Prologue 3 - Le transfert


14 octobre 2018 – 2600 mots

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J'ai construit le concentrateur sur les plans du grand alchimiste Alleris Bombastus. Bombastus lui-même ne disposait malheureusement pas de l'ingrédient essentiel au concentrateur, à savoir le cristal qui relie le monde physique aux énergies supérieures que l'objet utilise.

En théorie, on peut construire un concentrateur de taille arbitraire et employant une énergie arbitraire, de sorte qu'on pourrait, avec cette technologie, franchir toutes les barrières de l'espace et se déplacer instantanément en tous points de l'univers. J'entends l'univers étendu, c'est-à-dire non seulement l'espace physique, mais aussi la trame des rêves, bien que celle-ci se refuse souvent à accepter la présence d'objet matériels.

Adrian von Zögarn


Orkanie du Nord, 8 mars 2010


Un fond d'aube montait déjà au-dessus des arbres et semait des lacs pourpres parmi les frondaisons.

Alors que l'autre moitié du monde grelottait de froid, ici en Orkanie, l'hiver disparaissait dans la pluie et dans le brouillard. Le fameux « printemps humide » local avait pour mérite de ralentir l'envahisseur ; pour inconvénient d'avoir noyé la Deuxième Armée dans la boue, alors qu'elle ne pensait qu'à la fuite.

Leam se laissa glisser sur le sol poisseux. Elle abandonna son sac, tira son pistolet automatique hors de son étui et glissa le doigt sur la sécurité. On disait que la planète Daln avait fabriqué en une année plus d'armes que durant toute son histoire ; que ces armes changeaient dès à présent la face du monde et qu'elles lui colleraient encore longtemps à la peau, comme un lancinant rappel. Pour l'heure, tout ce qu'Armand exigeait de ces armes, c'était qu'elles fassent leur travail et leur sauvent la vie ; Daln ferait ses comptes plus tard.

La vampire se retourna sur le dos, rampa sur un mètre et s'arrêta, l'œil aux aguets.

Si ce n'était qu'une ombre ou un chevreuil, elle se moquerait de sa méprise ; ils reprendraient leur route rassurés. Armand désirait cette erreur. Mais les gestes de Leam étaient empreints de certitude ; son instinct avait jugé.

Ils voyaient sans cesse des ombres hachées par les branches ; ils entendaient mille craquements, comme s'ils étaient sans cesse le centre d'un tourbillon d'écureuils. Mais cette fois était la bonne. Quelqu'un flânait à vingt mètres d'eux. Un rôdeur, un pisteur, un groupe qui cherchait des fuyards de la Deuxième Armée, pour les emprisonner ou les faire disparaître.

Armand captura une facette du regard de Leam. Plutôt que l'inquiétude, il vit bien pire, une sorte de joie féroce. Si elle se trouvait en danger, l'instinct de survie prendrait le dessus ; le démon se félicitait déjà de cette future démonstration de son pouvoir. Quant à lui, l'arme dans sa main lui semblait factice, illusoire ; seul comptait le concentrateur. L'objet l'appelait. Il lui promettait une sortie sans éclat, certes, mais une sortie néanmoins ; l'occasion de prendre un nouveau départ, de recommencer. Abandonner Leam à son triste sort ? Certes, mais c'était la guerre, une question de survie ; les plus intelligents ne sont pas en première ligne ; et de toute manière, en première ligne, on ne peut pas grand-chose à part tirer quelques coups de feu dans le brouillard et repartir en arrière ; cela, Armand avait eu l'occasion de le constater. Recommencer ! On avait beau jeu de condamner la fuite et de fusiller les déserteurs. C'était un pari qui, dans quelques occasions comme celle-ci, valait le coup.

Lorsqu'il tourna la tête vers elle, Leam avait disparu. Seul dans ce renfoncement du sol, il ôta les sangles de son sac et colla ce dernier contre une souche d'arbre. Son doigt tremblait sur la gâchette lorsqu'il commença à relever la tête.

« Où es-tu, petit homme... »

La voix féminine, profonde comme un chant d'opéra, flottait dans l'air à quelques mètres à peine de lui. Les pas sur le sol meuble faisaient peu de bruit, pourtant son instinct lui parla de quelqu'un de grand, de lourd, dont le regard portait loin. Il était pris au piège dans son trou.

« Montre-toi, je sais que tu es là, et je ne te veux aucun mal. Je veux simplement te tuer. »

Les pas allaient et venaient. Elle ne l'avait pas vu ni même senti, mais entendu le bouillonnement de ses pensées. Un pouvoir que possédaient les anges.

« C'est exact, je suis une ange... »

Armand se sentit soudain soulevé du sol avec délicatesse, placé dans un état d'apesanteur. Ses membres s'engourdirent, sa main lâcha le pistolet qui aurait dû lui sauver la vie et il fit face, bras et jambes étendus en croix, à une ange déchue.

À sa taille colossale, il reconnut une archange. Il n'en avait jamais vu ailleurs que dans les journaux et à la télévision, où ils enveloppaient leurs gestes et leurs paroles de bienveillance et de candeur. Celle-ci avait ôté ce vernis rassurant. Elle mesurait au moins huit pieds de haut – il ne lui arrivait qu'à la poitrine. Ses épaules larges attestaient d'une puissante musculature, camouflée dans la grâce de sa silhouette. Elle était couverte d'une tenue de cuir noir, une combinaison de pilotage qui la laissait libre de ses mouvements. Ses cheveux autrefois blonds ou dorés avaient pris la même teinte. Armand ne pouvait détacher son regard de cette ange de la mort, belle et féroce, qui le tenait en son pouvoir.

« Je te fascine, petit homme ? Il en est ainsi pour tous ceux de ton espèce. »

Elle-même riait de ce pouvoir comme un enfant entouré de ses jouets. Elle savourait l'instant, examinait Armand avant de prendre sa décision.

« Le sais-tu, Armand Gillian, il n'y a rien après la mort. N'est-ce pas rassurant ? Il n'y a que la fin de la souffrance. Voici ce que je te promets. Me fais-tu confiance ? »

Il voulut répondre, mais le halo d'air liquéfié qui l'entourait, une matrice immatérielle qui maintenait son corps en léthargie, aspira le son que formaient ses cordes vocales.

« Tu veux encore souffrir ? Je peux t'aider, dans ce cas. Non, tu ne veux pas que je te fasse souffrir ? Mais que veux-tu donc ? Voilà bien le malheur des gens de ton espèce. L'âne face au bac d'eau et au bac de son. Il se tourne vers l'eau, mais il a peur de mourir de faim ; il se tourne vers le son, mais il a peur de mourir de soif. Finalement il meurt de faim et de soif. Que choisir. Que faire. Que ce doit être fatiguant. Je te propose de te libérer de ce fardeau du choix. Oui, mourir est une première solution. »

Elle le fit tourner autour d'elle. L'archange badinait avec sa magie d'une façon effrayante, en sachant qu'il était à sa merci.

« Si ton chemin comporte un choix que tu n'es pas capable de faire, c'est que tu es la mauvaise personne sur le mauvais chemin. Tout devrait être plus simple. Il n'y a pas de Bien et de Mal, par exemple. Il n'y a que le bien que l'on te fait et le mal que l'on te fait. Il n'y a pas d'interdit. Tu peux tout faire jusqu'à ce qu'on t'empêche de le faire. Tu émerges d'un monde qui était l'hybride entre la loi naturelle et le délire des anges. Nous revenons à la loi naturelle, petit homme. Je peux te l'apprendre. Tu es mignon. J'aime beaucoup les compliments que tu me fais. Peut-être que je te garderai comme animal de compagnie. Tu es fragile, mais je peux faire attention. Ou comme amant. Je n'ai jamais eu d'humain pour amant. »

Il tentait de contrôler le flot de ses pensées, mais elles s'écoulaient hors de lui comme une hémorragie, aspirées par l'archange déchue.

« Déchue de quoi, petit Armand ? Qui a décidé que j'étais déchue ? Je suis libre et fière. Je suis enfin heureuse. Ne le méritais-je pas ? Toi, n'es-tu pas prêt à tout pour goûter à la félicité ? »

Son esprit dévia vers le concentrateur. L'archange le sentit. Intriguée, amusée sans doute de trouver en lui plus qu'un simple jouet, elle l'écrasa dans son étau invisible. Il étouffait.

« Quel est cet objet ? Comment l'as-tu obtenu ? À quoi sert-il ? Non, je sais... un concentrateur... je ne sais pas à quoi il peut bien nous servir. Je te l'emprunte, petit homme ; quant à toi je te garde. »

Elle libéra Armand d'un geste ; il retomba au sol et retrouva l'usage de ses membres. L'archange avait marché jusqu'à la pente où Leam et lui avaient espéré la surprendre. Elle regarda les affaires abandonnées.

« Je me disais bien qu'il y avait quelqu'un d'autre... tu m'as caché cela, petit homme. Une vampire ? Elle ne t'a pas encore bu ? Tu es chanceux, c'est donc qu'elle te veut comme amant. Mais tu crains moins avec moi, petit Armand. Tu es une chose faible et tu as besoin d'être protégé des monstres. »

Il fouilla frénétiquement le sol humide à la recherche de son pistolet. Une aiguille dans une botte de foin, car l'aube dispersait un champ d'or à ses pieds, bruissant d'éclats métalliques et de lueurs parasites.

« Tu sais, tu ne peux pas me tuer. »

Un miracle mit l'arme dans ses mains ; Armand fit feu sans viser, à bout de bras. Ses tremblements lui auraient fait manquer un arbre à deux mètres, mais les balles atteignirent l'archange ; elles s'écrasèrent sur son buste en de petites corolles de métal.

« Il y a tellement d'énergie dans mon corps que même si tu m'arrachais le cœur, je survivrais toujours... »

L'archange jugeait sa réaction tout à fait normale et ne lui en tenait pas rigueur. Elle s'apprêtait à le sermonner comme un enfant, à lui ôter son arme et à la détruire, en disant : contre moi tu ne peux rien, mais tu pourrais te blesser avec ce jouet.

« Où est-elle, petit homme ? »

Leam tomba sur elle.

Malgré l'aube qui avançait telle un compte à rebours, la vampire n'avait pas couvert sa tête. Elle avait même ôté sa veste, ne gardant que son maillot de corps, puisque rien n'arrêterait la magie de l'ange. Les canines sorties, un couteau de chasse à la main, le corps arqué et refermé comme une hyène, Leam renouait avec son statut de fauve. Armand ne comprenait pas comment il avait pu ne pas avoir peur d'elle. Peut-être partageait-elle avec l'archange cette aura de fascination surnaturelle.

L'ange fit un geste ample du bras, comme pour chasser une mouche, envoyant Leam au tapis. La vampire chuta en roulant et se rattrapa aussitôt malgré l'irrégularité du sol.

« Elle tient beaucoup à toi, jugea l'archange. C'est curieux. Elle te garde peut-être pour se nourrir. »

L'archange semblait trop lasse d'utiliser sa magie contre cette adversaire. Elle contre-attaqua avec un balayage de la jambe suivi d'un coup de poing pour achever la vampire, deux mouvements parfaits qui rencontrèrent le vide. Plutôt que d'avouer qu'elle méjugeait son adversaire, l'archange fit mine d'avoir tout prévu. Elle éclata d'un rire cristallin, limpide, en continuant ses assauts, sans effort et sans fatigue. Tout ceci n'était qu'un jeu dont elle s'amusait bien.

D'un revers, Leam érafla sa combinaison au niveau de la cheville. L'archange marqua un temps d'arrêt. La protection qui avait arrêté les balles n'avait pas fait effet ici. Une nouvelle fois, elle se convainquit que c'était fait exprès, une façon de donner un peu de piment au combat, voire une chance à la vampire.

« Je m'ennuie, prétexta-t-elle. Je suis occupée. On m'attend au camp. »

Elle leva le bras, serra le poing, étendit la main : une onde de choc fit claquer l'air comme une puissante détonation, jeta Armand à terre et percuta Leam, qu'il vit s'envoler au-dessus de lui.

Un bourdonnement s'installa dans ses oreilles et son corps refusa de retrouver l'équilibre. Armand tanguait. Il chercha où avait atterri Leam mais ne trouva que l'archange, parfaite et immuable, à peine atteinte par une minuscule égratignure.

« Je suis désolée, petit homme, je l'ai cassée. Mais nous pouvons partir à présent. »

Elle s'était accroupie au-dessus de lui et hésitait entre le tuer sur place et l'emporter.

Leam eut la présence d'esprit de mettre fin à cet atermoiement. Elle se jeta sur l'archange avec une rage renouvelée, qui roula avec elle en essayant de repousser cette créature hurlante et griffue. Un rayon éblouissant traversa l'atmosphère, comme un jeu de lumière stroboscopique, silencieux et si bref qu'Armand crut l'avoir rêvé. Mais une odeur de chair brûlée le prit à la gorge. Il vit Leam se relever à moitié, touchée au flanc, où le tissu avait fondu sur un rayon d'un pouce. Elle allait retomber vaincue. Une gravité puissante semblait écraser l'archange à plat ventre, comme vidée de son énergie. Son arcade sourcilière en sang inondait son beau visage de la couleur des duels à mort.

« Que me veux-tu ? s'exclama-t-elle. Pourquoi me fais-tu cela ? Veux-tu que je te fasse souffrir ? »

Leam ne répondit pas. Elle devait avoir plusieurs os brisés et le thorax transpercé. Aucun humain n'aurait survécu jusqu'ici ; la vampire eut la force de devancer l'archange, de se traîner jusqu'à elle et de planter le couteau de chasse dans son dos, juste sous les omoplates.

L'archange cria, se retourna et rendit des coups ; Leam lui écrasa le poignet et frappa au hasard, cherchant le cœur, qui devait bien se trouver quelque part. Après plusieurs secondes, le visage ensanglanté de l'ange se figea dans l'incompréhension.

Armand marcha jusqu'à la vampire agenouillée. Ses mains étreignaient encore le couteau enfoncé jusqu'à la garde.

Les morts auxquelles il avait assisté jusque-là s'étaient déroulées dans le secret du brouillard, aussitôt effacées, disparues. Elles lui revenaient par flashes et par rêves. Celle-ci était baignée de lumière. Face à ce grand corps étendu sur le dos, toutes ces marques de couteau par lesquelles s'écoulait du sang rouge clair, du sang d'ange qui noircissait à vue d'œil, Armand ressentit une indicible révolte ; il refusait que les éléments restent de marbre face à cette mort. La terre aurait dû s'ouvrir et emporter l'archange, le ciel aurait dû se déchirer, une tempête aurait dû se lever ; mais la Nature, telle un vieillard cacochyme obsédé par le jardinage, se fichait éperdument du duel et de son issue.

Leam souriait.

« C'était la pilote du vaisseau, murmurait-elle. Celle qui a tué. Celle qui m'a séparée de Vlad. C'était la pilote... »

Il crut que le démon de la colère avait pris possession d'elle, mais ce sourire était une grimace involontaire. Ses mains crispées d'horreur, elle regardait le sang couler comme un miroir dans lequel on aurait vu disparaître son reflet.

Après un temps infini, Leam ferma les yeux et tomba en avant.

Armand ne connaissait qu'un seul moyen de la sauver. Il se rua sur le concentrateur portatif, car la vie de la vampire en dépendait, suspendue au bon vouloir de cette machine.

Il déplia le cube de métal avec des gestes fébriles. Le cristal en son centre brillait déjà comme l'œil d'un démon qui attend sa pitance. Car le démon était en cet objet ; cet objet était le démon qui disait recommence, qui disait fuis, et qui maintenant triomphait : tu n'as plus le choix.


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Ambiance !

Je clos peut-être là-dessus mes publications du week-end. Auquel cas, rendez-vous la semaine prochaine pour... pour reprendre l'histoire là où elle commence, en remontant de près d'un an dans le temps.

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