III - 12. L'antre du vampire
30 décembre – 2500 mots
Terre, 7 mars 2011
Enfin libéré du Soleil, Marcion jeta son manteau sur un fauteuil en cuir usé, dans lequel il se laissa tomber ensuite, soufflant une gerbe de poussière.
Un bric-à-brac s'étendait autour de lui, toute une ville de babioles avec ses gratte-plafond, ses artères principales, ses autoroutes, ses caves, ses entrepôts. Un monde peuplé de répliques du concentrateur d'Adrian von Zögarn en version portative, non portative, en métal, en bois, en plastique, en rose, en sculpture, en peinture, en poème. Des cubes de métal s'empilaient comme une décoration abstraite, des cristaux remplissaient des étagères tels une collection de minéraux rares en toc. Marcion régnait sur une caverne d'Ali Baba consacrée, plus qu'à von Zögarn, au concentrateur dont il avait été l'inventeur.
« Vous permettez ? » demanda-t-il en allumant sa cigarette électronique sans attendre, enfumant aussitôt la pièce de bouffées à l'odeur mentholée.
Ragaillardi, il se mit aussitôt debout avec l'idée de faire faire à Armand le tour du propriétaire. Marcion était ce vieux collectionneur qui se jette sur le premier visiteur venu pour lui expliquer toute l'histoire du fil de pêche, ouvre chacun des cent tiroirs du titanesque buffet consacré à sa passion.
« Commençons par le Super Serveur 2008, mis en service en 2008. »
Une armoire clignotante qui faisait le bruit de mille ventilateurs.
« Grâce à cet ordinateur, branché en permanence sur les réseaux super secrets du Bureau, j'ai réussi à apprendre votre arrivée tonitruante, d'où ma prompte intervention.
— Comment...
— Comment me suis-je trouvé à cinquante kilomètres de vous ? C'est très simple. Si ce n'est moi, c'est vous, monsieur Aminado, par conséquent le concentrateur doit avoir sciemment choisi de vous mener à moi. Le hasard n'existe pas quand on utilise la magie. »
En parlant de l'objet, Marcion posa le concentrateur sur une chaise, comme s'il l'ajoutait aussitôt à sa collection.
« J'ai naïvement cru, dans mes jeunes années sur Daln, que la magie était l'apanage des anges. Mon chemin de croix sur Terre m'a beaucoup appris. En effet, monsieur Amido, les anges se sont sur Daln arrogés l'usage exclusif de la magie. Ou plutôt, pour employer les termes exacts du grand Adrian von Zögarn, de l'atman. »
Tout en parlant, il fouillait déjà dans le « mode d'emploi » du concentrateur portatif.
« Intéressant, cette recette de tourte au fromage. La première fois que l'on lit du von Zögarn, la prose de cet alchimiste multiséculaire peut paraître rebutante, voire insultante. Allons donc, se moque-t-il de moi ? Mais tout est codé. Le texte contient bien plus que ce que l'œil profane peut capturer du premier abord. Regardez donc ici. Je possède un des journaux du grand alchimiste. Il y a inscrit ce qu'il nomme une recette de ratatouille. Je pense que les deux sont à rapprocher. Intéressant, oui.
— Pourquoi voulez-vous revenir sur Daln ?
— Eh, pourquoi pas vous ? Savez-vous au moins où nous sommes ? N'avez-vous pas idée de ce qu'est la Terre ! Ici, c'est l'enfer, monsieur Anirdo ! Pour commencer, des humains partout. Partout ! Ils sont plus de sept milliards – sept milliards, par les ongles des pieds de Kaldar le grand ! Avez-vous idée de la pression écologique qu'ont engendré leurs choix de politique industrielle ? C'est du grand n'importe quoi. Chaque année, ils produisent des centaines de millions de tonnes de matière plastique non dégradable qui sont simplement accumulées dans les milieux naturels. Ils pompent le pétrole à un rythme tel qu'ils auront vidé le stock terrestre dans moins de cinquante ans, provoquant un bouleversement climatique d'ampleur et de vitesse unique dans l'histoire biologique de la planète. Quand je pense que sur Daln, les anges se plaignaient déjà que nous devions réduire les quotas de pétrole, afin de nous donner le temps de parfaire les solutions techniques post-fossiles. Nous ne sommes pas au même niveau, monsieur Tenebro. Ils emballent leur nourriture dans du plastique non dégradable. Puis ils le jettent dans des poubelles. Puis ils le brûlent. Quand tout ça ne s'entasse tout simplement pas dans des décharges. Ce monde s'apprête à mourir étouffé sous ses poubelles, monsieur Maximo, parce que des milliards d'humains jettent du plastique tout en regardant des matchs de foot.
— Je ne le voyais pas comme ça.
— Et quelle réponse apporte leur société à ce problème ? Aucune. Il n'y a pas de planification économique mondiale, monsieur Adran. On avance donc au petit bonheur en n'étant dirigé que par des tendances. Les institutions les plus respectables se contentent d'arbitrer des conflits iniques encouragés par des puissances politiques vérolées par des intérêts partisans et commerciaux. L'économie mondiale est fondée sur un cycle de croissance de la population et des capacités de production. L'augmentation de la population pourvoit la demande de l'industrie et donne de la puissance économique aux États. Réduire la population provoquerait une crise économique sans précédent dans l'histoire et, parce que le confort est la loi suprême, c'est un objectif politique inenvisageable.
— Je comprends, dit Armand pour le faire taire. Comment êtes-vous arrivé ici ? »
Marcion désigna du regard une vitrine plus organisée que les autres, une sorte de musée miniature où trônaient les plus importantes de ses reliques, notamment un exemplaire de concentrateur en très mauvais état. Un des coins du cube s'était enfoncé, vrillant l'ensemble du mécanisme. Le cristal intérieur s'était fendu en deux.
« Au cours de sa longue carrière, Adrian von Zögarn a réalisé divers exemplaires de son concentrateur. Le vôtre semble plus récent que le mien.
— Comment avez-vous trouvé cet engin ?
— Il m'a été donné par le maître en personne. J'étais employé de banque. Monsieur von Zögarn souhaitait mettre sous clef son dernier concentrateur. Il n'a pas été déçu : dès que je l'ai pris en main... vous connaissez certainement la suite. »
Marcion balaya du regard les tentatives de reproduction étalées autour d'eux.
« Il s'est brisé en tombant lors de mon arrivée. De mes recherches ultérieures, j'en ai conclu que le mécanisme est reproductible, mais que le cristal concentrateur est l'élément fondamental, qui ne se construit pas. Il s'obtient. Il s'achète au marché noir. J'écume le monde entier à la recherche d'un tel objet. Sauf que le Bureau me met des bâtons dans les roues. »
Un sourire incontrôlable illumina son visage.
« Mais vous, monsieur Armand, vous êtes tombé du ciel pour venir me sauver. Vous êtes l'homme dont j'ai besoin ! Vous connaissez le concentrateur mieux que personne et vous savez vous en servir.
— Ce n'est pas...
— Par les poils de nez d'Unum, si vous refusez de m'aider, je jure d'aspirer jusqu'à la dernière goutte de sang de vos veines et de boire votre liquide céphalo-rachidien en cocktail. Suis-je bien clair ? Vous allez faire quelque chose et me renvoyer sur Daln.
— Êtes-vous sûr que c'est ce que vous voulez ?
— Je veux retrouver Twinska !
— Vous ne savez pas ce qui est arrivé à Daln, n'est-ce pas ? Personne n'est au courant. Je suis porteur de mauvaises nouvelles.
— Expliquez-moi, dit Marcion en fronçant des sourcils, d'un air qui voulait plutôt dire « surprenez-moi donc ».
Ses souvenirs balayèrent en un éclair les deux dernières années, comme l'éclat d'une lampe-torche aveugle les ombres suspectes d'une boutique d'antiquités. Les horreurs s'enfilaient comme des perles sur un collier, dont il remonta le fil jusqu'au tout premier nœud.
« Eden a été détruite. »
Le reste s'enchaîna naturellement. Tout n'avait découlé que de là, engendré par des lois de causalité.
Marcion joignit les mains et fit craquer ses phalanges, guère convaincu, quoiqu'apaisé par son discours, comme s'il lui reconnaissait le talent d'être plus cinglé que lui.
« Vous racontez n'importe quoi, jugea-t-il. Eden tombée ! Twinska attaquée ! La guerre entre Fallnir et la Wostorie ! Une armée namane en Orkanie ! Vous avez besoin de repos, mon jeune ami. Vous trouverez un matelas dans la pièce du fond, juste à côté de la salle de bains. C'est rustique mais, ma foi, vous sentez la viande moisie. »
Le vampire s'écarta de lui à reculons et poussa la porte de l'arrière-boutique.
« Vous allez m'enfermer ici ? s'exclama Armand.
— Vous avez la télé. Si elle marche. Au pire, vous avez le wifi. Quant à moi, je garde le concentrateur. »
Marcion mit la main sur la valise.
« Je vous interdis...
— Je vous ai cerné, monsieur Armand. Vous n'êtes pas un élève du grand Adrian von Zögarn, comme je l'espérais, mais un paumé de première. Et vous n'avez aucune envie de repartir de cette planète. Je gage donc que vous n'avez plus besoin de la machine à voyager de par les mondes. Si j'arrive à disparaître, si j'arrive à retourner sur Daln, vous serez libre dans l'heure : mon stagiaire vous ouvrira la porte. En attendant, eh bien... je préfère que vous n'ailliez pas me vendre auprès du Bureau. Ils ne m'ont jamais trouvé, mais on n'est jamais assez prudent. »
Satisfait de son raisonnement, le vampire se retourna en faisant flotter les pans de son manteau ; il claqua la porte blindée d'un geste résolu.
Armand entendit des éclats de voix étouffés par l'épaisseur du métal. Il doutait que Marcion parlât aussi fort à son stagiaire. Se collant à la porte pour mieux entendre, il fut traversé par une nouvelle onde de choc. Il eut quelques secondes l'impression d'être ce verre de cristal miraculé qui, tombé sur le sol, ne se brise pas mais rebondit – avant de s'écraser pour de bon.
Armand tomba en arrière dans une pile de concentrateurs inachevés et décida qu'il n'en bougerait plus. Après quelques coups supplémentaires, la serrure approximative de la porte cassa enfin, arrachant un morceau de plâtre artisanal posé par le stagiaire précédent du magasin. Un pistolet traversa la poussière, puis un bras, puis un agent du Bureau tout entier passa dans l'encadrement.
« Félicitations, monsieur Gillian. Vous nous avez aidé à attraper Marcion. »
Armand ne savait plus qui il devait aider ou trahir. Les traces de sang sur le costume de l'agent ainsi que le bandage sur sa tête, qui pressait une compresse au niveau de sa tempe, lui soufflèrent qu'il s'agissait du même individu qui avait commencé à l'interroger dans la voiture.
Il renonça à lui mettre de nouvelles menottes et se contenta de le tirer par la main. Derrière le comptoir, le stagiaire de Marcion avait les bras levés, crispés comme dans une crampe. Son employeur était assis, prostré, sous un étalage d'authentiques poêles à crêpes en fonte. De surprise à l'irruption du Bureau dans son repaire, ou de dépit face à l'ironie du destin, il avait laissé tomber le concentrateur hors de son bagage. Le cristal s'était brisé lors du choc.
Armand n'avait d'autre choix que de recommencer, de retrouver May. Le croyait-elle mort, en fuite, ou avait-elle deviné l'implacable choix que le concentrateur avait fait pour lui ? Pire encore, lui reprocherait-elle ce choix, dont il était peut-être responsable, bien qu'il voulût faire porter le chapeau à un sac d'engrenages désormais hors d'usage ?
« Armand ! s'exclama Marcion à son passage, si fort que l'agent du Bureau eut pour réflexe de pointer vers lui le canon de son arme. Répondez-moi. Daln ! Tout ce que vous m'avez dit...
— Cela a bien eu lieu, dit le jeune fallnirien.
— Alors c'est peut-être un bien. Cela valait peut-être mieux. Je n'aurais pas supporter revoir ma Twinska...
— Vous êtes donc un lâche, Marcion. Tout ce que vous voulez, ce n'est pas retrouver votre monde et votre ville, mais trouver un lieu tranquille dont vous pouvez profiter le plus longtemps. »
Ces mots, plus que la menace des armes, pétrifièrent sur place le vampire déchu. Face à cette réaction épidermique, Armand se sentit coupable de l'avoir provoquée, d'avoir marqué sur ce tison ardent, pour l'enfoncer dans une plaie encore ouverte. Depuis combien de temps Marcion se lamentait-il de ne pouvoir retrouver Daln, qu'il avait érigée en suprême demeure ?
Comme toujours lorsque l'on se sent misérable, et que l'on nourrit un puissant désir pour un objet que l'on croit inaccessible ; il faut qu'il le demeure, sans quoi la raison même d'exister s'en trouverait perdue. Macion avait-il lâché le concentrateur de surprise, l'avait-il brisé pour qu'il ne tombe pas entre les mains du Bureau, ou, à cette occasion, l'avait-il sciemment jeté à terre ? Une partie de lui-même savait qu'aucune Daln ne pouvait combler le vide qu'il s'était creusé en rêvant de son monde perdu. L'autre poursuivait néanmoins sa quête, en deuxième cheval de cet attelage fou, qui courait en sens inverse.
« Oui, je suis un lâche ! pleura-t-il. Je ne veux pas être prisonnier. Je ne veux pas de vos geôles. Tuez-moi ! Le Bureau n'a que faire de la vie des non-terriens. Leurs gouvernements ne reconnaissent pas notre existence, comment pourrions-nous avoir des droits ? J'exige...
— Silence » le coupa l'agent en costume, passablement échaudé par les événements de la journée.
On mit une cagoule sur la tête du vampire, pour protéger sa peau fragile du Soleil. Il fut emmené à l'écart d'Armand, qui chemina libre entre les voitures de police arrêtées, si nombreuses qu'elles en avaient coupé la rue. Des groupes de badauds s'étaient formés à distance des policiers en uniforme. On parlait d'une prise d'otages qui venait d'être résolue. À défaut de jeter une nouvelle clarté sur l'affaire, les téléphones portables surgissaient de la foule. Les bras se tendaient comme les cous des poulets à qui on jette du grain, afin que l'œil électronique de secours captât quelque nouveauté.
« Je déteste mes coplanétaires, indiqua l'agent en poussant Amand dans une voiture de police, qui démarra aussitôt pour les extraire du dispositif, à l'indifférence générale.
— Pourtant, vous vivez pour les protéger.
— Imaginez que vous êtes médecin. Vous avez fait serment de soigner les personnes qui en ont besoin et vous le faites tous les jours, seize heures par jour. Huit de ces seize heures sont occupées par des adolescents qui ont trop bu ou qui se sont foulé la cheville en jouant au football. Mais la mission reste la mission. »
Armand compléta pour lui. À cet homme installé dans un rôle de protecteur, ou qui s'imaginait en tout cas le tenir, ne parvenaient que les aspects les plus ingrats de l'humanité.
« Votre collègue ? Où est-elle passée ?
— Encore dans les vapes. Avec ce que ce cinglé lui a collé comme tranquillisants, elle a failli faire un arrêt cardiaque.
— Je suis désolé.
— Elle sera très contente d'apprendre que nous avons coincé Marcion. Tout ça, c'est un peu grâce à vous. Si le vampire n'avait pas pris d'énormes risques en vous kidnappant, nous n'aurions jamais mis la main dessus.
— Que va-t-il lui arriver ?
— Nous trouverons un petit arrangement, il jouera le rôle d'indic. Tout comme vous, mon cher. Notre fructueuse collaboration commence sur les chapeaux de roue. »
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