III - 4. Maman


30 décembre 2018 – 2800 mots


Orkanie, Trois cent lieues au sud de Yora, 2 mars 2011


« M... m... ma... »

Des visages.

Des visages, penchés vers elle, qui se multipliaient.

« Ma... »

De la lumière.

Une lumière douce et pénétrante, qui la réchauffait. Car ailleurs, le monde était froid. La pluie tombait sur eux depuis l'aube. L'ennemi, acculé lui aussi, avait choisi d'attaquer malgré ces conditions épouvantables. Il avançait à couvert des arbres et du brouillard, puis les hommes apparaissaient dans la plaine en contrebas du fort. Tir aux lapins. Mais les lapins disparaissaient dans la brume humide et, sur les côtés, il se refermaient sur eux comme un étau.

« Maman ? »

Leam reconnut de nombreux visages. En voyant ceux de ses parents, il lui parut tout à fait normal que les morts soient présents. Ils ne parlaient pas, mais ils étaient là, cela lui suffisait. La certitude que malgré la peur, quelqu'un lui tenait la main. Son premier chat, aussi. Un de ses professeurs d'école à Norlisk – était-il mort lui aussi ?

Son inquiétude noya la lumière et assombrit les visages, rendant d'autant plus difficile sa recherche. Vladimir était-il parmi eux ? Et les membres de la huitième colonne ? Eusébus ? Marny ? Clemn ? De toutes ces personnes avec qui elle avait vécu la peur de la poursuite, la retraite en avant de la Deuxième Armée, la terreur de l'assaut sur le fort Penn, toutes ces personnes qui formaient une sorte de famille alternative pour elle, avec ses tantes bavardes, ses oncles grognons, ses cousins tapageurs, ses petits-enfants dissipés, qui restait-il encore pour enterrer les autres ?

« Alors, comme ça, je ne porte pas de barbe ? »

Kaldar, le grand Kaldar lui-même, était descendu de son trône spirituel. Affublé d'une barbe et d'une toge, il écartait les visages tout en vidant une bouteille de bière.

« Lieutenant Leam Fédorovitch, clama-t-il d'une voix divine un peu avinée. Je vous ordonne de protéger Yora et sa péninsule au péril de votre vie, sans quoi la fameuse bière de Yora disparaîtra à jamais !

Hé, Leam !

Leam ! »

Sa voix s'étant déformée, la barbe resta la même, son haleine avait un arrière-fond de de liqueur de menthe ; Eusébus la secouait telle un prunier. Son premier réflexe fut de se tourner sur le côté et de vomir une bile amère. Ses oreilles bourdonnaient comme un essaim de frelons.

« Ça alors, dit-il, tu es résistante. J'ai bien cru que c'était notre heure, mais il semblerait que Kaldar veille sur nous. »

Indifférente à ces louanges pour un dieu qu'elle assimilait encore, dans la pénombre de son esprit, à un pochetron, Leam se laissa porter par le médiateur. Eusébus était couvert de poussière et du sang coulait de son front, juste au-dessus de l'arcade sourcilière.

Des détonations en ordre aléatoire, comme le bouquet final d'un feu d'artifice, lui parvenaient de loin. Elle comprit qu'Eusébus hurlait à pleins poumons pour en couvrir le bruit. Ils venaient de rejoindre un autre poste de tir, où le feu des fusils résonnait sous les poutres du fort.

« Leam ! » cria Vlad.

Elle voulut le complimenter avec ironie sur sa tenue déchirée, mais parler lui parut trop difficile.

« On s'est pris un truc, dit Eusébus en la laissant glisser contre un sac de sable. Je crois qu'elle a une côte cassée. Et vous ?

— Et Marny, elle était avec vous ? »

Des lueurs provenant de l'extérieur, déchirées par les vitres brisées, se reflétaient sur son visage en clignotements interrogatifs. De là où se trouvait Leam, elle ne put lire son expression. Eusébus jeta vers elle un regard fugace, comme pour vérifier qu'elle était encore éveillée. Un des soldats au poste de tir se mit à hurler. Un éclat ou une balle perdue lui avait transpercé le bras. Deux hommes de la huitième le tirèrent derrière les sacs de sable percés comme de vieux traversins mangés aux mites.

« Il y en a qui se sont mis à couvert de la muraille, expliqua Eusébus. Ils jettent des grenades en direction des vitres. J'en ai entendu leur retomber sur la gueule, mais ils s'en foutent, ce sont de vrais fauves. »

Non, guère des fauves, songea Leam, des humains comme eux, situés de l'autre côté du miroir... des humains poussés à bout par la faim et la fatigue.

« Je vais chercher Marny, dit le médiateur de Kaldar en s'éclipsant.

— Ne reste pas là » s'exclama Vlad, et Leam mit une bonne demi-minute à comprendre qu'il s'adressait à elle.

Il l'aida à se mettre debout et l'accompagna jusqu'à la porte en chêne, qu'il poussa d'un coup de pied. Dans une ancienne salle à manger se trouvait le colonel Felix ainsi que plusieurs officiers qui s'imaginaient diriger la défense du fort Penn. Certains capitaines, assis, reprenaient leur souffle en attendant de porter de nouveaux ordres en chaque recoin du fort. Mais quels pouvaient être ces nouveaux ordres, à part les deux options qui s'étaient toujours présentées ? Défendez, fuyez par l'arrière ? La plupart des orkaniens, dont Felix lui-même, se pressaient autour d'un poste de radio. L'opérateur notait les lettres du dernier cryptogramme envoyé par le Commandement et déchiffrait celui-ci à la volée.

Le monde tanguait encore autour de Leam, mais elle réussit à parler, bien que sa propre voix lui parût aussi distante que l'avaient été les visages de son hallucination.

« Que disent-ils ? lança-t-elle.

— De bonnes nouvelles » résuma Felix en s'emparant du petit télégramme.

Tout à son rôle de chef de guerre, il s'imaginait contrôler la situation ; il pensait que tout ce qui arrivait, fût-ce la perte d'une de leurs tranchées, la destruction d'un de leurs postes de tirs, faisait partie d'un même plan génial, d'une partition d'ensemble où il jouait un solo. Eût-il reconnu Leam, il avait déjà oublié leur ancien grief. Felix avait reçu, comme elle, son grade dans une pochette surprise ; il était l'un des nombreux bras inconscients de cette armée d'opérette avec laquelle le Commandement jouait à la guerre et courait à sa ruine.

Seule une infime fraction des humains et des vampires de la Deuxième Armée, Leam, Vladimir et Eusébus en particulier, avaient cette conscience aiguë que personne ne savait vraiment faire la guerre. Encore moins ces engagés de dernière minute qui, face à la catastrophe imminente, agitaient des bras en couinant sans vraiment savoir quoi faire.

Felix passa la lourde porte restée ouverte. Le bruit des détonations faiblissait. Dans son esprit, cela appelait la victoire prochaine. Des regards se tournèrent vers lui.

« Soldats ! Passez ce message ! Nous venons de recevoir une confirmation du Commandement que des renforts sont en route ! Un soutien aérien pour la Deuxième Armée. C'est une question de minutes avant qu'ils soient là. Grâce à votre ténacité, l'ennemi sera bientôt en déroute. »

Ce n'était pas vraiment de la ténacité qui se lisait sur ces visages hagards ; la moitié des engagés volontaires, assourdis par leur feu nourri, n'avait tout bonnement pas compris l'annonce.

« C'est impossible, intervint Leam en se tenant le côté droit, qui l'élançait toujours. Ce n'était pas prévu. Pourquoi nous n'aurions pas été prévenus ?

— Et vous, pourquoi est-ce qu'ils vous ont mis des uniformes gris et noir, aux salvanes ? Nous sommes en pleine forêt. Vous devriez être en vert. Je n'y comprends rien. »

D'un geste vif, la lieutenante arracha son télégramme déchiffré des mains moites de Felix. SUPPORT AERIEN EN CHEMIN A L OUEST STP TENEZ POSITION STP ATTENDEZ INSTRUCTIONS STP.

« Le code de sécurité ? Où est le code de sécurité ? Qui a envoyé ce message ? lança-t-elle.

— Rendez-moi ça ou je vous fais fusiller pour rébellion ! » beugla Felix.

Il ne voulait pas douter ! Il voulait croire jusqu'au bout que quelqu'un, quelque part derrière cette radio qui crachotait des prophéties sibyllines, jouait une symphonie. Qu'un plan d'ensemble superbe et infaillible avait été mis en place. Car c'était ainsi qu'on l'avait formé, à la garde nationale orkanienne ; c'était ainsi que se déroulaient tous les exercices. Pour commencer, on attendait que le ciel se découvre !

« Il n'y a pas de support aérien, enfonça Leam, parce que nous n'en avons pas ! Ils ne les ont pas encore construits, par les sangs de Kaldar !

— Qu'est-ce que je dois croire ? Le Commandement ou vos délires ? Soldats, que quelqu'un la fasse taire, mettez-la aux arrêts ! »

S'adressant à tous, donc à personne, son ordre resta lettre morte. Felix prit Leam lui-même par le bras et claqua la porte derrière eux. Elle ne songea même pas à résister, sa côte brisée l'élançait toujours.

« Colonel, intervint timidement l'opérateur, il y a un problème. Ils n'ont pas utilisé de code de sécurité.

— Ils n'avaient pas le temps » évacua Felix.

Leam s'appuya contre le mur pour rester debout. Il fallait qu'elle retrouve un fusil et qu'elle y retourne ; le sort de la Deuxième Armée ne se jouait pas ici, mais dix mètres plus loin.

« La neuvième colonne est sans doute encore en chemin, ajouta le colonel. Ils devraient être là d'ici une heure. Avec notre support aérien, ils prendront en étau l'ennemi qui nous canarde depuis la forêt.

— Il n'y a pas de support aérien ! clama Leam. Il n'y a pas de neuvième colonne !

— Colonel Felix ! »

Un soldat venait de descendre par l'escalier tortueux qui menait au chemin de ronde et au donjon, sur lequel ils avaient installé des postes de guet et des radars.

« La cinquième se replie, colonel !

— Qui leur en a donné l'ordre ? Pourquoi est-ce qu'on ne m'a rien dit ?

— Ils ont perdu les pièces d'artillerie... ce n'est pas tout. Il y a un appareil en approche. Il était à deux cent pieds d'altitude et il descend.

— Nos renforts » dit Felix.

Son attitude trahissait qu'il n'y croyait pas lui-même. Depuis tout à l'heure, Felix savait que le message du Commandement était un faux, que personne ne viendrait les sauver de ce bourbier ; que les colonnes qui défendaient les abords du fort étaient condamnées à reculer, à s'embourber dans leurs tranchées. Ses actions étaient celles d'un automate brisé qui continue quand même sa marche.

Le colonel marcha de nouveau vers la porte de chêne, d'un pas vif, résolu.

« Soldats ! » commença-t-il.

Il disparut dans la lumière.

« Maman ? »

Leam entendait un sifflement continu, qui provenait de partout à la fois, comme si les murs du château hurlaient eux-mêmes. Le monde tournoyait comme un manège fou ; il changeait sans cesse de direction, seuls restaient fixes les visages. Sa mère, son père, elle les reconnaissait, elle savait qu'ils étaient partis. Elle était déjà grande à cette époque ; enfin, grande, façon de parler. Accident de mine. « Il faudra les fermer », avait dit l'ange gardien et, effectivement, ils avaient fermé les mines. Trop tard pour eux. Ayant pensé à l'ange, elle le trouva à leurs côtés, comme si sa pensée avait le don de rappeler les morts, mais uniquement les morts. Elle chercha de nouveau Vladimir.

« Il faudra les fermer » répéta l'ange.

Elle n'habitait pas à Twinska, à cette époque, mais à Norlisk, à la limite du parc naturel où les quatre races de Daln étaient interdites de présence et d'activité. Or cette injonction ne disait rien sur le sous-sol, aussi, profitant de ce vide juridique, les salvanes avaient-ils creusé des mines de charbon. Jusqu'à l'accident, jusqu'à ce que les anges... elle s'était demandé s'ils n'avaient pas eux-mêmes fomenté un complot, provoqué un éboulement, afin de forcer au respect de la loi, de créer la jurisprudence. Afin d'apprendre aux vampires. « Ce n'est pas notre manière d'agir », s'était défendu l'ange gardien de Norlisk, qui avait conduit toute l'enquête. Une bien piètre défense, car Leam savait combien un système pouvait mal agir, quand bien même toutes ses composantes croiraient-elles encore au bien public.

« Il faudra les fermer. »

Elle chercha le colonel Felix du regard. La porte de chêne avait été arrachée de ses gonds ; quant à l'humain, il était introuvable. Sa casquette posée sur la table millénaire avait volé. La table aussi, écrasant sans doute plusieurs officiers. Le mur lui-même ne tenait plus qu'à un fil ; il semblait tordu, enfoncé par un coup de poing.

Leam se traîna jusqu'au poste de tir. Elle n'entendait plus rien que le sifflement dans ses tympans. Il n'y avait déjà plus personne, ou rien qu'elle pût reconnaître comme une personne. Le mur extérieur s'était écroulé. Des barres de fer s'étaient plantées en travers du plancher. Les sacs de sable avaient éclaté. La pluie fixait partout la poussière et la cendre.

Un gros bourdon noir volait devant elle, si proche qu'elle pouvait tendre la main et se faire piquer. C'était un vaisseau des anges, à une lieue au moins du fort Penn. Il leur tirait dessus. Elle pressentit que plus personne ne songeait à riposter ; que depuis trois minutes, la Deuxième Armée ne pensait plus qu'à la fuite.

« Vlad ? Eusébus ? »

Elle vit quelqu'un qui ressemblait au prédicateur. Il était assis contre un restant de mur. Beaucoup de sang avait coulé sur son visage. Un mince filet de voix s'écoulait de ses lèvres entrouvertes.

« Nous sommes des enfants qui jouons. Nous sommes des enfants qui jouons. Nous sommes des enfants...

— Eusébus ?

— Ah, Leam. Je suis désolé de devoir te dire ça. Mais dans son immense sagesse, Kaldar... »

Il cracha un peu de sang.

« Nous les sages, nous aimons bien parler par énigmes.

— Ne parle pas du tout, tu te fais du mal. »

Il toussa encore et agita son index.

« Je suis désolé, Leam... Vlad est mort.

— Tu mens, affirma-t-elle.

— Ah, ça... je ne fais que dire ce que tu as besoin d'entendre... pour te sauver de là.

— Viens.

— Je n'arrive pas à bouger. Je n'y vois rien. Sauve-toi, par la barbe de Kaldar. »

Il s'enferma dans son mutisme. Leam remarqua que quelqu'un s'enfuyait par une porte encore miraculeusement intacte. Oubliant ses côtes et les coupures qui striaient sa peau, elle descendit jusque dans une des cours intérieures du fort.

Les détonations de poudre s'étaient interrompues. Ce n'était plus que le vaisseau des anges, un battement sourd, comme un marteau-piqueur, dont l'onde descendait dans la terre et secouait les bipèdes sur pied. Le bouquet final.

Les soldats avaient ouvert le portail arrière. De temps à autre, un véhicule lancé à pleine vitesse jaillissait de quelque part, des écuries, d'un préau, et fonçait en direction de l'abri des frondaisons. Levant la tête, Leam vit le donjon étêté, des toits arrachés. Les éboulis roulaient en avalanches, chaque pierre tremblotante se faisait menace. Le fort Penn vaincu les emporterait avec eux.

Ses pensées rebondissaient comme ces rochers d'une tonne prêts à l'écraser. Vladimir se trouvait quelque part, là-haut, elle l'abandonnait. Sauf qu'il était déjà mort. Non, impossible, elle ne l'avait pas vu. Qui donc accordait crédit à ce qu'elle avait vu ! Elle avait vu Kaldar buvant une bière ! Marny ? Morte dans la première explosion. Eusébus ? Elle s'inventait des choses qu'elle n'avait pas vues. Elle imaginait soudain Vladimir, émergeant des décombres, lui criant : ne m'abandonne pas ! Et elle, prenant la fuite à quatre pattes.

Maman !

Nombre d'entre eux avaient crié pour leur mère. Leam savait que ses parents ne pouvaient pas la sauver.

Elle avisa un sac abandonné, fouilla frénétiquement dans le paquetage. Une boîte de ration complète, un trésor ! Son propriétaire devait être pressé... ou mort trop tôt. Elle garda l'essentiel, mit le sac sur ses épaules et courut... marcha... boita... en direction des arbres, son dernier secours. La pluie et le vent battaient leurs branches de fantômes, donnant l'impression qu'ils ouvraient leurs bras aux fuyards, sans les juger.

Le vaisseau des anges était déjà au-dessus du fort Penn. C'était bien un gros insecte noir. Il semblait maintenu en l'air par des sphères attachées sous son corps, qui vrombissaient d'électricité statique. Des éclairs en surgissaient tantôt pour s'effilocher dans l'air humide sur une dizaine de mètres. Une puissante odeur d'ozone se disputait maintenant à la poudre et à la cendre mouillée. C'était un de ces amalgames où il est possible, à un esprit troublé, de tout distinguer. Pour Leam, aussi bien le bœuf en conserve de son dernier rationnement que le parfum de lavande de la maison de ses parents.

Elle trébucha sur une racine glissante. Le vaisseau n'hésitait plus, il pilonnait maintenant le fort en confettis. Chacune des frappes écrasait là une tour, là une aile, là creusait un cratère dans la cour d'honneur.

Longtemps après, le martèlement des détonations la poursuivait encore, un écho qui lui disait qu'elle avait abandonné Vlad.

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