III - 16. La main
30 décembre – 2300 mots
Orkanie, Trois cent lieues au sud de Yora, 7 mars 2011
« Docteur Hilbert ! J'ai besoin d'une paire de mains ! »
Cassandra descendit les marches de bois à petits pas. Une impression inexplicable de déjà-vu faisait peser l'appréhension dans sa poitrine. Bientôt ses battements de cœur devinrent audibles. Adrian von Zögarn était... là. Assis au milieu du bureau, dont tous les meubles avaient été poussés à la hâte contre les boiseries des murs, voire abattus comme de vieux arbres. Bras et jambes étendus comme si des fils les retenaient, le visage clair, souriant, illuminé de pleins feux par des projecteurs absents de la scène, il attendait.
« J'attends, docteur Hilbert. Venez donc me donner un coup de main, je vous prie.
— Adrian... hoqueta-t-elle. Vos bras... vos jambes... »
Il n'avait plus que ces grosses pièces métalliques qui semblaient attachées de façon approximative, imparfaitement reliées au savant assemblage de tissus et de vaisseaux du reste du corps. Une hérésie médicale qui aurait dû se déchirer à tout instant par le seul poids inconcevable de ces monstruosités mécaniques.
« Je les remplace, dit-il comme s'il s'agissait d'une opération bénigne, tout à fait habituelle, ainsi qu'un arrachage de dents de sagesse. Je m'améliore, voilà tout. Je suis presque prêt, mais voilà que j'ai oublié le plus important. Auriez-vous la bonté de me passer ma main droite ? Elle doit être derrière vous. »
La main était posée sur un fauteuil. Elle ressemblait à un gantelet d'armure ; en plus large, plus lourd même. Cassandra força son regard vers elle pour ne pas contempler Adrian, qui se vidait de son sang sur les tapis du bureau.
« J'ai fait beaucoup d'essais, docteur Hilbert, et quelquefois, il faut franchir le pas. Ce qui ne me tue pas me rend plus fort ! Voyez, je ne suis toujours pas mort. Je dois donc être démesurément fort. »
Son discours revendicateur avait des accents aigres. Il se sentait obligé de faire la publicité de ses membres artificiels alors qu'il n'avait toujours pas bougé le moindre doigt de pied, que son corps véritable se réduisait à un tronc et une tête. Ses vêtements chics, sa chemise de lin et son nœud papillon avait été arrachés vivement, réduits en charpie mêlée aux éclaboussures.
« Je ne sais pas quoi faire... » dit-elle.
Comme il arrive dans un parfait cauchemar, elle cherchait des solutions à cette catastrophe et n'en trouvait pas. En tentant de comprendre les causes et les conséquences de cette situation impossible, elle traçait des chemins de réflexions qui ne partaient de nulle part et ne menaient à rien, plongeant de l'angoisse à la terreur.
« Moi, je sais, dit Adrian d'un air crâne, une attitude qu'elle lui avait connue – je sais ce qu'il faut faire, j'ai de l'expérience, quatre, cinq siècles, pensez-vous donc ! La seule piste pour relier son rêve à la réalité. Je sais, répéta-t-il. Concentrez-vous sur la main !
— Je ne peux pas...
— La main, docteur Hilbert, la main ! »
Mais elle ne voulait pas s'en saisir ; elle ne savait pas quoi en faire, de cette main. Le fauteuil se situait maintenant à des années-lumière et devenait une montagne gigantesque, un trône de pierre au sommet duquel se trouvait cette main froide et immobile.
« Je suis en train de devenir un surhomme, dit Adrian d'une voix qui planait dans l'air. L'homme a fait son temps sur les mondes ; le surhomme doit lui succéder et c'est à moi, le grand alchimiste Adrian von Zögarn, qu'il revient de faire le premier pas. Plus fort, plus intelligent, le surhomme vivra plus longtemps. Il dira : je veux ! Et ses désirs, pour le reste de l'univers, seront des ordres. Mais je ne peux rien faire sans la main ! »
Entre les lambeaux de sa chemise perçait un éclat flamboyant. À l'emplacement de son sternum se trouvait enchâssé un cristal iridescent, qui semblait contenir une puissance trop grande même pour le corps qui l'entourait.
« Voici le secret de mon énergie nouvelle, tonitrua Adrian comme un vendeur qui, au premier coup d'œil du client en direction du rayon bricolage, s'empresse de vanter les mérites d'une scie égoïne dont le malheureux n'a que faire. Ce cristal concentrateur absorbe l'énergie de l'atman et la met sous forme utilisable. Je l'ai emprunté à un de mes modèles de concentrateur portatif ; je n'aurai plus besoin de cette machine, car je serai devenu la machine. Je l'ai nommé : le Stathme von Zögarn. Il sera la source de mon puissance et la raison de mon règne. L'atman est une énergie folle, docteur Hilbert, puissante et volatile ; mais face à celui qui possède assez de volonté, il courbe l'échine. Il se fait docile. L'atman cherche son maître. Les anges ont disparu et le Stathme d'Eden n'assure plus leur hégémonie en sciences magiques ; place au Stathme von Zögarn. Mais avant tout, la main ! »
Elle entendit un vacarme derrière elle, un éboulement d'outils, et s'éveilla en sursaut.
« Je suis désolé, docteur, dit John. Je ne voulais pas vous réveiller. Vous aviez l'air de dormir profondément...
— J'en ai marre, de faire ces rêves, dit-elle brusquement. Qu'est-ce que tu veux ? »
Le jeune homme, qui n'avait pas trouvé ce qu'il cherchait dans le débarras du poste médical, laissa tomber ses bras. Grand et maigre, avec ses taches de rousseur sur le nez, il ressemblait à un adolescent grandi trop vite. Cassandra ignorait son âge, il aurait pu avoir seize ans comme vingt – plutôt vingt si on s'en tenait à son parcours d'études, mais qui aurait vérifié ? Qu'il s'agisse d'un étudiant en biologie ou d'un commis de boucherie, cela ne changeait rien au travail qu'il accomplissait tous les jours. Une guerre se déroulait au front et une autre à l'arrière des lignes, une guerre face à la faucheuse.
« Kilan m'a dit d'aller changer des pansements, dit-il d'une voix hésitante, en dansant sur ses pieds, comme s'il lui cachait le véritable but de sa mission.
— Je vais le faire, dit Cassandra en baillant. Il est où, au fait ?
— Je l'ai vu il y a dix minutes. Il m'a laissé ça. »
John tira hors de son manteau une petite bouteille en verre, avec des gestes précautionneux, comme s'il s'agissait d'une vente de bourbon au marché noir. Il aurait pu s'agir d'alcool. Les namanes du camp, dans l'attente perpétuelle d'un ordre de départ qui ne voulait pas venir, avaient commencé à s'ennuyer. Il briquaient encore leurs chaussures entre deux inspections par leurs commandants, un petit groupe de clinquants uniformes rouges qui parcouraient les lignes sur leur cheval, comme à la parade. Mais l'entrain avait disparu de leurs traits ; ils attendaient avec impatience l'ordre de monter vers Yora. Le gibier qu'ils braconnaient n'améliorait que peu l'ordinaire, fait de soupes de patates de plus en plus éclaircies. Aussi avaient-ils commencé à voler des flacons d'alcool à usage médical pour le couper à l'eau en cocktails maison, avec lesquels ils se soûlaient modérément à la barbe de leurs chefs.
Cassandra ne reconnut pas tout de suite la couleur qui pourtant inondait ses cauchemars incessants.
« Kilan avait posé des collets avant-hier, expliqua le jeune assistant. Ils ont trouvé un lièvre ce matin. Les namanes le lui ont pris, mais ils l'ont autorisé à le saigner lui-même d'abord. »
La doctoresse secoua la bouteille pour vérifier que la substance n'avait pas coagulé. Il avait dû y ajouter du citrate de sodium. Un classique.
« Il m'a dit de vous donner ça pour le vampire, pour qu'il se remette plus vite. »
C'est qu'il avait de l'idée, Kilan. Cassandra ne s'imaginait pas faire tourner cette infirmerie de fortune sans lui. Dans ses allées et venues, l'archange repartait quand il se savait inutile et paraissait toujours au bon moment, quand on avait besoin de lui.
« Si tu le recroises, fais-lui un bisou de ma part, dit-elle en baillant de nouveau. Viens, on va s'occuper du vampire. Et lui refaire ses pansements. »
De tous les blessés qui leur étaient parvenus, du moins dans ce camp-ci, de la débandade de la Deuxième Armée, Vladimir Fédorovitch – d'après ses plaques d'identification – était le seul vampire. Cassandra s'était renseignée auprès des autres prisonniers et, dans une moindre mesure, de Kilan, qui restait évasif sur ce sujet. Elle en avait conclu que de nombreux camps s'affrontaient au Commandement de Verde. Même parmi les orkaniens, l'un des peuples les plus tolérants de Daln, il s'en trouvait pour dire – ou pour penser très fort – que les volontaires salvaniens engagés dans la Deuxième Armée étaient de trop ; qu'il ne faudrait pas qu'ils se présentent en libérateurs de Yora, car la Salvanie aurait tôt fait d'en tirer quelque propagande. Aussi se débrouillait-on pour les mettre en première ligne, sous le feu, car après tout, c'était ce qu'ils avaient voulu.
Elle comprenait de mieux en mieux la débâcle dont le drame s'était joué sous leurs yeux ; cette fringante armée se délitant face à un ennemi qui avait traversé l'océan pour venir avaler des terres étrangères. Le Commandement n'avait rien commandé du tout ; Verde était le théâtre d'affrontements perpétuels entre des camps opposés, se renvoyant la responsabilité de l'échec. Quant au président Bill Velt, le seul peut-être à pouvoir tenir la barre en telle situation, il était cloîtré à Yora, en capitaine résolu à périr avec son navire.
En entrant dans la tente des blessés, Cassandra inspira un grand coup. À l'odeur, elle sut que les choses s'amélioraient pour nombre d'entre eux ; d'ailleurs plusieurs hommes s'accrochèrent aussitôt à elle, qui pour se plaindre qu'il avait faim, qui pour prétendre qu'il avait droit à un traitement de faveur, qui pour hurler qu'il attendait depuis des heures. Ce dernier était le colonel Felix, qui exigeait sans cesse de voir un officier namane. Il se moquera de vous, avait répondu Cassandra. Mais Felix était de ces individus qui deviennent particulièrement têtus quand l'objet de leur demande n'a aucun sens, et, dans ce délire, donnent une importance démesurée aux choses les plus insignifiantes.
Cassandra adressa des sourires à cette foule qui la priait – cela fonctionnait le plus souvent, sauf avec Felix, qu'elle menaça de mettre à l'écart s'il ne se tenait pas calme.
Le jeune Vladimir Fédorovitch avait bougé. Ses voisins indiquèrent que son sommeil comateux était parsemé de convulsions et qu'il prononçait régulièrement des paroles sans queue ni tête. Au thermomètre, Cassandra constata qu'il était à presque trente-sept degrés Celsius, bien trop pour un vampire. Comme il dormait encore, elle en profita pour changer son pansement. Pour brutale qu'eût été l'amputation de la jambe gauche, quelques jours plus tôt, il s'en remettait à grande vitesse. Le corps semblait avoir déjà compris quelle tâche immense lui incombait et il prenait toutes les mesures nécessaires : le membre ne repousserait pas mais la barrière de la peau serait refermée. Cela irait encore mieux si on arrivait à lui faire boire la petite bouteille.
À peine interrompue par une toux de mauvaise augure qui provenait du lit voisin, Cassandra procéda à une nouvelle désinfection, changea les compresses et remit de nouveaux bandages. Quelque chose n'allait pas : la poussée de fièvre du vampire contrastait avec la netteté impeccable de sa blessure.
« La main...
— Qu'est-ce que tu as dis ? »
John haussa les épaules pour se dédouaner. Il sifflotait juste. Cassandra décroisa les bras du malade, qui semblaient crispés, et s'enfonçaient sous la veste déposée sur lui. Il avait une infection à la main. Ils ne l'avaient pas vu à son arrivée ; c'était une pièce de métal enfoncée entre le pouce et l'index. Une demi-journée de plus et la maladie se répandrait par voie sanguine. Il serait mort vingt-quatre heures plus tard.
Cassandra jura et entreprit de nettoyer.
« Docteur Hilbert... » murmura John.
Elle ne comprit pas tout de suite et termina son bandage avant de constater que le vampire avait les yeux ouverts et posés sur elle. Il l'avait regardée faire, comme si ce bras lui était déjà étranger.
« J'ai mal à la jambe, docteur... dit-il dans un très bon fallnirien.
— Vladimir Fédorovitch, c'est cela ? Vous êtes prisonnier dans un camp de l'armée namane. Je suis le docteur Cassandra Hilbert et ceci est mon assistant John. N'essayez pas de bouger. C'est heureux que vous soyez réveillé.
— Peut-être... »
Elle arracha le flacon des mains tremblotantes de John.
« Vous savez ce que c'est, dit-elle en ôtant le bouchon de liège. Vous avez besoin de ça. Votre corps en a besoin pour utiliser ses capacités régénératrices à fond. »
Elle approchait déjà le goulot de sa bouche.
« Non... je ne veux pas, dit-il en tournant la tête sur le côté.
— Je ne peux pas le conserver et la soupe de patates ne vous suffira pas. Par la sagesse de Kaldar, je vous en prie, Vladimir, ne faites pas la fine bouche. »
Le vampire se retourna vers elle et fit ce regard qu'ont les enfants lorsqu'on les oblige à manger quelque chose de particulièrement amer en prétendant pour la forme qu'ils finiront par en aimer le goût. Il lui prit le flacon de la main et but à petites gorgées.
« Voilà, docteur, j'ai pris mon médicament. »
Comme sa main était encore dans son champ de vision, il ajouta :
« Vous avez vu ma bague ?
— Je l'ai sur moi, dit-elle à voix plus basse. Par sécurité.
— Je vois. »
Il plissa des yeux comme pour mieux la distinguer dans la pénombre de la tente.
« Docteur Cassandra Hilbert, vous avez dit. Vous m'avez sauvé la vie. Merci. Que Kaldar vous garde et que sa sagesse vous éclaire.
— Vous de même.
— Quand est-ce que je pourrai me lever ? »
Elle ne savait pas s'il avait compris qu'il fallait d'abord lui trouver des béquilles. Il devait leur en rester une paire. Kilan leur en confectionnerait peut-être. Cassandra baissa la tête.
« Reposez-vous bien, d'abord » ordonna-t-elle.
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Plus que deux chapitres avant la fin de la partie III (le prochain étant des plus sombres. Mouhaha).
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