IV - 7. L'archange
1er janvier 2019 – 2400 mots
Yora, capitale de l'Orkanie fédérale, 20 mars 2011
L'archange Gabriel avait voulu faire taire l'agitation de son esprit. Tout ce qu'il parvint à faire, ce fut de séparer sa pensée de son corps. Il se trouvait dans une bulle, superposant une réalité à l'autre. Il commentait, pour lui-même, ses propres actions.
Ils voient la guerre de loin et pensent : nous luttons pour des valeurs, pour des idéaux, voire pour de simples raisons économiques. C'est bien ce que disait Bill Velt. Ne voient-ils pas l'ombre de la mort ? Je suis sur le champ de bataille. Je n'ai aucun idéal. Je suis la mort.
Voilà ce qu'il se répétait en s'envolant au-dessus des nuées poussiéreuses qui assiégeaient Yora. L'artillerie namane tirait de loin, à couvert de la forêt ; un feu de barrage pour faciliter l'avancée des troupes.
Les grandes ailes dorées émergeant de son corps, articulées d'un faux métal construit par l'atman, faisaient de lui une cible facile. Mais ces hommes trop occupés à s'entre-détruire ne levaient pas la tête, hormis les artilleurs chargés de faire pleuvoir la mort au hasard sur ce terrai dévasté.
Gabriel approchait de l'Arlsson. Le bouclier de protection qui l'entourait laissait transparaître le monde derrière un rideau flavescent, comme une illusion révélée. Il n'entendait rien ; voir lui suffisait. Une distance infinie le séparait de ces hommes minuscules qui tentaient de traverser la rivière à gué, derrière des blindés embourbés. Il invoqua l'atman, qui de l'atmosphère, tissa pour lui une lance de feu : tel était le pouvoir, que de séparer les constituants de l'univers, de rendre les éléments fondamentaux interchangeables.
Du feu je ferai pierre, de pierre je ferai eau, d'eau je ferai l'air et j'y mettrai le feu.
Je suis un alchimiste de mort, songea-t-il. Je change le plomb en or et l'air en arme.
Son jugement fondit en silence sur les hommes, trop habitués aux sifflements qui annonçaient d'ordinaire les frappes. Ils disparurent dans une corolle de vapeur et de poussière, dont émergea bientôt la silhouette meurtrie d'un char coupé en deux de biais, comme un animal blessé à mort.
Ma suprématie sur vous est totale, reconnut-il. Et cette pensée le précédait sur son chemin de feu comme une annonce funeste, à tel point que certains namanes, sentant venir la tempête, rebroussèrent chemin. Les officiers à cheval ne parvenaient pas à endiguer le reflux de ce bataillon apeuré.
Je vous détruirai tous, car je suis un démon, je ne serai jamais rassasié de votre ruine.
Lorsque les fibres vermeilles de ses réflexions encerclèrent les hommes à shako rouge, ceux-ci levèrent la tête, leurs chevaux se cabrèrent d'effroi, et ils rejoignirent ce mouvement qu'ils tentaient d'empêcher quelques secondes plus tôt.
Mais, parce que vous êtes minuscules, vous ne comptez pas pour moi.
Lassé d'assister à ce spectacle de fourmis, Gabriel releva la tête. Un vaisseau des anges déchus, chargé d'appuyer l'assaut de l'Empire sur Yora, avançait vers lui lentement. Il sentait l'hésitation du pilote, qui cherchait à se convaincre de sa supériorité sur l'archange loyal. Un réseau complexe de pensées se déployait à une lieue alentour ; car la réflexion de l'ange anonyme allait loin. Pourquoi mener l'assaut sur Yora ? Se disait-il. Il allait jusqu'à mettre en doute la clairvoyance de Samaël, dont la vendetta contre Eden prenait des proportions inconcevables. Détruire les derniers anges, soit, mais pourquoi emmener à la ruine les autres peuples de Daln ? Ne fallait-il pas plutôt donner d'une main pour prendre de l'autre ? Ne fallait-il pas se faire des alliés des trois autres races, afin qu'elles aident à l'élimination de leurs ennemis ? Ainsi justifiait-il déjà ce que sa lâcheté réclamait : fuir face au plus puissant des rescapés d'Eden.
Au dernier moment, la peur de Samaël l'emporta face à celle de Gabriel. Le Dragon fit feu dans sa direction avec sa seule arme, le percuteur sonique qui frappait tel un marteau divin. Or l'archange avait déjà replié ses ailes et traversé une torsion d'espace qui l'emmena à cent pieds de là. Le Dragon fouillait l'air avec plus de fébrilité, commettant quantité d'erreurs ; Gabriel, au contraire, était parfaitement lucide. Il voyait arriver chaque coup et l'évitait d'un geste.
Dans un accès de chance, son adversaire déchira son aile droite, emportée par l'onde. L'archange demeura suspendu en l'air pendant un instant minuscule, avant de tomber en direction du Dragon. Il tendit le bras, tressa une nouvelle lance de feu et y insuffla colère et détermination, comme on durcit au feu un pieu de bois. À tel point que l'arme prit vie. En écho de son esprit, l'atman qui la constituait dit : je suis la mort... avant de transpercer le bouclier protecteur du vaisseau.
Gabriel tordit l'espace pour inverser la direction de sa chute et annuler sa vitesse. Il se rattrapa sur la surface noire et métallique du vaisseau. Le pilote hésitait maintenant à combattre l'archange en duel, ou à abandonner la machine en prétendant qu'il avait été abattu par les orkaniens. Le jugement imprédictible de Samaël, la peur de la mort et de la souffrance, agitaient ses pensées battues par la tempête.
Je suis ici, disait Gabriel. Il frappa du poing sur le métal et ouvrit un accès. La mort était dans son bras. Ce qu'il touchait se transformait en poussière.
Le vaisseau fit une embardée pour se débarrasser de lui, mais l'archange avait transformé ses ailes en mille câbles d'or qui l'accrochaient à cette forme en sursis. Il était un démon. Il périrait de la même façon que ses proies – tel était le destin d'un démon. Mais nul ne pouvait se soustraire à son jugement.
Il descendit dans l'habitacle. Deux anges déchus se portèrent à son encontre. Ils préparaient à peine leur contre-attaque atmanique lorsque Gabriel prit le premier dans une torsion d'espace, qui lui fit traverser le plafond, et frappa le deuxième de sa main de Midas démoniaque. Un hurlement étranglé, deux yeux exorbités de terreur, un bras détaché de son épaule, dont la matière se défaisait comme une illusion brisée.
L'ange qui pilotait s'arracha de son siège, abandonnant le Dragon à une trajectoire dangereuse, qui le menait tout droit dans un rideau d'immeubles encore debout. L'hypothétique colère de Samaël n'était rien face à la mort qui se tenait à quelques pieds de lui. Gabriel arrêta son mouvement d'un geste ; l'ange, bloqué à mi-course, lutta avec peine contre l'étau d'atman qui l'enferrait.
Il ne pouvait rien dire, mais son esprit hurlait les prières les plus pathétiques. Je ne recommencerai plus, promis. Mon repentir est sincère. Pourquoi en douterais-tu ? N'es-tu pas l'archange Gabriel, celui qui apporte la rédemption ? N'est-ce pas la joie d'Eden que de pouvoir arracher les âmes au mal et leur montrer la lumière ?
« Eden n'est plus, dit Gabriel avec force. Vous en avez décidé ainsi. Vous avez décidé que sa justice ne valait rien. Maintenant que vous êtes pris dans votre propre toile, pourquoi y auriez-vous droit ? »
L'archange posa sa main sur son épaule, qui s'enfonça aussitôt dans cette poussière grisâtre – et qui s'y perdit elle-même. Trop puissant pour Gabriel, le démon d'atman qu'il avait invoqué afin d'écraser le Dragon revenait sur lui. Le mal réclamait sans cesse pitance ; aucun sacrifice n'apaisait sa faim. Ainsi Samaël devrait-il lui donner toujours plus jusqu'à ce que la créature le dévore lui-même et s'extraie de son hôte.
« Malgré tout, tu as bien agi » se dit-il.
Il s'en persuada tant qu'il alla jusqu'à invoquer la figure de Pierre pour prononcer ces mots.
« Tu as bien agi, disait le titange. Eden ne sera jamais reconstruite. C'est impossible.
— Nous avons bâti cette cité sur un mensonge. Nous disions que la magie des anges procédait d'Unum, alors qu'il s'agissait de l'atman – un don du démon.
— Il est exact que l'atman se comporte comme un démon qui anéantit les mondes. Peut-être n'en a-t-il pas toujours été ainsi. Il recherche quelque chose. Il passe un contrat avec ses hôtes. Il les abreuve de puissance et se nourrit de leur volonté. Atman ne veut pas faire le mal. Il s'avère simplement que trop peu d'êtres sont dotés d'une volonté altruiste, bien trop puisent à la source de leur égoïsme. Tel est le mal des choses vivantes, dont la première raison d'être est de survivre aux dépens d'autres choses vivantes.
— L'atman n'existe pas que sur Daln. D'autres mondes sont menacés.
— C'est exact. D'autres mondes connaissent des déséquilibres similaires.
— C'est toi-même qui m'a dit que Kaldar avait été détruit.
— Il y a quelques années. C'est exact. Mais cela faisait des siècles que Kaldar s'était détaché des choses de l'univers.
— Alors, si Unum et Kaldar ont disparu, quels dieux nous restent-ils ?
— Un seul. »
***
« Que dois-je faire ? » se dit Leam.
Devait-elle essayer de voler comme Gabriel, qui, quelques minutes plus tôt, traversait le champ de bataille comme un éclair de feu ?
Un obus s'écrasa non loin. Elle se pencha par-dessus la barrière qui ceignait le toit de l'immeuble ; un nuage de poussière avançait dans la rue tel un démon vorace venu se nourrir des corps prisonniers des décombres.
Des chocs de lumière frappèrent le coin de son champ de vision. Un des vaisseaux des anges déchus, frappé de plein fouet par l'archange, tombait vers le sol. Gabriel avait rempli sa mission. Pour apporter la mort à ses ennemis, il était devenu un démon.
« Mais toi, dit Alma Treskoff, tu es déjà un démon.
— Je sais ne pas t'entendre, dit Leam.
— Foutaises. Je suis bien là et tu m'entends parfaitement. »
La vampire de son passé se coula autour d'elle comme un serpent aux écailles rouge sang. L'hallucination naissait toujours aux confins de son regard.
« Tu m'entends encore quand je te dis « mords ». C'est aussi grâce à moi que tu es encore là. Je ne crains pas la mort. Toi, tu as peur de tout. Si tu te laissais faire, si je n'étais pas là, tu prendrais la fuite pour retrouver ton cher et tendre.
— N'est-ce pas une bonne idée ?
— Tu es lâche et faible.
— Tu es cruelle.
— Mais j'ai la force dont tu as besoin pour sauver Yora. Gabriel s'est sacrifié avec le premier vaisseau, dans un geste chevaleresque et ridicule. Personne ne peut abattre le deuxième. Un bouclier d'atman le protège et les orkaniens n'ont pas de quoi le cibler. Tu sais ce que cela signifie ? Ils ont besoin de toi. Tu as besoin de moi.
— Lorsque tout ceci sera terminé, je veux que tu t'en ailles. Je veux que ces pouvoirs disparaissent, et toi avec.
— Ce n'est pas aussi simple. J'ai envie d'exister. Chaque fois que je dois prendre le relais de ta faiblesse, je me sens revivre. »
Leam sentit une de ses mains frémir. Elle saisit son poignet de l'autre main.
« Ne fais pas cela, gronda-t-elle.
— Comment vas-tu m'en empêcher ? En t'arrachant le bras ? Vous feriez une belle paire, avec Vlad.
— Pourquoi dis-tu tout cela ?
— Je n'ai aucune limite, Leam Fédorovitch. Contrairement à toi. Je sais tout. Je suis l'atman. Je sais où se trouve Samaël. Je sais où se trouve ton cher et tendre. Je sais ce qu'est le pouvoir. Je suis capable de tout. Je peux te sauver, sauver l'Orkanie, sauver Vlad ; et sans moi tu ne pourras rien.
— Tu n'existes pas, dit Leam.
— Quoi ?
— Tu n'as jamais existé.
— Eh, je te parle !
— Il n'y a pas d'Alma Treskoff. Tu es morte il y a des siècles. »
Leam ferma les yeux et joignit les mains.
« Je suis seule. »
Elle était seule.
Seule, elle ferait usage de ce pouvoir pour la dernière fois. Après la bataille de Yora, elle se débarrasserait de l'atman.
Elle projeta son esprit aux alentours, décuplant la quantité d'informations apportée par ses sens. Le deuxième vaisseau arrivait déjà. L'ange déchue qui s'y trouvait moquait ses confrères malchanceux vaincus par Gabriel. Contrecoup de la terreur inspirée par l'archange en vol, une joie indicible noyait les appréciations de son esprit. Maintenant qu'elle se sentait libre de tout danger, elle suivrait Samaël jusqu'au bout de sa folie. Du moment que rien ne la menace plus !
Leam lança son esprit dans sa direction tel une flèche. Elle voulait l'effrayer. Ce fut chose faite. L'ange sut dans quelle direction se trouvait le fléau venu l'arrêter ; elle fit feu vers l'immeuble sur lequel la vampire ne se trouvait plus.
Nouvelle à l'atman, elle ne ressentait pas les torsions d'espace comme Gabriel ; ses mouvements étaient encore ceux d'une débutante. Lorsqu'elle traversa l'atmosphère en direction du vaisseau, le monde clignota en dégradés de rouge, comme si elle pouvait voir à travers la barrière de la réalité, accéder aux rouages, aux poulies et aux cordes qui maintenaient debout le décor de ce théâtre.
Elle passa le bouclier du vaisseau tout comme elle avait traversé celui de l'archange, un mois plus tôt, pour frapper au cœur. Persuadée dix secondes plus tôt de ne rien avoir à craindre, l'ange qui pilotait fut emportée par la même vague de déni, tandis qu'une surcharge d'énergie partie des moteurs pulvérisait son corps. La structure du Dragon, d'abord déformée comme celle d'un gros ballon, rendit les armes. Le vaisseau éclata en débris de métal pulvérulents, marqués de traces semblables à celles des dents d'un monstre vorace.
Leam retomba dans les nuages de poussière qui submergeaient les abords de Yora. Elle toussait encore lorsqu'une main griffue la prit à la gorge.
« Je ne veux pas partir » dit Alma Treskoff.
La vampire s'imposait dans son champ de vision. Elle lui ressemblait certes beaucoup, mais ce visage s'était éloigné du sien, retrouvant par tâtonnements les traits de l'impératrice rouge.
« Tu ne comprends pas, ajouta-t-elle. Je ne veux pas disparaître. Je sais que tu n'auras plus besoin de moi, mais moi, j'ai besoin de vivre ! »
Elle resserra sa prise.
« C'est toi qui ne sais pas, grinça la voix de Leam. Tu n'existes pas. Sous cette forme mensongère, tu n'as jamais existé.
— Qui t'étouffe, alors ? »
Elle serra son poignet dans sa main puissante. Les os craquèrent.
« C'est la poussière qui m'empêche de respirer, ricana Leam. C'est en tombant que je me suis foulée le poignet. Je suis maladroite. Ton existence aurait été un fait commode, Alma, mais il n'y a que moi. Il n'y a jamais eu que moi. »
L'impératrice s'écarta d'elle, mauvaise et déçue. Elle tourna les talons et disparut dans le vent.
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