BEC ET ONGLES • PT. I

Assise en terrasse, Amanda feuilletait avec entrain le tout nouveau numéro de Mademoiselle Age Tendre avec en couverture Sheila et Sylvie Vartan, toutes deux coiffées d’un béret, rouge pour l’une, noir pour l’autre. Elle l’avait déniché dans le kiosque à journaux du coin de la rue et lisait un article du dossier spécial à propos des chanteuses du moment. Plongée dans sa lecture, elle ne vit pas le garçon aux cheveux blonds arriver. Lui, il l’avait remarqué depuis le trottoir d’en face. Et bien qu’ils ne se soient vu que quelques fois -il avait pour sûr plus amplement sympathisé avec Alberta- il l’avait reconnue immédiatement et n’avait pas hésité une seule seconde avant de la rejoindre. Avisant sa lecture, Icare lança :

« Je te croyais engagée. Pas le genre le de personne à lire la presse féminine futile et avilissante. »

« Je suis engagée. Assez engagée pour pouvoir réclamer le droit de lire la presse féminine en paix. Assez aussi pour réclamer celui de pouvoir lire des magazines politiques, ou sur les voitures.  J’aurais pu lire Salut les copains, Hara-kiri -que j’aurai volé, évidemment, puisque c’est ce que stipulait sa publicité radiophonique- ou bien Ivanhoé ou encore l’automobile magazine. C’est le principe même d’être engagé. Ce que je cherche, c’est que les femmes soient respectées, qu’elles ne soient plus contraintes à la seule presse féminine, mais critiquer celle-ci, faire croire aux femmes que les seuls centres d’intérêts auxquelles elles ont le droit sont stupides et indignes d’intérêt, c’est les infantiliser. C’est l’essence même du patriarcat. Qui voudrait diriger ce que font les femmes, ce qu’elles lisent, ce qu’elles pensent. On les contraint à un style de lecture puis on les juge pour ce même style de lecture. »

Il acquiesça.

« Je vois ce que tu veux dire. Mais rien ne t’empêche de lire ce que tu veux. Je veux dire, il n’y a aucune loi qui t’interdit d’acheter un magazine sur les voitures. »

« Une loi, non. Mais une convention sociale, oui. Il y a le regard kiosquier. Puis les réflexions désobligeantes, les personnes qui sont persuadées que parce que tu es une femme tu n’y comprends rien à rien… »

« Ok. Je vois. C’est plus facile de rentrer dans le moule. Mais pas très révolutionnaire. »

« Le truc c’est que quand tu achètes une revue, c’est pour te détendre. Prendre un peu de temps agréable pour toi. Et si ça revient à se prendre des remarques stupides dans les dents, ça deviendrait contreproductif. On perdrait tout le côté détente. Et parfois, on a juste besoin de vivre. La vie ne peut pas être un combat permanent. Sinon on a perdu d’avance. On ne peut lutter pour une vie meilleure, si on n’accorde aucune importance à celle-ci. Ce serait un total non sens. Il faut apprécier la qualité des instants passés pour que notre révolution ait un sens, un esprit. Pour savoir ce qu’on défend. Tout n’a pas en permanence à être un acte politique. Tu ne crois pas ? »

Il acquiesça quoique pour lui la demie mesure soit un concept plutôt abstrait. Puis interrogea :

« Georgie, Alberta n’est pas avec toi ? »

« Non. Elle rejoignait un ami. »

« Un ami ? »

« Petit-ami. »

Icare sourit. C’était une merveilleuse nouvelle. Alberta casée, il n’aurait plus à veiller à ce qu’elle se tienne à respectueuse distance d’Apollodore. Non pas qu’il ait trouvé désagréable de coucher avec elle quelques nuits au paravant, mais il ne cherchait pas non plus à ce que cela devienne une habitude. Il avait horreur de quand les gens le prenaient pour acquis, c’était toujours à ce moment là qu’ils commençaient à demander plus, plus d’attention, plus de tendresse, en somme cela se traduisait pour lui par moins de libertés, alors même qu’il n’avait jamais rien promis. Comme si le fait même de voir une personne régulièrement signifiait prendre avec elle des engagements. Icare lui ne devait rien à personne. Il menait lui-même sa barque. Oui, qu’Alberta voit quelqu’un était une merveilleuse nouvelle. Pour lui, mais aussi pour Apollodore. Ils ne se seraient jamais convenus tous les deux de toute façon. C’était une certitude.

« Et toi ? Tu as quelqu’un ? » Demanda-t-il sur le ton de la conversation, en se rasseyant dans la chaise, incapable de retenir son sourire qui se faisait de plus en plus satisfait.

Amanda prit cela pour une invitation, un flirt innocent auquel elle répondit immédiatement. Il fallait dire qu’Icare était joli garçon.

« Pourquoi ? Tu es intéressé ? »

Son humeur éclaircie, il répondit du tac au tac, rentrant dans son jeu, parce qu’il était incapable de s’en empêcher. C’était toujours pareil dès que quelqu’un lui montrait un peu d’interêt. Il avait toujours besoin de voir jusque où cet attrait irait, à quel point il pouvait captiver les gens. Oui au fond, c’était cela qui l’intéressait. De manière tout à fait égoïste, il voulait sentir sur lui le regard admirateur ou même juste intéressé, curieux, des autres. Et dès que cela devenait trop dur à porter, quand on lui demandait de rendre des comptes, d’endosser ses responsabilités, il prenait la poudre d’escampette vite fait.

« J’en sais rien. Je devrais ? »

Elle lui lança un petit regard chafouin par dessus les pages de son magazine, ses yeux maquillés de noir, sans rien y répondre. Icare aimait sa fraîcheur et sa spontanéité.

A une table de la leur, un groupe d’étudiants discutaient, tout en écoutant les informations du jour sur un petit transistor en tout point semblable à celui sur lequel ils avaient l’habitude d’écouter Campus radio le soir chez Alberta. Le présentateur annonça l’allocution imminente du ministre de l’éducation Nationale, Alain Peyrefitte, qui reviendrait sur le mouvement étudiant qui secouait la capitale depuis quelques jours. Dans un même mouvement, Icare et Amanda se tournèrent et tendirent l’oreille. Voyant cela, jeune homme d’à peut-être près leur âge leur proposa de se joindre à eux. Tout le monde se décala pour leur laisser la place de mettre leurs chaises et le silence ce fit de nouveau pour se concentrer sur la voix du ministre au travers de la radio. Il annonçait un plan de modernisation des universités de Paris et de sa banlieue, mais rien de vraiment concret. Pas de quoi faire décolérer les étudiants et leur faire abandonner le siège de La Sorbonne. D’ailleurs, c’est juste un peu plus tard en ce 6 Mai qu’une manifestation organisée par l’UNEF prit place, au départ de la place Denfert-Rochereau. Et évidement qu’Icare y prit part. Amanda l’avait accompagné, ils avaient seulement fait escale, au milieu du cortège, quand ils tombèrent sur une cabine téléphonique. Icare attendit à l’extérieur alors qu’Amanda appelait Alberta. Elle ne voulait pas que son amie manque cette occasion de protester pour un simple flirt.

Quelques dizaines de minutes plus tard, alors que la foule se faisait de plus en plus dense et bruyante, Icare repéra la jeune fille qui leur faisait de grands signes en essayant de progresser parmi l’assemblée. Elle était accompagné de Martin qu’elle avait croisé en route. Ils se tenaient la main, pour ne pas se perdre parmi la foule qu’ils traversaient. Icare et Amanda vinrent à leur rencontre.

« Vous avez vu les autres ? » Demanda Amanda, criant presque pour se faire entendre.

« Oui, ils sont restés à l’arrière du cortège, on s’est donné rendez-vous au café habituel après ça. »

« Ça marche. »

« Et… »

Elles allaient ajouter quelque chose quand tout à coup un chant retentit, ils étaient arrivés place de l’étoile et chantaient l’Internationale sur la tombe du soldat inconnu. Comme si leur discussion était de la plus grande des futilités, ils l’abandonnèrent sans remord, presque comme si elle n’avait jamais existé, pour reprendre les paroles en chœur. Ça avait quelque chose d’émouvant et de profondément grisant d’être au milieu de tous ces gens, de chanter avec eux, à l’unissions, comme des milliers de cœurs qui battent sur la même fréquence. Pour mieux voir, Amanda monta sur les épaules de Martin. Elle leur racontait, un peu comme quand ils suivaient un événement à la radio, ce qu’eux ne voyaient pas. Elle leur expliqua les manifestants à l’assaut de l’arc de triomphe. Certains avaient même le courage de grimper sur les sculptures en ronde-bosse qui ornaient les piédestaux. L’un des hauts-reliefs principalement était prit d’assaut. Il s’agissait du groupe sculpté par Antoine Étex en 1814. La résistance. Pas la peine de se demander pourquoi. La symbolique parlait d’elle-même.

Puis pour aller plus loin, alors que, poing levé, l’internationale raisonnait toujours sur les caissons fleuris de l’intrados du monument, le drapeau français tomba au sol, sous les ovations des étudiants. Il fut rapidement remplacé par le drapeau rouge de la révolte et celui noir des anarchistes. Les mains en portevoix, Icare acclama ce geste tandis qu’à côté de lui, Martin, Alberta et Amanda battaient des mains.

« 22 ! V’là les flics ! » S’éleva une voix sur leur gauche.

Immédiatement, un vent de panique souffla sur l’assemblée, tout le monde cherchant, dans un mouvement de foule de s’éloigner de la charge des CRS. Dans les premiers temps, le chaos fit son œuvre, puis certains jeunes, habitués des manifestations avec plus ou moins de violence s’improvisèrent généraux. Martin faisait partie de ces chefs de file. Sans se laisser impressionner, il saisit le couvercle en fer d’une poubelle qu’il tendit à Icare. Ils n’avaient que ça pour se protéger des coups de matraques alors qu’ils étaient du côté de la place de l’Etoile la plus exposée aux charges des forces de l’ordre. Une nouvelle fois, l’issue de cet affrontement fut terrible pour les étudiants, avec plus de quatre cent arrestations. Et si beaucoup seraient relaxés dans la soirée ou le lendemain, ce ne sera pas le cas pour tous. Une fois de plus, Icare et ses amis étaient passés entre les mailles du filet, et le fait d’avoir vu le danger de si près était pour eux comme une victoire. Ça leur conférait un sentiment d’invincibilité. Comme s’ils étaient invulnérables. Ce sentiment était dangereux. C’était quand une foule ne connaissait plus la peur, n’avait plus conscience des enjeux et des dangers qu’elle devenait incontrôlable. Et ça le gouvernement gaulliste le savait. La peur, c’était le contrôle. Mais pourtant même l’escalade de la violence de la part des CRS ne parvenait pas à les effrayer. Au contraire, ça attisait leur haine et leur cohésion. Ce que le gouvernement n’avait tout d’abord pas prit au sérieux commençait maintenant à sérieusement les inquiéter. Et rien que cela, c’était déjà en soit une petite victoire.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top