III -17. La résurrection


30 décembre 2018 – 2700 mots


Atman avait le pouvoir de faire revenir la vie.

Mais quelle vie ?

J'ai vu les armées d'argile du roi Zor. Il ne s'agissait pas d'humains réinstaurés dans leur chair. Il s'agissait d'âmes enchaînées à des socles de glaise, des démons inférieurs condamnés à servir.

Atman est, en vérité, un maître d'illusions et un marionnettiste des passions. Il n'a nul besoin de pouvoirs supplémentaires. Il ne lui manque rien pour régner.


Adrian von Zögarn, Recherches alchimiques


Orkanie, Trois cent lieues au sud de Yora, 7 mars 2011


Au sein du Commandement, à Verde, Kilan avait toujours été la cinquième roue du carrosse.

Depuis la chute d'Eden, Gabriel était de facto le chef des anges loyaux. Kilan l'aimait beaucoup pour sa sagesse, son sens de la justice, sa capacité à trancher toujours entre le bien et le mal, y compris à mesurer les conséquences à long terme de ses actions.

Kilan était le benjamin des archanges qui avaient survécu au cataclysme. Il avait cru que les hiérarchies de pouvoir entre les anges seraient renversées par la fin brutale de leur cité céleste, mais rien ; la bienveillance de Gabriel ne pouvait porter dans tous les coins de Verde. Il sentait bien que, né archange et non pas devenu, comme Erlena par exemple, après un siècle de service, Kilan serait toujours un archange de seconde zone. On lui cachait tout, on ne lui confiait rien. N'étant pas convié, le seul moyen de participer aux discussions était de s'y incruster ; on l'observait alors avec ce regard qui force à la culpabilité.

Qui plus est, à Verde, une inimitié certaine régnait entre les partisans de différentes stratégies ; le général Viktor, qui avait apporté le soutien de la Salvanie, se heurtait sans cesse aux anges, qui se heurtaient aux orkaniens. Un chaos évidemment couronné de défaite. Le plus grand imbécile l'aurait vu venir ; à Verde, Kilan jouait ce rôle, il l'avait donc vu venir.

On l'avait envoyé en première ligne. Sa section s'était perdue, comme tant d'autres : l'Orkanie s'imaginait connaître son propre territoire jusqu'au bout des ongles, mais la forêt était zone protégée, d'accès restreint. Les trains la traversaient sans la toucher pour relier Fila et Yora. Prisonnier des namanes, Kilan s'était imaginé qu'on l'interrogerait des jours durant, qu'on le torturerait, mais les officiers avaient rapidement reconnu en lui le dindon de la farce. Il ne connaissait pas plus de secrets qu'eux.

Cependant, il savait se servir de ses mains ; et sa force surhumaine avait plus d'une fois dépanné les namanes, qui ne voyaient plus en lui un prisonnier, plutôt une sorte de fantôme de la gloire passée d'Eden, avec lequel ils composaient ; si tant est que le fantôme voulût bien les aider à monter une tente de temps en temps ou poser des pièges à lapins. Se montrant utile, il défendait sans cesse les autres prisonniers. Il veillait sur les fils et filles d'Unum. Kilan avait l'impression de jouer enfin le rôle d'ange. Il n'avait jamais été autant en paix.

En se réveillant ce matin à quatre heures, car il dormait fort peu, Kilan ressentit la présence de cette paix avant même celle de son corps. À Eden, il avait appris la religion d'Unum comme une leçon : bien, mal, lumière, ténèbres, cosmogonie, etc. Cela ne l'avait jamais vraiment convaincu, à raison. Son travail s'était révélé jusqu'à présent creux, en contradiction avec la force des principes qu'on lui avait inculqués. Kilan avait maintenant retrouvé son équilibre et sa sérénité. Au beau milieu d'un camp de l'armée d'invasion namane. Unum ne manquait pas d'ironie.

Il passa la matinée à lever des pièges en compagnie de soldats namanes et ne trouva qu'un seul lapin. La présence de deux mille hommes affamés avait largement entamé les réserves de la forêt alentour ; les autres animaux avaient fui. Les soldats gardèrent le lapin, il obtint le sang ; ce serait idéal pour leur blessé vampire.

En rentrant au camp, il sentit un vent d'agitation se lever. C'était une excitation sourde, inquiétante, des visages soucieux, des messages murmurés dans une langue qu'il ne comprenait toujours pas, des officiers qui sortaient de leur tente, alertés par d'autres officiers. L'annonce du lever de camp, même celle d'une attaque, aurait engendré un branle-bas de combat joyeux. Ici on s'enfermait sur soi-même en attendant que passe l'orage : quelqu'un venait. Quelqu'un dont ils avaient peur.

Après avoir confié le précieux flacon à John, Kilan se fit aborder par un officier qui baragouinait l'orkanien. Il fallait le suivre, c'était un ordre.

Il comprit qu'une archange avait été tuée à l'aurore à quelques kilomètres du camp, alors qu'elle chassait l'orkanien. Celle-là même qui était passée quelques jours plus tôt, la pilote du vaisseau qui avait pilonné la Deuxième Armée. Erlena. Ainsi Unum l'avait rattrapée. Elle se promettait sans doute un meilleur destin que de finir assassinée en pleine forêt par des fuyards.

On avait trouvé son corps ; des anges déchus étaient aussitôt venus en empruntant leur deuxième vaisseau. Erlena était importante dans la hiérarchie de leur petit groupement – sinon on ne lui aurait pas laissé un des Dragons. Ils avaient parlé avec les officiers, ils avaient appris la présence de Kilan au campement, ils avaient exigé de le voir.

« Kilan. »

Cette voix...

Samaël était entouré de deux suivants dont Kilan ne connaissait ni les noms ni les visages. C'était la deuxième fois qu'il le rencontrait, et la première pensée qui lui vint fut qu'il était petit. Samaël était autrefois un ange gardien en fin de service. Archange, Kilan le dépassait de deux pieds de haut.

Le chef des anges déchus portait une cape noire aux motifs rouges, qui semblaient osciller dans la lumière de midi.

Des officiers namanes du camp l'entouraient, inquiets qu'on les rende responsables du meurtre. Ils s'entretinrent à voix basse avec les anges, obtenant manifestement que nul ne soit poursuivi. Le soulagement se peignit sur leurs traits. Ces hommes avaient peur des anges déchus, plus que tout.

« Viens, dit Samaël. Allons-y. Nous avons quelque trajet. »

On les fit monter dans un petit véhicule ouvert.

« C'est Erlena, n'est-ce pas ? Elle est morte ?

— Aussi morte qu'on peut l'être, dit Samaël. Je viens de la voir.

— Alors je ne pourrai rien pour elle. Vous allez l'enterrer ?

— C'est tout ce que tu me poses comme question ? »

Les deux gardes de Samaël, dont l'un avait pris les commandes du véhicule, ne disaient rien et ne montraient pas le moindre signe qu'il pût se passer quelque chose dans leur crâne. Leur seule raison d'exister était d'obéir aux ordres de leur maître. Le seigneur de l'atman.

« Tu interpréterais à tort toute question de ma part comme un hommage à ta gloire, dit Kilan. Aussi je ne veux pas te faire ce plaisir.

— Je ne tire aucune gloire de ce que je fais. Ce concept est dépassé. Seule ma liberté m'intéresse ; liberté d'exercer mon pouvoir, de fonder des empires ou de les diriger.

— Tout le mal que tu as fait...

— Il n'y a aucun mal, Kilan. Et quand bien même, nous ne l'avons pas inventé. Nous n'avons fait que révéler ce sur quoi Daln est bâtie : une série de mensonges. Ce monde se mourait à petit feu de son hypocrisie. »

Samaël s'arrêta, comme s'il prenait conscience du fait que parler à Kilan n'avait aucune importance.

« Nous y sommes presque » dit-il.

Ce n'était pas vrai, il fallut rouler encore plusieurs minutes dans cette bande de terre encore meuble qui avait été un chemin. Le conducteur arrêta la voiture et les anges en descendirent. Kilan attendit d'abord qu'on lui montre dans quelle direction aller ; il suivit les regards qui se tournaient vers la clarté.

En effet, une percée de lumière prodigieuse descendait sur Erlena, allongée sur le dos, bras et jambes étendus. La matinée avançant la couvrait de ces tons laiteux, ceux qui redonnent leurs contours aux choses après des jours de brouillard.

Une impression souterraine étreignit Kilan. Ainsi, Erlena était bien morte. Il voulait laisser cette réalité couler sur lui avec apathie ; il voulait se mentir et mentir effrontément à Samaël. Mais l'ange déchu, qui neurolisait ses pensées facilement, ne pouvait être dupe. Kilan avait encore des sentiments pour Erlena – qui n'en avait pas ? – et l'évidence de sa mort le clouait sur place. Quelque chose d'atroce s'était accompli ici et, croyait-il, allait encore s'accomplir.

Samaël s'agenouilla à côté du corps bien plus grand que lui. De grandes taches de sang imprégnaient l'humus. Il caressa les cheveux de l'archange.

« Ma pauvre Erlena, dit-il. Comme tu as dû souffrir... »

Il l'embrassa sur le front, comme s'il fallait, au milieu de toute cette indifférence, montrer d'une quelconque façon qu'elle était sa compagne ; mais ne ferma pas ses yeux écarquillés.

« Tu peux approcher, murmura-t-il. Regarde comme elle est calme. Regarde comme elle est encore belle. J'aime beaucoup Erlena. Elle a compris très tôt qu'Eden faisait fausse route et ne pouvait être raisonnée. Elle a compris que tout ce que nous faisions alors ne servait à rien. Que tout devait être rebâti.

— Tu l'as corrompue, rétorqua Kilan. Tu as fait d'elle un monstre, comme tous les anges que tu as retournés contre le bien. Vous avez trahi Unum.

— Unum n'est pas un dieu, et c'est lui qui nous a trahis. Du reste, je n'ai pas retourné Erlena ; c'est elle, et tous les autres, qui m'ont convaincu. Je sais que tu ne peux pas comprendre, Kilan. Pour toi nous sommes le Mal, et tout ce qui s'oppose à l'ordre d'Eden est le Mal. Voilà pourquoi nous étions contraints de détruire la cité céleste : sinon elle nous aurait détruits. Mais je ne t'en veux pas de ne pas comprendre, Kilan. Tu vois ? J'ai abandonné toute cette hypocrisie. Je ne t'en veux pas d'avoir été un amant d'Erlena alors que tu es jaloux que j'en sois un aujourd'hui. Je suis plus pur, plus libre de mes passions que ne l'était le moindre des anges d'Eden. Je suis un ange. Désormais. »

Il continuait de caresser les cheveux d'Erlena, confirmant à Kilan qu'il était fou. Plutôt que d'accepter sa mort, il la conserverait dans du formol. Il l'empaillerait ; comme Alma Treskoff, selon la légende, avec son cousin empereur.

« Non, rien de tout cela, sourit Samaël. De nous deux, Kilan, c'est toi qui es fou. C'est toi qui t'accroches à des choses mortes, à des chimères.

— Enterrons-la, proposa l'archange.

— Elle a été tuée par une vampire. C'est étonnant. Erlena avait assez d'atman en elle pour protéger chaque fibre de son corps. Elle a été poignardée, mais cette lame n'aurait pas dû pouvoir passer la barrière. Celle qui l'a tuée possède un pouvoir plus grand.

— Ce sont les anges...

— L'atman se donne à qui le demande, Kilan. C'est aussi simple que cela. Il n'y a pas de monopole des anges. Il n'y a pas de mérite. Il n'y a pas de contrat. C'est un don que nous n'avons jamais su utiliser à sa juste valeur. Eden a cru se servir de son don pour faire régner « son » ordre, pour marteler la toute-puissance d'Unum et la justice de son jugement. En bref, pour faire vivre un fantôme. »

Irrésistiblement attiré par la lumière, Kilan s'agenouilla à son tour, juste en face de Samaël. Des sanglots se bloquaient dans sa gorge.

« Tu veux haïr Erlena et ne pas la pleurer, c'est cela ? dit Samaël, compréhensif. Personne ne te regarde. Personne ne te demande de la détester. C'est ton ennemie, mais qui en a voulu ainsi ? Les autres anges. Pleure-la autant que tu veux. Ces imbéciles ne te surveillent plus.

— Il faut l'enterrer...

— Pourquoi ?

— Tu veux la laisser là ?

— Non, je veux qu'elle revienne. »

Samaël planta ses yeux dans les siens et attrapa ses poignets. Il avait beau être plus petit que Kilan, il le dépassait largement en force. L'archange ne pouvait pas se sortir de cet étau. Pourquoi, d'ailleurs ? Il n'avait pas fini de pleurer.

« Elle ne pourra pas revenir, dit-il. Tu dois l'accepter, Samaël.

— Qui a dit que la mort était irréversible ? N'est-ce pas encore la loi d'Eden, la loi d'Unum, que tu as choisi de préserver sans savoir pourquoi ?

— Elle est mieux ainsi, tenta Kilan. Elle ne souffre plus...

— Mais moi, si, protesta Samaël, bien que son ton restât égal. Et je refuse de souffrir. Je ne peux pas l'accepter. Je veux qu'Erlena revienne et ce que je veux, l'atman me le donnera.

— Non... c'est impossible... suffoqua-t-il. Impossible !

— C'était décrété ainsi par Unum, afin que les anges fassent un usage raisonnable de leur pouvoir, et que sais-je encore. Mais ce pouvoir peut tout, Kilan. Je suis ce pouvoir. Nous sommes déjà des dieux, car nous ne pouvons plus mourir ».

Kilan sentit une boule, au niveau de l'estomac, qui lui coupait la respiration.

« Quand tu l'as vue étendue ici, je l'ai su, reprit Samaël. Tu l'as beaucoup aimée, dans le temps, tu étais prêt à mourir pour elle, tu t'en es souvenu et tu as eu mal de la voir ici, sans avoir pu la sauver. Je t'offre ce que tu désirais. Une vie pour une vie. Ce n'est pas cher payé. »

Samaël lâcha ses mains. Kilan tomba en arrière, parcouru de spasmes. Une force sombre cheminait dans son corps comme un parasite, elle l'avait vidé de son énergie vitale. Il s'en allait sans comprendre comment ni pourquoi. Samaël regrettait cette nécessité.

« Ne doute pas qu'elle t'a aimé, murmura-t-il à son oreille. Merci, Kilan. Je suis désolé que cela doive se finir ainsi. Elle te regrettera beaucoup. »

Il n'y avait plus rien à faire et l'ange déchu se tourna vers Erlena. Rien ne semblait attester qu'elle vivait de nouveau ; pourtant il le savait et ne se trompait pas.

« Erlena, mon amour, réveille-toi.

— Je suis fatiguée » répondit-elle alors, comme si c'était une chose à répondre lorsqu'on se relève de la mort.

De fait, elle ne se releva pas tout de suite. Ses blessures étaient encore béantes. Son corps refusait cette vie qu'on lui rendait. Il refusait cette souffrance immense par laquelle il faudrait passer de nouveau ; le chemin du retour vers la guérison complète.

« Il me semblait que je ne vivais plus, dit Erlena.

— Mon amour, la vie et la mort ne sont que deux faces d'une même pièce. Je dispose d'assez de pouvoir pour m'en faire maître. Personne n'est en mesure de t'enlever à moi. Bientôt nous serons tous les deux immortels.

— Tu m'as faite revenir, comprit-elle. Es-tu certain que c'est ce que je voulais ?

— Qu'y avait-il, de l'autre côté de la mort ? »

Elle fronça les sourcils.

« Rien. Rien dont je me souvienne.

— Ton cœur s'était arrêté de battre et ton cerveau de fonctionner. Bien sûr qu'il n'y avait rien. »

Samaël lui prit la main et l'aida à se lever. Elle était toujours pâle et couverte de sang. Sa tunique noire était déchirée en de nombreux endroits. Mais l'ange déchu ne l'avait jamais trouvée aussi belle que maintenant qu'elle revenait des morts. La divine Erlena était faite pour ce rôle de légende.

Le regard de l'archange tomba sur Kilan qui avait pris sa place. L'éclat de lumière s'était tourné dans sa direction.

« Il souhaitait se sacrifier pour que tu reviennes, expliqua Samaël.

Elle ne discuta pas cette version de l'histoire.

— Pauvre Kilan... j'aurais dû le garder près de moi. Il ne comprenait pas les choses, mais il était gentil. »

Ils abandonnèrent là son corps et rejoignirent leur voiture. Samaël et ses lieutenants ne voulaient pas se fatiguer à lui creuser une tombe, quant à Erlena, elle le regardait encore comme s'il y avait la moindre chance qu'il se relève et suive ses désirs.

« Et si nous partions ? proposa l'archange. Si nous laissions les quatre races à cette guerre qu'elles désirent ? Elles n'ont plus besoin de nous.

— Où partir ? demanda patiemment Samaël.

— Loin. Un autre monde, peut-être. Un monde où nous pourrions vivre heureux et être libres.

— Il n'y a pas de liberté sans pouvoir, mon amour.

— Et de bonheur ?

— Il n'y a pas de moyen d'être heureux sans être le plus puissant. Voilà pourquoi nous avons besoin d'acquérir ce pouvoir. »

Comme il la neurolisait, Samaël sut qu'Erlena n'était plus convaincue par ses paroles. Elle pensait à Kilan. À la liberté qu'elle s'était promise. À son illusoire bonheur terrestre.

Il se dit qu'elle le remercierait plus tard, que tout était pour le mieux.

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