IV - 1. Tout et son contraire
31 décembre 2018 – 1500 mots
Quelques lieues au Sud de Yora, 18 mars 2011
Leam marcha longtemps dans la forêt orkanienne, une terre vierge qui séparait Yora du reste du pays. L'Arlson, qui courait le long de la côte, lui servit de guide jusqu'à la capitale.
Grâce aux étoiles et aux reliefs, elle avait estimé sa position de manière approximative. Un camion abandonné par la Deuxième Armée fit de son errance une banale randonnée ; elle récupéra tout ce dont elle avait besoin, vêtements, vivres, armes, munitions.
De son bref séjour sur Terre, elle avait perdu ses plaques identificatrices mais gardé sa bague. Rien ne prouvait plus désormais qu'elle appartenait à la Deuxième Armée ; mais la trace physique de son mariage avec Vladimir lui rappelait sans cesse qu'il ne s'agissait pas d'un rêve.
Quelques jours avant d'atteindre Yora, elle vit pour la dernière fois maître Zhu.
Elle s'était assoupie contre un arbre, à l'abri d'un trou de pénombre. Le rêve lui vint alors : elle retrouva le temple de Bamès, minuscule, posé dans une vallée verdoyante et paisible. Le dryen mystérieux l'attendait à l'entrée avec une tasse de thé astral, tel ce parent qui voit revenir sa brillante progéniture, et ne peut s'empêcher de sourire en pensant au chemin accompli.
« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle.
Ce ne devait pas être la première fois qu'elle posait cette question, mais elle sut que Zhu lui donnerait une nouvelle réponse.
« Existez-vous réellement ?
— Quel est le sens véritable de l'enseignement de Kaldar ? » lança le maître.
Leam le suivit dans la petite pièce rayée de lumière où il méditait sans doute depuis les infinités de la légende.
« Eh bien, il y a ce sage à qui une femme demande : que sais-tu, toi qui est sage ? Et qui répond : j'en sais moins que chacun de vous ; j'en sais plus que vous tous. – Comment ? – Parce que je sais que je ne sais rien.
— Exactement. L'enseignement de Kaldar est qu'il n'y a pas d'enseignement. La sagesse est expérience, elle est vécue ; or il est impossible d'enseigner la vie elle-même. C'est pourquoi ceux qui vont devenir médiateurs de Kaldar, comme toi, doivent rejoindre le temple de Bamès.
— Cet endroit n'existe pas.
— Cet endroit existe et n'existe pas. Ces deux réalités sont indistinguables, donc simultanées. Tu y reçois un enseignement et en même temps, tu n'apprends rien.
— Je me demandais. Est-ce qu'Eusébus et tous les autres ont fait le même chemin en Salvanie Orientale ?
— Le temple de Bamès n'existe pas. Il ne saurait se trouver en Salvanie Orientale. Il n'y a pas de temple de Bamès là-bas, de même qu'il n'y a pas de temple de Bamès ailleurs. Ce non-temple ne se trouvant nulle part, il peut nulle part n'être trouvé. Si Eusébus Maxt est médiateur, c'est qu'il a trouvé son temple de Bamès et appris son démon intérieur, comme toi.
— « Mords ».
— Le démon d'Eusébus serait plutôt « décide ». Mais c'est un autre sujet.
— Vous connaissez tous les médiateurs, alors ?
— Qui puis-je connaître, puisque je n'existe pas moi-même ? »
Maître Zhu souriait, sa peau parcheminée découvrant une dentition impeccable. Il était capable d'aller jusqu'au bout de la contradiction, jusqu'à nier sa propre réalité, ce que ne fait jamais une hallucination... prouvant par là-même qu'il était réel ?
« Il ne faut pas chercher à trancher, Leam. Tu peux te trouver dans le monde sans juger de tout. Les choses peuvent être ce qu'elles sont sans attendre que tu les décides ainsi. Observons ces deux possibilités. Selon l'une, je suis un être véritable, le vestige d'une lointaine réalité physique, que j'ai poussée jusqu'aux frontières du rêve afin de demeurer presque éternel – afin d'attendre plus longtemps, car cela constitue une partie de ma mission. Je suis une forme astrale et tu te situes dans mon rêve.
Selon l'autre, je suis la négation d'Alma Treskoff. Troublée par l'atman, tu m'as invoqué parce que je représente l'exact opposé de ton démon intérieur. Alma est cruelle, je suis bon. Alma est hautaine, je suis humble. Elle est impulsive et manipulatrice, je suis calme et honnête. Alma est troublée, je suis lucide. Elle est égocentrique, je suis altruiste. Je n'existe donc qu'en opposé à ce démon intérieur. Tout comme lui, j'existe et je n'existe pas ; car il n'y a pas d'Alma Treskoff en toi. Elle est morte depuis des siècles. Rien de ce caractère vampirique ne se transmet par le sang. Tu n'as rien de plus que les autres. »
Maître Zhu s'assit de nouveau. Il rassembla devant ses pieds des petits tas de cailloux colorés et pencha vers eux son regard, sélectionnant en connaisseur les premières pièces de son mandala.
« Selon le kaldarisme, il existe pour chaque être trois vérités. Tu ne peux devenir sage si tu ne les connais pas. Ainsi chaque conscient appelé à devenir un médiateur de Kaldar doit connaître ses vérités pour pouvoir, à son tour, révéler celles des autres. Tu connais maintenant tes trois vérités, Leam Fédorovitch. Tu connais ton démon intérieur : « mords ». Tu sais que ce démon a été réveillé par l'atman qui occupe ton corps et avec lequel tu dois composer. Tu sais aussi qu'il n'y a pas de démon : en toi, l'atman est une énergie aveugle et sans but. De la même façon qu'il y a et qu'il n'y a pas de temple à Bamès. Qu'il y a et qu'il n'y a pas de maître Zhu. Tu peux maintenant quitter ses lieux, apaisée, je l'espère, et plus sage. »
***
« Un des Sages du livre dit que la guerre est le plus grand fléau. Que tous les autres y mènent, qu'elle mène à tous les autres.
— J'aurais tendance à le croire. »
Gabriel abaissa les jumelles et donna quelques ordres supplémentaires. Toujours très conciliants avec l'archange, les quelques officiers orkaniens s'exécutèrent, principalement des policiers yoranes qui ne s'attendaient pas à ce que la guerre se porte jusqu'à leurs faubourgs.
Il marcha ensuite vers une batterie de défense. Le canon émergeait d'un monticule de bâches et de sacs de sable comme le dard d'un frelon, dirigé vers la ligne des arbres, sur la rive opposée de la Whiver. Astyane pouvait dérouler la trop longue liste de ses soucis, qui flottaient autour de lui tels une armée de conseillers volubiles. L'avenir de Yora et de ses millions d'habitants reposait sur les épaules de Gabriel. Très peu avaient pu fuir par les routes qui quittaient la capitale par le Nord, car celles-ci traversaient des montagnes impraticables. Les autres se terraient donc ici ; seuls les quartiers d'habitations bordant la Whiver avaient été entièrement évacués.
« Ils disent qu'il y a trois origines à la guerre. L'appât économique, la vanité politique, la folie religieuse. Qu'en penses-tu ?
— Les kaldariens ne se sont pas trompés sur le sort de Daln. La guerre entre Fallnir et la Wostorie provenait d'une rivalité politique. L'invasion de l'orkanie pat Naman est motivée par l'intérêt économique. Quant à la vendetta des anges déchus, il s'agit d'une folie religieuse : ils œuvrent au nom de Samaël et de leur dieu, Atman. »
Gabriel baissa les yeux vers la rivière. De ce côté-ci, les immeubles avaient mangé la rive. Ils avaient les pieds dans l'eau, de grands piliers de béton auxquels étaient attachés de petits navires de plaisance.
« Tu les vois déjà ici, remarqua Astyane.
— Il n'y a pas de pont, mais rien n'empêchera les namanes de traverser cette rivière. Le niveau est bas. Ils passeront à pied.
— L'armée leur tirera dessus depuis les immeubles.
— Ils passeront. Ces hommes sont à bout et pour eux, la victoire est à portée de main. Ils ne se verront pas mourir. Peu importe le nombre de leurs pertes, ils passeront.
— Et après ? Yora sera prise ? »
Gabriel se tourna vers les grandes rues goudronnées du quartier résidentiel, interrompues de barrages, de barbelés, d'autres batteries de défense. Pour pallier à leur manque d'effectifs, ils avaient multiplié leurs installations, dispersant leur front sur plusieurs kilomètres – car les namanes pourraient tenter de passer en n'importe quel point.
« Nous nous battrons dans les rues. Nous nous battrons sur les toits et au pied des immeubles. Chaque mètre aura ses morts. Chaque mètre aura son sang. »
Le spectre de l'inévitable hantait sa voix. Il était capable de prévoir l'horreur et incapable de l'empêcher, tel cet homme qui ouvre la porte à un démon et qui, déjà envoûté, ne peut l'empêcher de prendre place en sa demeure.
« Tu ne verras pas ceci, promit l'archange. Tu seras avec le président Velt. Je compte sur toi, Astyane. »
Des intuitions néfastes troublaient l'esprit de Gabriel, le rendant d'autant plus difficile à lire. Il avait la prescience d'événements terribles et inattendus. Pourtant Astyane se sentait encore sereine. Peut-être avait-elle enfin accepté, depuis la chute d'Eden, ne pas avoir de prise sur ces mouvements de l'histoire ; ceux dont on ne peut dire s'ils relèvent du hasard ou du destin.
Gabriel se préparait à mourir. Elle-même protégerait un homme important, la clé du renouveau de Daln, le socle de la paix fragile qu'ils arracheraient à la fièvre du monde. Il n'y avait rien à faire d'autre.
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