AVEUX AU SOLEIL • PT. II

« Qu'est-ce que tu veux savoir ? » S'enquit le plus grand des deux, un peu surprit par sa demande.

« Tout. Absolument tout. Je veux connaître la moindre parcelle de ton âme, que tu ne puisses rien me cacher. Je veux connaître chaque trésors que tu renfermes, rencontrer le petit garçon que tu as été et découvrir l'homme que tu seras. »

« C'est outrageusement spécifique. »

« Ne changes pas de sujet et raconte moi. »

« Comme tu voudras. Mais il n'y a pas grand chose à dire. Mon père est artiste. Il est venu en France pendant la guerre, s'engager était un moyen de fuir la ségrégation aux États-Unis. Après la libération, il a rencontré ma mère et il n'est jamais reparti. Elle était de bonne famille, sans pour autant faire partie de la haute bourgeoisie, et il a mit du temps pour lui faire la cour et surtout pour se faire accepter par ses parents. Ils ne l'ont jamais vraiment fait si tu veux mon avis. Mais ils ont au moins consenti au mariage. Après tout, mon père avait pour lui le statut de soldat. Il avait libéré la France, il était américain, bien élevé et cultivé. Ça les a aidé à passer au dessus de sa couleur de peau je suppose. J'ai jamais manqué de rien, je veux dire on a toujours été plutôt aisé. Avec le temps, mon père a réussi à se faire un nom en tant qu'artiste ici, en France. C'est pour suivre sa voie que je suis entré aux beaux-arts. Il m'a toujours parlé des grands artistes, il m'emmenait au musée, me faisait lire les classiques, Baldwin, Whitman, Rimbaud et Verlaine, Oscar Wilde, il m'a ouvert à toute cette culture artistique. Mais malgré cela, j'en sais pas beaucoup sur les origines de mon père. Sur mes racines. Ça a toujours été un sujet tabou, et pas que pour mon père, pour ses parents, ses grands-parents et ses arrières grands-parents, au final, même si mon père le voulait, je pense qu'il ne saurait pas trop quoi me dire pour m'en parler. J'ai l'impression que toute un pan de ma culture m'a été enlevé et c'est comme si personne ne la trouvait assez digne d'intérêt pour penser à me la rendre. Comme un héritage perdu. Enfin une partie de mon héritage, parce que mon père m'a fait découvrir le Jazz aussi, il connaît quelques grands musiciens, des amis de sa jeunesse, qu'il aimait écouter quand il peignait. Quand j'étais petit, je n'aimais rien tant que de parcourir les allées de son atelier au grenier de notre maison. Je voulais tout faire pour lui ressembler. La sculpture, c'est venu après. Parce que je trouvais que tout ce que je pouvais peindre manquait inexorablement de relief. Je comparais sans cesse aux toiles de mon père, et n'étais jamais à la hauteur. Un jour, un des amis artistes de mon père m'a mit un burin entre les mains et m'a simplement dit ''peint avec ça.'' Au début, j'ai pas compris. J'ai pensé qu'il se moquait de moi et de mes piètres tentatives artistiques, alors il a ajouté que la sculpture c'était comme peindre mais avec de la matière, si la peinture n'était que le rendu des couleurs, des lumières sur les surfaces, la sculpture, elle, modelait le monde en un réalisme presque trompeur. C'était comme cloner la vie, plus que de la représenter. Je vais pas mentir, au début, j'étais très mauvais. Mais ce n'était pas comme peindre. Au lieu de me décourager, de comparer mes productions aux travaux d'artistes accomplis et de me fustiger de ne pas pouvoir prétendre à leur niveau de virtuosité, chaque erreur me donnait encore plus la hargne de réussir. Je voulais, non, je devais y arriver. Modeler la vie était devenu sans même que je ne m'en rendes compte ma raison de me lever chaque matin. Chaque pierre que je cassais, chaque coupure que je me faisais, était un prétexte de plus à passer une heure, deux heures, une journée supplémentaire à sculpter. Je pensais que c'était à mon père que j'avais quelque chose à prouver, mais j'ai fini par comprendre que c'était à moi-même. C'était moi qui ne me prenais pas au sérieux, qui doutais de moi. Quand j'ai été reçu à l'académie des beaux-arts, ça a été comme une sorte de consécration. Enfin, j'avais la reconnaissance que je cherchais désespérément depuis tout ce temps. Maintenant il ne me reste plus qu'à m'auto-persuader que je n'ai pas été accepté simplement du fait des contacts de mon père. Certains des amis des artistes qu'il côtoie appartiennent aux cercles plus ou moins éloignés que ceux qui siègent au conseil d'admission. »

« Tu me fais marcher ? »

« Quoi ? Non, pourquoi tu dis ça ? »

« T'es en train de me dire que tu ne reconnais pas avoir du talent ? »

« J'ai du mal à me faire à cette idée, oui. »

« Es-tu aveugle ? Non parce que si ce n'est pas le cas, je serai forcé de me faire du mouron pour ta santé mentale ou bien te considérer comme complètent stupide et dénué du moindre sens artistique. Tu ne peux pas, toi, douter de ton talent. »

« Et pourtant. Le doute est pernicieux. Et permis à tous. »

« Oui mais pas à toi. Pas quand tu as littéralement de l'or au bout des doigts. De l'or qui coule sur la pierre comme une rivière intarissable. »

« Je suis pas différent d'un autre, je... »

« Tu l'es. Tu es différent. Tu es le soleil. Et j'peux pas détourner les yeux quand t'es la. Tu penses vraiment que j'agis avec tout le monde comme j'agis avec toi ? Non. Vraiment pas. Toi t'es fascinant. Comme un mystère. Un casse-tête insoluble auquel je me heurte jour après jours. Mais je suis incapable de renoncer à te déchiffrer. S'il le faut, ce sera à l'usure, mais je te découvrirai, tout entier. »

Apollodore fit son possible pour ne pas se montrer ébranlé par ces mots-là.

« Pourtant, Icare, tu agis de la même façon avec chaque nouvelle personne que tu rencontres. Pendant quelques jours, une semaine, elle devient tout ton monde, tu fais une obsession dessus, puis tu passes à autre chose. Et t'imagines pas dans quel état tu laisses les gens quand tu fais ça. Tu les fais se sentir importants, comme si elles valaient le monde, puis tu les laisses sur le bas côté. Et alors leur monde s'écroule. »

« Mais pas toi. »

« Bien sûr que si. Et le pire c'est peut-être que tu ne t'en rends même pas compte. Parce que dans le fond, t'en as rien à faire. Que ce soit avec moi, avec Alberta, avec Martin, n'importe qui. »

« Mais vers toi, je reviens à chaque fois. C'est ce que je te dis. Avec toi, je suis incapable de passer à autre chose. »

« Et pourtant tu essayes. »

Ces mots étaient d'une violence rare, coupant comme des lames de rasoir, acérés comme les dents d'un prédateur.

« J'essaye. » Concéda-t-il. « Mais les autres, c'est pas pareil. Tu n'es pas pareil. »

« Pourtant à chaque fois que tu me laisses pour ne voir plus que par quelqu'un d'autre, que ce soit Alberta, ou... »

« Non. Alberta c'était différent. » Le coupa Icare, sourcils froncés.

« En quoi ? Non parce que je suis différent, Alberta est différente, à t'écouter, tout le monde le serait. Donc on en revient au même point. Explique moi. »

« J'ai couché avec elle pas parce que je la trouvais fascinante, mais parce que toi tu t'intéressais à elle. Et ça je ne pouvais le supporter. J'ai trouvé que ça pour me réapproprier ton attention. Et regarde, ça a marché. »

« Donc je ne peux pas m'intéresser à qui que ce soit mais toi tu peux m'ignorer complètement, me faire sentir comme inutile, un moins que rien, disposable, remplaçable par n'importe qui ? »

Apollodore sentait la colère refoulée de ces derniers jours monter en lui. Après tout il ne pouvait pas éternellement laisser Icare mener la danse et se torturer émotionnellement à la moindre de ces actions dont il ne saisirait pas le sens ou la portée.

« Tu comprends vraiment pas, hein ? »

« Comprendre quoi ? »

« Que si je me détache de toi, si je prends mes distances, c'est parce que tu m'intoxiques complètement. Et que je sais que si je reste trop près de toi, je te laisserais plus partir. C'est ça. Tu me rends toxique. Complètement cinglé quand je pense à toi. Si je me laissais aller à ce que je ressens, j'suis pas sûr de l'issue que ça pourrait avoir, mais je sais que c'est dangereux. T'as raison quand tu dis que je fais des obsessions. Mais jamais si grandes que celle que j'ai sur toi. Toi je peux pas te sortir de ma tête. Même quand je bois, que je fumes, que je prennes n'importe quoi, t'es toujours là. Juste là. » Il tapota sa tempe de son petit doigt, celui orné d'une chevalière dorée. « Tu sors jamais vraiment. Et j'en peux plus. Parce que je me force à rester correct, pour pas te détruire, t'embraser. T'embrasser. Te ligoter et t'enfermer quelque part où tu ne verras plus que moi. J'supporte pas quand ton regard n'est pas sur moi, quand tu souris à un autre que moi, quand un autre nom que le mien passe tes lèvres. Tu comprends maintenant ? J'ai besoin des autres pour me forcer à t'oublier. J'ai besoin de te délaisser. Parce que je veux pas te détruire. »

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