IV - 9. Les survivants
1er janvier 2019 – 1600 mots
Je regrette à peu près tout ce que j'ai fait pendant la guerre, entre l'instant de la chute d'Eden et la conférence de Yora. Chaque mot que j'ai dit, chaque décision que j'ai prise, je les regrette en bloc. Mais aujourd'hui encore, lorsque je pense à tel ou tel instant, que je revois la décision, que je m'entends parler, je ne trouve pas d'alternative.
Bill Velt, Mémoires de guerre
Yora, 20 mars 2011
« Avez-vous tué Samaël ? » demanda le président.
La tête lui tournait. Astyane peinait à se remettre debout. Elle choisit de rester affalée sur le fauteuil présidentiel. Seules traces de son passage dans l'enfer de Samaël, des engelures couvraient ses mains et ses avant-bras, des effets minimes au regard de la violence du vent, atténués sans doute par le retour à la réalité.
« Qu'avez-vous dit ?
— Avez-vous tué Samaël ?
— Non... je ne crois pas. »
Des hommes en costume noir se tenaient des deux côtés de la porte, guère plus expressifs que des plantes en pot. Ils se sentaient sans doute une utilité similaire, étant donné qu'Astyane avait stoppé l'ange déchu, fait leur travail à leur place.
« Où est-il, alors ?
— Il se rendait sur Terre.
— Sur... Terre ? Ce n'est pas un cadeau que nous leur faisons là.
— Je vais le suivre.
— Reposez-vous un peu d'abord.
— Je dois l'arrêter. Je suis la dernière ange à pouvoir le faire. »
Elle se souvint que la bataille était toujours en cours.
« Yora...
— Ils ont réussi à monter sur une ou deux lieues, mais ils n'ont pas passé l'autoroute 114. Depuis le début de l'après-midi, l'Empire recule.
— Yora est sauvée ?
— Nous verrons cela demain. »
Astyane se remit debout.
« Je pars, affirma-t-elle pour s'en convaincre.
— Vous avez fait votre travail, admirablement bien. Si Samaël est sur Terre, il représente une menace pour les terriens, contre laquelle je ne peux rien faire, ni moi ni le Commandement de Verde. D'après les rapports, les deux derniers vaisseaux des anges ont été détruits. Nous avons peut-être gagné contre eux. Auquel cas je ne peux vous retenir. Cependant... attendez peut-être que Gabriel...
— Gabriel est mort. »
Elle le dit d'abord pour clore le débat, puis la certitude s'installa, pleine et entière. Gabriel était mort. Avant cela, Astyane croyait encore – même si peu – au renouveau des anges. Désormais elle le savait, comme si cette vérité difficile lui était donnée en héritage. Ils allaient disparaître en l'espace d'une génération.
Seule demeurait sa mission.
« Je vois. Dans ce cas, me direz-vous, plus rien ne vous retient ici. Je comprends. Je suis ravi de vous avoir connu, madame. »
Il marqua quelque hésitation, puis ajouta :
« Détruisez-le. Réduisez-le en cendres. Mais n'y perdez pas votre âme. Elle est précieuse. Eden n'a pu exister que parce que des anges comme vous y croyaient encore ; pour moi, désormais, vous êtes Eden.
— Je comprends.
— Parfait. Adieu. »
***
« C'était une guerre amusante, mais comme toutes les choses amusantes, elle a pris fin. »
Pour se persuader de la finesse de son trait d'esprit, Aubert se mit à ricaner. Aussitôt, ses derniers fidèles du ministère de la communication gouvernementale l'imitèrent. La bataille de Rema perdue, ils avaient fui à l'autre bout du monde, dans un pays oublié de la guerre. Ils ne parlaient pas la langue locale, mais les locaux reconnaissaient la couleur de leur argent.
Ils s'habituaient depuis quelques mois à une vie de rentiers. Dans l'entre-soi de jeux de cartes, noyés d'alcool et de fumée de cigare, ils refaisaient le monde, dressaient les plans fumeux d'une reconquête de Fallnir, trouvaient un coupable à l'échec de Gérald, bien souvent le baron Jassois, un traître à la solde des puissances étrangères.
Nous reviendrons, tel était leur mot d'ordre, si tant est que leur foie survive à l'épreuve que lui faisait subir Aubert Bellophon, chef de cérémonie obscène, si bien incrusté dans son nouveau décor qu'il aurait pu tout aussi bien être né ici.
Ils payaient bien leurs ouvriers agricoles pour acheter leur silence et faisaient tranquillement fructifier leur propriété. Dans leur vision dérangée, cette ferme plantée à l'écart des villes serait le terreau d'un renouveau. Ils avaient eux-mêmes manqué l'occasion de bâtir un empire, mais leurs enfants, leurs petits-enfants, grossiraient les rangs d'un bataillon à venir. Nul besoin d'être nombreux, cela Aubert le savait bien. Donnez moi cent hommes, disait-il, et je ferai élire le président que vous voulez. Je peux changer les opinions de tout un peuple en deux ans. Il suffit d'un peu de papier, de crieurs publics, d'affiches électorales, de rumeurs. Tout ceci ne coûte qu'une bagatelle.
Aubert avait mis ses compétences au service de Gérald ; l'homme ayant failli à sa tâche, il attendait que frappe à sa porte le futur Empereur de Fallnir.
« Je vous laisse, messieurs, dit-il avec entrain. J'ai trop bu pour ce soir. »
Il posa la main sur la poignée de laiton de leur fumoir. Elle semblait légèrement collante. L'homme de ménage avait mal fait son travail. Aubert nota de le renvoyer dès le lendemain.
Sorti dehors, l'ancien ministre continua de ricaner tout seul. C'était un homme indestructible, car incapable de se regarder dans un miroir pour ce qu'il était vraiment, incapable de juger de ses propres actions comme de leurs conséquences : il ne vivait que pour son plaisir et son confort personnels, maquillés de grands mots.
Une odeur insincère obstrua ses narines. Elle semblait rôder par-dessus le champ en jachère qui s'arrêtait à dix mètres de l'habitation en bois, portée de son côté par une brise nocturne. Aubert Bellophon fronça des sourcils. Jamais une amertume si prononcée ne l'avait frappé, lui qui entendait profiter de la vie par tous les moyens, jetait au feu la diététique et se gavait de produits sucrés.
Sa main le grattait. Il l'observa à la chiche lumière d'une lampe-tempête, contre laquelle se cognaient des mouches et des papillons de nuit déconcentrés. Une plaque rouge couvrait sa paume. Il descendit les quelques marches de bois en direction de sa propre maison. Sa sandale rencontra une mauvaise herbe qui s'était installée tout contre le bois, une plante rachitique pourvue de quelques feuilles à peine, découpées au couteau, comme déjà dévorées par les insectes.
Aubert Bellophon n'apprendrait jamais qu'il voyait pour la première fois une verlame.
Le lendemain, les ouvriers ne se rendraient pas au travail. Le surlendemain, les champs seraient brûlés pour couper court à l'infestation. Deux jours plus tard, on mettrait le feu aux habitations. Aucun occupant n'avait survécu à l'empoisonnement.
À deux lieues de là, à l'abri de l'obscurité, Madeline Renan observait les lumières qui provenaient de la petite maison cernée par les champs. Adossée à un tout-terrain, elle attendait. Miguel émergea enfin des hautes herbes qui recouvraient la colline et les alentours.
« C'est bon ? demanda-t-elle.
— Ils étaient tous au fumoir quand je suis parti, après avoir vidé leurs cendriers. Il n'a qu'une seule porte de sortie.
— Bien. »
Madeline, persona non grata en Fallnir depuis la capitulation, avait cessé de croire au bien et au mal. La preuve : il lui semblait n'avoir jamais rien fait de mal, pourtant elle ne pourrait jamais retourner en Fallnir, où toute la haine des vaincus s'était reportée sur elle. Certes, on avait beaucoup critiqué le baron, mais c'était un noble, et se sentant offensée à travers ce bouc émissaire, la noblesse préférait qu'on lui substituât sa compagne d'alors. Madeline Renan, redoutable intrigante, qui avait tour à tour fomenté l'entrée en guerre, séduit le baron par intérêt, retourné Gérald contre son pays, ouvert les portes de Rema aux Wostores, etc. À croire que la responsabilité collective des peuples n'existe pas. Personne, semble-t-il, n'avait voté Gérald. Le président était apparu comme par magie à son poste ; quand l'armée avait marché vers la Wostorie, c'était à reculons, comprenez bien. – Moi, personnellement, je tirais en l'air.
« Cigarette ? proposa Miguel.
— Au point où j'en suis... »
Ils fumèrent tous les deux pendant une bonne minute.
« Qu'est-ce que vous allez faire, maintenant ?
— Je vais brosser les sabots d'Unum, comme ils disent en Salvanie.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Que je n'en ai pas la moindre idée. »
On ne reconnaîtrait pas plus Renan à Rema qu'à l'autre bout du monde. Sans coiffure et avec un vieux pantalon, il s'agissait d'une femme différente. Miguel ne connaissait pas son nom. Il savait seulement à quelle engeance appartenait Aubert et sa clique ; Madeline les avait traqués jusqu'ici pour une vendetta personnelle et il respectait sa méthode.
« Vous savez ce qui m'inquiète, maintenant, Miguel ?
— Non, quoi ?
— Tout le monde, maintenant, sait que ça ne vaut pas le coup. Ils le diront à leurs enfants, qui le diront à leurs enfants. Et puis, au bout d'un moment, ce sera si loin. Ils mettront ça en doute. Je les entends déjà soupirer : marre qu'on nous rabâche les oreilles avec cette histoire. C'est bon, on a compris. Arrêtons de faire pénitence de notre passé.
— Vous croyez vraiment ?
— Vous avez une trop haute opinion de vos semblables, Miguel. Moi, je les vois venir, ces générations élevées dans le confort, qui se répéteront : ce n'était pas si mal... ce n'était pas si grave... il y avait quand même des bons côtés... c'était mieux avant. À l'époque de Gérald, il y avait de l'ordre à Fallnir. Jusqu'à ce que naisse le Gérald suivant. »
Et ensuite ?
Ensuite, plus rien. Elle se tut.
« Venez, rentrons » proposa-t-elle en ouvrant la portière.
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