui comme eux, au sortir des cours, cherchaient un endroit sympa, un petit bar où se prélasser entre amis, où parler politique et refaire le monde autour d'un café serré.
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