III - 15. Les trois vérités
30 décembre – 2100 mots
Terre, 10 mars 2011
« C'est par ici » dit l'agent sans nom.
Ils étaient entrés dans une clinique comme les autres, avec ses couloirs bondés, ses infirmières et ses docteurs en blouse blanche promenant partout leur savoir prétentieux, indispensable, et fort bien payé. Ils avaient passé une porte blindée à lecteur de carte magnétique, puis une deuxième ; ils avaient croisé des gardes en gilet pare-balles. Entre deux fusils d'assaut, la plante verte synthétique et la machine à café abandonnée jouaient les intruses dans un monde devenu froid et violent.
L'homme au matricule arbitraire traînait Armand avec l'air de quelqu'un forcé à faire une corvée. En apprenant que le Bureau détenait Leam, le dalnien avait réclamé de la voir en personne. Vous n'en tirerez pas plus que nous, avait dit Jim Denrey. Elle a été endormie par précaution.
Sur leur chemin, l'agent de la SPEX faisait des signes de tête aux gardes, signifiant qu'il avait les accréditations d'un dieu vivant, capable d'aller où bon lui semblait en amenant qui il voulait, y compris son chien, sa petite amie, ou le premier dalnien venu. En retour, les regards se fermaient, retournaient au lointain, c'est-à-dire le bout du couloir, au niveau de la plante verte.
« Je ne comprends pas, avoua l'agent. Elle vous a sauvé la vie ?
— Je vous l'ai dit. Nous avons été attaqués par une ange déchue. Si Leam ne s'était pas interposée, je, enfin... je ne pouvais rien faire contre elle.
— Vous direz ça au médecin qu'elle a failli saigner sur place. À deux centimètres de la carotide, que c'est passé. Le gars a eu la peur de sa vie.
— Je suis désolé, dit Armand, ressentant cet irrépressible besoin que l'on a parfois de s'excuser pour quelque chose qui ne nous concerne en rien. Désolé pour lui. Il va bien ?
— Il a demandé une mutation. Ce ne sera pas le dernier. »
L'agent poussa la dernière porte de la prison. N'eût été le concert des machines qui écoutaient les battements de son cœur en direct, on aurait pu dire Leam morte. Sa peau avait la même blancheur que les murs de la pièce.
« Ça, c'est une vampire, commenta l'homme. C'est autre chose que Marcion.
— Une très ancienne famille de Salvanie...
— Je ne connais rien à ces histoires, mais pourquoi pas. Pour sûr, elle avait faim. Un peu comme Henry quand il sort de son sommeil millénaire, vous savez, dans Mon petit ami est un vampire, dans le premier film, ou le deuxième. »
La réaction indifférente d'Armand dut lui rappeler qu'il ne suivait pas de si près l'actualité de la culture populaire.
« Qu'allez-vous faire d'elle ?
— Dès qu'elle sera transportable, donc demain, je pense, on va la transférer dans une de nos cellules de détention. Ce ne sera plus une menace pour personne. Donc vous, les humains, vous étiez alliés aux vampires, contre les anges ? Je suis désolé, monsieur Gillian, je suis agent de terrain, on m'a forcé à jouer la mère poule, mais je ne connais vraiment rien à la géopolitique dalnienne...
— Leam n'est une menace pour personne. Laissez-moi lui parler.
— Hors de question. Et puis, ce n'est pas moi qui choisis, se défendit-il aussitôt, comme apprend à le faire tout membre d'une organisation hiérarchique. Demandez donc à monsieur D. de la faire libérer. Il vous dira non et vous serez fixé. »
Deux femmes en blouse verte, portant du matériel de dentiste, entrèrent dans la pièce.
« Qu'est-ce que vous faites là ?
— Et vous ? s'exclama l'agent du Bureau en bombant le torse, pour se donner de l'aplomb.
— On vient rogner ses canines, pour réduire les risques de morsure.
— Une solution en carton, commenta l'homme en costume, mais c'est mieux que rien. Faites votre office. »
Armand avait l'impression que quelque chose de particulièrement grave se préparait. Une question de présentation. Ils auraient très bien pu lui arracher toutes les dents et ils ne le faisaient pas : magnanimité. Ils lui enlevaient quelque chose qui faisait d'elle une vampire, pour un résultat discutable : cruauté.
« Arrêtez, dit-il.
— Ça ne vous concerne pas, intervint l'agent en posant sa main sur son épaule. On retourne à nos bureaux, je vous donne l'adresse de votre tout nouvel appartement ainsi que le numéro de votre ex. Elle est à plusieurs milliers de kilomètres, donc ne perdez pas de temps. Vous êtes libre, monsieur Gillian ! Restez bien en vue, acquittez-vous de menues missions si on vous le demande, c'est tout ce que demande le Bureau. Ce n'est pas cher payé.
— Vous voulez que j'achète ma tranquillité en fermant les yeux sur ce que vous faites à la personne qui m'a sauvé la vie.
— La personne... Dieu que vous êtes fatiguant, Gillian ! Fermez-la ou je vous fais sortir d'ici à coups de pied dans le fondement ! »
***
« Je marche dans la voie de l'équilibre et la sagesse de Kaldar éclaire ce chemin. Je sais te reconnaître et je sais ne pas t'entendre. »
Il n'y a pas de temple à Bamès. Il n'y a pas de maître Zhu. Il n'y a qu'Alma Treskoff, l'impératrice rouge, qui tua son cousin Vilna pour prendre sa place. Lorsque ses invités sortaient de ses orgies, leurs chaussures laissaient des marques rouges dans la neige ; le peuple de Twinska savait alors qu'il fallait baisser la tête et détourner le regard.
Maître Zhu, le dryen qui prétend que tu es un être de lumière, qui te parle de la voie de Kaldar, n'existe pas. Tue-le !
Leam Fédorovitch, cette créature misérable, qui se contente d'une vie à l'ombre des bals de Twinska, d'un deux-pièces minables au quartier Sud, n'existe pas ! Cette fille qui a quitté sa ville natale, qui s'amourache d'un moins que rien comme elle, alors que son charme, premier de ses sortilèges, envoûte par dizaines.
Vladimir Fédorovitch n'existe pas.
La voie de l'équilibre et de la sagesse...
Oui, se dit Leam. Je suis un être de lumière. Je dois choisir le chemin qui cause le moins de souffrance.
Unum prétend qu'il y a un bien et un mal, et que son jugement divin permet de les séparer.
Kaldar rétorque qu'il n'y a ni bien, ni mal, mais différentes voies qui causent différentes souffrances. Une d'entre elles doit être choisie. Ne rien faire est inenvisageable. Les conscients sont libres de tout dieu. La responsabilité de découvrir le chemin juste leur incombe. Kaldar révèle, mais il n'explique point.
Nous sommes des papillons de nuit qui bourdonnent autour de la lumière de la vérité. Nous savons que cette vérité se trouve là mais nous sommes incapables de comprendre.
Il n'y a pas de temple de Bamès : première vérité.
Je suis l'impératrice rouge : deuxième vérité, dont le venin empoisonne mon sang et menace de me détruire de l'intérieur.
Vlad n'est pas mort. Il m'attend. Il m'espère. Il est ma voie juste. Troisième vérité, la vérité qui me sauvera.
Tout ce chemin pour cela ?
Tout un chemin pour révéler l'évident ?
Non, une vérité se doit de paraître évidente.
« Que Kaldar vous garde, Leam, et que sa sagesse vous éclaire » crut-elle entendre venant de Zhu.
Lorsque Leam ouvrit les yeux, deux femmes s'affairaient autour d'elle. Elles portaient masques et blouses vertes ; une table avait été amenée, garnie de divers outils de dentiste. Une foreuse grésillait déjà. À leurs regards, la vampire sut que son réveil n'était pas escompté. Elle lut la terreur qu'inspirait l'impératrice rouge. Même si Leam refusait de jouer le rôle vers lequel la poussait son démon intérieur, les humains de la Terre avaient tranché pour elle. Ils l'enfermeraient ou la détruiraient, ce qui revenait au même.
Son esprit s'étendait au-delà de son corps, comme une tache d'huile. Elle sentait la présence de ces êtres humains ; elle absorbait leurs sentiments ; le contenu de leur pensée lui apparaissait comme un livre, dont les pages se tournaient à mesure de leur vie intérieure.
Elle voulut leur faire comprendre qu'elle ne leur voulait plus aucun mal, mais la peur noya ces âmes comme un raz-de-marée ; elles abandonnèrent leur ouvrage et appelèrent les gardes à la rescousse. Lorsque les hommes débarquèrent en pointant vers elle des armes létales, Leam arrachait déjà l'intraveineuse d'un coup de dents.
« Ne résistez pas ! » lui hurla-t-on.
Elle ne comptait pas résister. Leam ne souhaitait pas se battre, mais s'enfuir, trouver la brèche dans ce mur de résolution.
« Si vous faites un pas, nous avons ordre de faire feu. »
Pour quiconque, ces armes contenaient des morts en puissance. Leam les trouvait aussi inoffensives que des jouets et ne pouvait ôter cette révélation de son esprit. Il ne s'agissait que de maquettes de métal et de plastique, qui projetaient des petits éclats métalliques. Elle avait vu bien pire depuis, elle avait vu l'ange ; elle avait vu les démons de son ascendance vampire, l'empereur Vilna, Alma Treskoff. Ceux-là étaient le pouvoir et la mort, contre qui de telles armes se seraient d'ailleurs avérées inutiles. Démonstration !
Les balles ne sortirent pas des canons, elles y avaient fondu ; la poudre fit long feu. Leam vit la résolution des hommes s'étioler. Alors qu'ils appelaient du renfort, jetaient leurs fusils inutiles, se saisissaient de couteaux, elle oublia un instant leur présence et se projeta au-devant, dans le couloir. Armand était là, accompagné d'un agent à cravate noire. L'homme n'attendait qu'une chose : qu'on le relève de cette affaire dalnienne qui lui avait déjà coûté un costume et une commotion. Armand était en conflit. Une partie de lui voulait retourner sur Daln. Une autre voulait poursuivre une chimère.
« Je suis désolée » dit-elle à haute voix, ignorant un instant qu'ils ne pouvaient pas encore l'entendre.
Elle écarta les gardes. Ils la menaçaient mais n'attaquaient point, trop conscients de sa supériorité, terrifiés et hypnotisés par ses mouvements de somnambule. Hypnotisés, surtout.
L'agent en costume poussa Armand contre le mur en lui criant de se sauver. Il pointa un pistolet vers Leam.
« C'est terminé, Fédorovitch. Vous ne pourrez pas sortir de cet hôpital. Vous devez collaborer avec nous, nous sommes les seuls à pouvoir vous renvoyer sur Daln.
— Tu as changé, reconnut Armand.
— La magie des anges, l'atman, m'est donnée en héritage. De cette malédiction je ferai un bien. Je marcherai sur la voie de Kaldar.
— Dites ça au gars que vous avez failli dévorer sur place ! cracha l'agent.
— Dites-lui que j'en suis désolée.
— Leam, lança Armand, nous n'avons pas les moyens de rentrer sur Daln.
— Quelque chose te retient ici, Armand. Es-tu le jouet du concentrateur ou est-ce ta voie ? »
Le jeune homme fronça les sourcils.
« Je crois que c'est ma voie. Je crois que je dois rester ici.
— Es-tu sûr de toi ?
— Oui, je suis sûr.
— Dans ma lointaine famille, ils sont nombreux à avoir tenté le voyage vers la Terre. Certains ont réussi. Ils se sont installés dans de nouveaux domaines, et bien que leur monde leur manquât toujours, leur vie fut agréable. La SPEX doit les retrouver, agent Benedict. Ces vampires, s'ils vivent encore sur Terre, sont dangereux.
— Taisez-vous ! Ce nom...
— Je vais bientôt vous laisser. Je dois retrouver Vlad. Pas de regret, Armand ?
— Trop de regrets, au contraire. »
L'agent Benedict, choqué par l'emploi de son nom véritable, qui n'était inscrit nulle part, pas même sur ses cartes d'accès, ses badges, ses passeports internationaux, baissa son arme.
« De la magie, reconnut-il. De la magie. Nous croyions que seul les anges...
— Eden n'est plus et beaucoup d'anges sont morts. D'autres prendront le relais. Adieu. »
Pour un temps, Leam avait vaincu la mort rampante et transfiguré le démon. Elle était ange. Pour un temps peut-être, car cette voie serait la plus difficile de toutes.
Mène-moi sur Daln, ordonna la vampire, et ses pouvoirs nouveaux s'exécutèrent. Car l'atman qui inondait ses veines coulait d'une source rare ; et malgré ses réticences, il était comme une bête qui, une fois matée par l'intransigeance du maître, se montre docile. Si Leam faiblissait, il ouvrirait de nouveau les crocs. Tel était le statu quo qui, d'un claquement de doigts, lui permit de faire ce que le grand Adrian von Zögarn avait mis des siècles à accomplir sans l'aide de ses concentrateurs. Elle ouvrit l'espace comme un rideau et traversa la frontière des mondes, les milliards de kilomètres de vide qui séparent les planètes et qui, à moins d'un miracle tel que celui qu'elle appelait maintenant, forçait chacun à rester chez soi.
Vlad serait sa boussole et son guide.
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