IV - 14. Adrian


2 janvier 2019 – 1800 mots


Je vous connais déjà, vous qui viendrez après nous. Je vois vos ombres se presser aux portes de nos bureaux ; car vous attendez que nous vous donnions les clés de ce que vous croyez être le pouvoir.

Vous aurez l'impression de mieux faire et de tout inventer, mais en réalité, vous ne ferez pas mieux que nous, et vous n'inventerez rien. C'est seulement que vous avez fermé les yeux sur nos enseignements ; les vérités pour lesquelles nous avons souffert, vous les refusez, et vous vous apprêtez à souffrir de la même façon que nous.

Notre passé pèse sur vous de tout son poids. Par votre orgueil, vous condamnez quelqu'un d'autre que vous à exorciser les démons. Ils sont toujours là, rongeant les barreaux de cette cage sur laquelle vous avez jeté un drap blanc. Ils attendent.


Bill Velt, Mémoires de guerre, dernier chapitre


On avait beaucoup écrit sur Bill Velt, on avait même publié le premier tome de ses mémoires, avec grand fracas.

Passée la guerre, il ne s'était pas représenté. On l'aurait pourtant réélu haut la main ; l'appareillage de son parti politique s'était arraché les cheveux. Suite à une campagne bâclée, Bill avait été remplacé par un homme à courtes idées, ingrat du passé, incompréhensif, capable de freiner cinq ans de plus les mutations du monde. Il n'était pas un de ses anciens collègues qui, passant le voir à l'improviste, lui lance une pique à ce sujet.

Daln ignorait la plus grande victoire personnelle du président. Lorsqu'il avait quitté son bureau de fonctions pour la dernière fois, il y avait laissé la bouteille de Viska présidentielle. Il était déjà convaincu de s'en débarrasser, mais repoussait sans cesse ce changement aux calendes grecques. Or, bien qu'elle n'eût jamais abordé ce sujet, le passage de l'ange Astyane l'avait transformé. Comme si cet esprit pur avait la faculté de purifier ceux qui l'entouraient, de leur redonner quelque éclat et quelque lumière.

Bill Velt menait une vie paisible, principalement occupée par l'écriture du deuxième tome de ses mémoires, ainsi que des conférences annuelles. On l'y présentait comme une sorte de surhomme, imprégné d'une fonction supra-humaine, qui aurait tout compris à la géopolitique de Daln, aux causes de la guerre et aux ficelles de l'avenir. Il battait en brèche ces descriptions dithyrambiques et se livrait à des analyses plus personnelles, plus terre-à-terre. On prenait tout cela pour des tentatives de se mettre au niveau de son auditoire, tel un sage de Kaldar s'exprimant par paraboles.

« Je me demande ce qu'elle est devenue » se disait-il un jour, ce qui devait inévitablement déclencher une arrivée fracassante et tonitruante.

« Monsieur Velt ! Un marchand de poissons attend à la porte.

— Mathilda, dites-lui que je ne suis pas intéressé.

— Il dit qu'il sait tout.

— Comment ?

— Il dit qu'il sait tout.

— Comment ça, tout ? »

L'ex-président s'arracha à son journal et son fauteuil ; encore en chaussons, il descendit l'escalier. Au bout du palier se tenait un homme invraisemblable, dans une posture de dieu antique. Sa main droite tenait un paquet de papier kraft rempli de lamelles de pomme de terre grillées, sa main gauche du poisson frit emballé dans un papier journal similaire.

« Ah, ce bon vieux Bill Velt ! s'exclama-t-il comme s'il le connaissait personnellement. « Je sais tout », ça marche toujours. »

Mathilda, soixante-dix ans dont trente d'expérience de gouvernante, choisit de se concentrer sur une tâche plus simple ; chasser les chats vers l'étage supérieur.

« Cher monsieur Velt ! renchérit l'inconnu. Je n'ai aucune main libre, si vous pouviez m'aider, ce serait royal. Présidentiel, voulais-je dire. Je vous présente ma toute dernière invention. Le fish and chips. La symbiose entre les produits de la mer et de la terre. L'alliance entre ce qui a été pêché et ce qui a été bêché. À ma gauche, nous avons les chips. Croustillantes, savoureuses, avec trente pour cent d'huile en moins par rapport à notre précédente recette. À ma gauche, nous avons le poisson, pêché il y a moins de trois jours, jamais congelé, pané, à la fois croustillant et, euh, savoureux. Allez-y, je vous offre cet échantillon.

— Il est neuf heures du matin, je n'ai pas encore pris mon petit déjeuner. Qui êtes-vous ?

— Ha ! Il est impossible de répondre à cette question en moins de dix minutes. D'abord, permettez que j'entre. Je vous apporte le bonjour d'Astyane.

— Où est-elle ?

— J'ai gagné au sprint le droit de la précéder de dix minutes. Madame Mathilda ? Des chips ? Tenez, c'est cadeau. »

Débarrassé, l'homme put faire sa révérence. Ses manières exagérées masquaient l'inévitable malaise que ressentirait face à lui un esprit analytique, incapable d'estimer son âge, sa fonction, son statut.

« Adrian von Zögarn, alchimiste reconnu, scientifique notoire, philosophe potentiel. Ah, voici Astyane qui arrive. Elle voulait vous dire bonjour. Nous sommes de passage pour inaugurer notre entreprise florissante. Voyez-vous, j'ai découvert très récemment que Daln ne connaissait pas les chips. J'avais déjà inventé la pénicilline, mais j'ai décidé de frapper un grand coup ; cette fois, la chips von Zögarn, une recette unique, aux arômes exquis, va envahir le monde. Avec un minimum de calories, grâce à nos procédés brevetés.

— Je ne sais pas quoi dire, dit Bill Velt.

— Hum, permettez-moi de vous faire quelques suggestions. « Génie », « exceptionnel », « idée du siècle », « j'achète ».

— Vous avez pris soin de Daln durant mon absence » dit Astyane.

Le contraste était si saisissant entre l'ange vêtue de blanc et son acolyte fantasque, qu'ils formaient une paire parfaite.

« Si vous êtes de retour, c'est que vous avez vaincu Samaël. »

Adrian fronça des sourcils, remarquant que des lourds nuages de sérieux empesaient désormais la conversation.

« Vaincu. Étrillé. Carbonisé. O-bli-té-ré, précisa-t-il. Enfin, c'est ce que nous en avons conclu. Ça c'est passé d'une manière un peu plus compliquée. Le pas de votre porte est trop petit pour entrer dans les détails. Vous faites toujours de la bonne bière à Yora ?

— Nous sommes à Fila, lui souffla Astyane.

— Ah ? C'est presque pareil. D'ailleurs, il me semble que j'avais quelqu'un d'autre à aller voir à Fila. Merci de m'y faire penser. Je vous laisse, Bill. Gardez les chips, c'est un échantillon gratuit. »

Il claqua des doigts pour appeler son carrosse, constata qu'il n'avait pas de carrosse, et remonta à pied la rue centrale du quartier chic au bout duquel résidait Bill Velt.

« Qu'en est-il de vos pouvoirs ? demanda l'ex-président.

— Nous avons presque tout perdu. L'atman... c'est assez compliqué, mais l'atman se retire des mondes. Ni Unum, ni Kaldar n'étaient là pour remettre les choses en ordre ; d'autres dieux l'ont fait à leur place.

— Eh bien, j'en suis heureux. »

Ils ne savaient pas comment achever la conversation. La présence d'Astyane avait fait comprendre à l'homme politique quelque chose de nouveau. Sans leur rencontre fortuite, sans la clairvoyance de Gabriel, il serait mort. Oui, c'était cela : il lui devait la vie, et pourtant elle ne semblait rien lui demander en retour. Une bénédiction divine, injuste car réservée à une poignée d'élus.

« Vous vous êtes vraiment lancés dans l'agro-alimentaire, avec ce fou ?

— Après tout ce que nous avons vécu, plus rien ne devrait nous sembler fou.

— Alors, peut-être qu'en comparaison, je manque d'ambition. Je suis retourné à une vie tranquille, bien rangée. Je lis des livres et j'en écris d'autres.

— Vous regrettez votre fonction présidentielle ? Toutes vos actions font le monde. Chaque mot que vous écrirez dans vos mémoires fera le monde. Vous avez encore un rôle à jouer. Daln vous attend. »

Elle lui fit un geste et partit. Il aurait douté de cette apparition matinale si un filet de poisson pané emballé dans un papier journal, déjà imbibé de graisse, ne traînait sur le meuble à chaussures.


***


« Docteur Cassandra Hilbert ! »

Voir Adrian l'interpeller de l'autre côté de la rue comme s'ils se retrouvaient après une semaine fut une première claque.

Un tramway passa.

« J'ai une excellente nouvelle : je ne suis pas votre père ! »

Deuxième claque.

Adrian traversa la rue et manqua de se faire écraser par un deuxième tramway. Cassandra aurait pu faire tomber le globe de verre qu'elle venait d'acheter pour une prochaine expérience ; elle aurait pu aussi le lui incruster dans la figure ; au lieu de cela, elle s'y accrocha comme une bouée de sauvetage.

« J'ai fait des tests ADN, etc, etc. C'est une excellente nouvelle, ça veut dire que je ne vous ai pas abandonnée pendant des années sans le savoir, puisque ce n'était pas ma faute. Ou alors, c'est peut-être une mauvaise nouvelle. Ne le prenez pas mal. Il y a plein de gens qui ne sont pas mes enfants et qui s'en sont tout de même très bien sortis.

— C'est maintenant que vous rentrez ?

— J'étais, euh, occupé. Au courant de rien. Ensuite, il a fallu que nous aillions oblitérer Samaël le déchu, donc ça nous a pris un peu de temps... me voilà de retour, la bière de Yora me manquait.

— Nous sommes à Fila.

— Oui, mais ça marche aussi, non ? Alors, Cassandra ? Quelles sont les nouvelles ? Vos expériences avancent bien ? Vous avez pris des étudiants ?

— Je vais vous tuer. »

Il sembla réellement touché par cette annonce froide.

« Jusqu'ici j'aurais dit « essayez toujours », mais maintenant que j'ai rasé ma moustache, je ne suis plus immortel. »

Il regarda autour d'eux en fin connaisseur ; Adrian se débarrassa de son rôle et redevint cet homme qu'il entendait toujours cacher par son exubérance, comme s'il en avait honte.

« Vous avez changé de quartier » reconnut-il.

Il voyait aussi les montagnes de décombres entassés au coin de chaque rue, les chantiers perpétuels ouverts partout, les vêtements de laine miteuse, reprisés cent fois, les visages maigres, les enfants seuls qui semblaient attendre que le temps passe.

Adrian avait lui aussi perdu quelque chose dans la bataille. Ses pouvoirs d'autrefois s'effaçaient ; la vieillesse le rattrapait déjà. Ses certitudes, peut-être, avaient été ébranlées.

« Nous avons beaucoup à nous dire, Cassandra, mais avant de me raconter tout ce que vous avez vécu, dites-moi... peut-on encore croire aux dieux ?

— Quels dieux ?

— N'importe lesquels.

— J'ai rencontré des kaldariens très convaincus. Ils vous auraient répondu la chose suivante : Kaldar lui-même ne veut pas que vous croyiez en lui ; car tout dieu qu'il est, il n'influence pas le cours de l'univers. Ce dernier est fait de vous, de moi, de la somme infinie de causalités minuscules et interconnectées. Kaldar est et il n'est pas. Les dieux sont et ne sont pas. Nos êtres tangibles sont faits des décisions que nous prenons, dans toutes les circonstances auxquelles nous amène le cours de nos existences.

— Aucun dieu ne règle la marche de l'univers, conclut Adrian.

— Aucun.

— C'est aussi ce que je me disais. Mais c'est effrayant, non ?

— Oui, nous sommes libres, c'est effrayant. Mais il n'y a pas d'autre voie. »

Ils se retrouvèrent comme deux vieux amis qui ne se seraient jamais vraiment quittés. Leur conversation animée se poursuivit tout au long des rues de Fila qui, à leurs yeux optimistes, fleurissaient de nouveau.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top