III - 2. Le fort (1)
29 décembre 2018 – 1800 mots
Nous étions là, et puis, tout à coup, nous n'étions plus là. Le souffle avait emporté les corps des uns et les âmes des autres.
C'est étrange de dire ça aujourd'hui, mais... je n'avais pas l'impression d'être moi-même. Je ne saurais même pas dire si j'ai tué quelqu'un ou non. Je crois que non. Mais j'aurais très bien pu le faire et ne pas m'en souvenir. Lorsque je me réveille la nuit, maintenant, cette partie de moi qui veut fuir, c'est parce qu'elle est restée là-bas. Jusqu'ici je n'avais pas conscience de sa présence. Elle m'a sauvé la vie. Mais elle m'étouffe désormais.
Notes manuscrites anonymes, compte-rendu du dossier numéro 2011-479 de la S.P.EX, B.I.S
Orkanie, Trois cent lieues au sud de Yora, 1 mars 2011
Le jour se levait lorsque la huitième colonne du premier bataillon de la Deuxième Armée arriva au fort Penn sans encombre, grâce à son support motorisé.
« Il est où, le fort ? demanda Eusébus en roulant une cigarette, ce qui, avec l'alcool, constituait certainement son unique entorse au regard de la traditionnelle vie ascétique des médiateurs kaldariens.
— Lève la tête. Devant nous » répondit Vladimir en baissant les épaules, dépité par ce qu'il voyait.
Car Penn avait tout d'un château séculaire et rien d'une position défendable. La forêt s'arrêtait une lieue avant le bâtiment, déroulant une plaine verte encore humide qui exhalait une brume épaisse. L'Alrson traversait le terrain et coupait les jardins en deux, avant de poursuivre sa route vers le Nord où, après une longue hésitation, il arrêterait enfin de longer la côte et se déciderait à plonger dans l'océan.
Si de loin, le fort leur parut étriqué, comme une miniature posée sur un terrain de golf, de près ce fut pire encore. Combien de soldats le Commandement comptait-il faire rentrer dans ce cloître de murailles antiques et, surtout, qui avait eu la bonne idée de placer ici le point de non-retour, où devaient converger les forces en retraite ? Qui pensait qu'ici, la fameuse contre-attaque serait victorieuse ?
« Je suis allé le visiter, ce fort, dit Clemn en sautant de camion. Avec mes gosses, l'été dernier. Suivez le guide. En revanche, le billet est beaucoup trop cher pour ce que ça vaut. »
À peine Leam avait-elle ouvert les yeux que le spectacle confirmait toutes ses inquiétudes. Si depuis deux jours, elle avait essayé de se montrer plus optimiste, tout ses efforts tombaient à l'eau : s'ils ne fuyaient pas tout de suite cette plaine et ce fortin de bac à sable, ils allaient tous y rester.
« Vlad, Eusébus, suivez-moi. »
Le vampire et l'humain étaient comme ses seconds dans la section. Rien d'officiel, juste deux voix de plus pour transmettre les ordres. Ils la suivirent jusqu'à l'officier qui faisait le compte des soldats présents, un homme assis à un bureau sur tréteaux, à même le tapis d'herbe, comme un rond-de-cuir sorti de son contexte.
Leam vérifia que les autres chefs de section étaient tous présents.
« Huitième colonne, annonça-t-elle d'entrée de jeu.
— Huitième... vous êtes en avance.
— On a pris les camions.
— Les... quoi ? »
L'homme leva la tête, surpris. Il le fut d'autant plus de découvrir face à lui une moitié de vampires. Car les volontaires salvanes apportés par le général Viktor étaient engagés dans trois colonnes, la huitième, la neuvième, la dixième ; le reste de la Deuxième Armée était principalement constitué d'orkaniens humains.
« Vous... lieutenant... Fédro... » lut-il avec difficulté sur sa bande patronymique.
Pour faciliter les échanges, Leam avait cousu une deuxième pièce de tissu portant l'écriture phonétique de son nom au feutre indélébile. Quant à Vladimir, depuis leur tout récent mariage, il portait lui aussi ce nom.
« Mais ce n'est pas possible, haleta-t-il. La division motorisée devait transporter la sixième colonne. »
Il reprenait à peine son souffle. Ses jambes se croisaient et se décroisaient toutes seules, comme trahissant une envie irrépressible de courir, de s'enfuir, de quitter ce bureau en plein air ridicule, ce poste abrutissant, ces ordres iniques.
« Et qu'est-ce qu'elle a, la sixième colonne ? s'exclama Leam. Quoi, ils pèsent plus lourd que nous, ils ne vont pas passer sur les ponts, c'est ça ?
— Non, mais le colonel Felix... »
Il y avait forcément un colonel ; elle l'avait vu venir.
« Vous direz au colonel Felix... »
La phrase commençait comme une mise aux arrêts impromptue, Leam lui accorda une fin diplomatique.
« Vous direz au colonel Felix que ses camions ne l'attendaient pas au bon endroit, ou le contraire, qu'en tout cas, on a des radios, que c'est fait pour ça, et que la sixième colonne est restée injoignable. Il conviendra qu'il aurait fait la même chose à notre place, c'est-à-dire prendre les camions, venir plus tôt au fort et faire le job de la sixième colonne, c'est-à-dire, je suppose, préparer la position.
— Euh, oui, certainement. Qui dirige la colonne ?
— Notre capitaine a été rapatrié au Commandement dès le début de la campagne. Il a marché sur un clou, il n'était pas vacciné au tétanos. Je suis la plus haut gradée. »
En pratique, ils étaient tous des lieutenants, mais préféraient laisser Leam prendre les rênes.
« Entendu. Je lui dirai de vous contacter.
— Eh bien, s'il a quoi que ce soit à me dire. »
La huitième colonne formait maintenant une longue file qui serpentait en direction du fort. Ces femmes et ces hommes, dociles comme des moutons, ne pensaient guère qu'à grappiller une ou deux minutes de sommeil dans l'heure suivante. Ils étaient inconscients de la situation globale.
« Ils nous ont bien fichu dedans, lâcha-t-elle, excédée, en recomptant les membres de cette procession lugubre.
— Qui ça ? dit Eusébus, trahissant sa nervosité par une deuxième cigarette, qu'il faillit ne pas réussir à rouler complètement.
— Le Commandement, compléta Vladimir.
— Depuis le débarquement, ils hésitent. La campagne ressemble à un jeu de piste. Allez par ici, allez par là, attendez, reculez encore un peu. Sauf qu'on n'est pas là pour prendre des photos. À chaque fois qu'on a quitté une position, ils se rapprochaient. D'abord ils étaient à cinquante lieues, puis à trente, puis à dix. Maintenant je suis sûr que la neuvième s'est faite canarder. Je sais même pas si tout le monde a eu le temps de quitter Fila. C'était leur plus grosse erreur. C'était pas parfait, mais on y voyait encore quelque chose, dans cette ville. Maintenant, c'est forêt dans toutes les directions, pas de visibilité à dix mètres. Le point le plus haut, c'est encore ce fort en carton. Une fois qu'ils auront mis un ou deux obus au pied des murailles, il ne tiendra plus debout. On va tous détaler dans la forêt derrière, et ce sera du tir aux lapins.
— À moins... commença Eusébus.
— À moins ?
— À moins que les stratèges du Commandement voient un peu plus loin. Que d'autres renforts soient en marche depuis Verde. Qu'ils aient bougé quelques bataillons de la Première Armée, voire qu'ils nous amènent un peu de support aérien. Dans ce cas les gars en face s'attendraient à nous trouver à découvert, et la première chose qu'on ferait serait de leur tomber dessus par les airs ; ils essaieraient quand même de prendre le fort, faute de meilleure solution, et se retrouveraient, eux, à découvert, ici même, avec nous en train de leur tirer dessus.
— Pas toi, en tout cas, fit Leam.
— C'est ça d'être aumônier kaldarien. Je suis le seul qui ne peut pas aller au trou pour avoir refusé le combat. Je tirerai en l'air pour effrayer les gamins. »
La matinée avançant, ils s'épuisèrent à monter des caisses de munitions, à installer des mitrailleuses et des sacs de sable sur le chemin de ronde. Car si les bâtisseurs immémoriaux du fort Penn n'avaient guère conçu les cours intérieures pour le lancement d'obus de mortier, le Commandement, lui non plus, n'avait pas pris en compte la difficulté de l'installation.
« Tiens, brigadier Vladimir Fédorovitch, venez m'aider, mon garçon. »
Eusébus lui désigna une commode millénaire qui, dans une alcôve exiguë et basse de plafond, obstruait la porte.
« Nous voulons installer un poste de tir dans cette pièce, or ce meuble nous en empêche. »
Il en parlait comme d'une bonne amie avec qui il avait eu le temps de prendre le thé.
« Par la fenêtre, mon ami. »
Ainsi cinq siècles d'histoire furent-ils jetés dans le bassin à canards que le dernier propriétaire du château avait fait installer sous ses fenêtres.
« N'ayant encore tué personne dans cette guerre de marche à pied, détruire ce meuble reste, à ce jour, mon plus grand méfait, avoua Eusébus en se recoiffant, et en allumant une nouvelle cigarette. Comme dirait l'autre, du bas de cette fenêtre, dix siècles d'artisanat me contemptent.
— Comment le sens-tu ?
— J'ai tendance à mettre des couleurs sur ce que dit ta chère et tendre. Mais ça ne tient qu'à moi. Si tu demandes aux autres, la réponse sera plus claire : ils ont peur. On aurait chargé à cent contre un dans les rues de Fila, ça ne les aurait pas vraiment dérangé. Mais ici, on n'a pas encore vu l'ombre de la barbichette d'un officier namane, qu'ils se rongent les ongles et se retournent les sangs. Tu sais pourquoi ? Entre ces murs, nous sommes piégés. Au fond de nous, humains, vampires ou quoi que ce soit, nous sommes pareils : nous sommes des animaux emballés de jolis vêtements. Et notre instinct réclame une porte de sortie. Ça paraît idiot, hein ? Mais ce sont des choses comme ça qui jouent. Forcément. »
Eusébus avait souvent raison.
Ils partagèrent leurs dernières rations à la mi-journée. Le service d'approvisionnement avait cru bon, cette fois, de ne rien envoyer du tout. D'autres camions devaient suivre, afin de « tenir » le fort un maximum de temps. Du poste de tir dans lequel elle était installée, Leam fronçait des sourcils en voyant d'autres véhicules monter la colline.
« Toujours pas un signe des divisions blindées ? » dit-elle en voyant les premiers signes du déclin du soleil.
Ils avaient eu de la chance, pour ainsi dire : le brouillard et les nuages avaient réduit l'ensoleillement à zéro toute la journée, facilitant d'autant le travail des vampires. Autrement cela aurait été une fête de casquettes, de cagoules et de couvertures sur la tête pour se protéger des ultraviolets ravageurs.
« Ils patinent dans la boue, dit la responsable des transmissions. Apparemment, ils ont essayé de prendre une route plus directe. Ça ne leur a pas réussi. »
Leam ferma les yeux un bref instant. Elle était épuisée et la nuit serait longue. D'après la huitième colonne, arrivée en cours de journée, l'ennemi avançait à quelques lieues d'eux sans engager le combat. Ils attendaient de les acculer dans ce trou à rats avant de donner l'assaut final.
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