III - 11. Le Bureau


30 décembre – 2500 mots


Notre mission est simple, monsieur le président. Nous protégeons la Terre contre ce qu'elle n'a pas envie de savoir.

...

Je comprends bien que vous vous sentiez piqué au vif. Eh quoi, il se tramerait des complots internationaux dont moi, l'homme le plus puissant du monde, ou presque, je ne sais rien ? Dans ces circonstances, j'ai coutume de le rappeler : les menaces qui pèsent sur nous sont inimaginables.

...

Le Bureau est financé à hauteur de soixante-dix pour cent par l'ONU, donc par vos concitoyens, et trente pour cent par des fonds privés. En tant que financeur, vous avez parfaitement le droit de décrocher votre téléphone et de me demander des comptes-rendus d'activité – nous faisons d'ailleurs un compte-rendu annuel au Conseil de Sécurité.

...

Je comprends bien ce que vous dites, monsieur. Vous voulez un exemple ?

Il y a moins de dix ans, mon prédécesseur a dû étouffer les échos d'une bataille intergalactique se déroulant à moins de cent mille kilomètres de la Terre. La plupart des États en ont eu vent depuis. Ils ne se sont pas plaints de ne rien savoir, au contraire : ils se plaignaient plutôt d'avoir été mis au courant. Car il n'y a rien de plus difficile que de préserver un secret.

Votre job à vous est de diriger votre pays dans un monde multipolaire, mondialisé et où les enjeux politiques et économiques n'ont jamais été aussi complexes. Mon job à moi est de neutraliser et d'étouffer les menaces en présence desquelles votre job n'aurait plus de sens. Je ne conspire contre personne. Je me fiche de savoir qui remporte les élections dans tel État. Mes ennemis sont des bioterroristes internationaux, des armadas extraterrestres, des complots transhumanistes, et j'estime que pour le moment, compte tenu de nos moyens limités, nous avons fait un job plutôt efficace.

Transcription d'un échange téléphonique, Anonyme


Terre, 7 mars 2011


« Le Dalnien s'est déjà réveillé.

— Vous connaissez Daln ? » s'exclama Armand.

Les vitres teintées de la voiture avaient la même fonction que les lunettes de soleil de l'agente qui la conduisait. Rien à voir, disaient-elles. Passez votre regard, ou les forces occultes qui gouvernent le monde en secret vous rappelleront leur présence – et vous serez impuissant à stopper leur courroux.

« Tout d'abord, jeune homme, j'espère que cette banquette arrière vous paraît confortable et que, malgré les mesures que vous nous avez forcés de prendre, vous vous montrerez des plus coopératifs. Ce n'est pas tous les jours que nous attrapons un Dalnien en bonne santé. »

Armand se remit assis, constata que ses poignets et ses chevilles avaient été entravés de plastique. Derrière la grille qui les séparait du coffre parut l'éclat mystérieux du concentrateur, comme si de sa position de prisonnier, symétrique à la sienne, il lui faisait un clin d'œil compréhensif.

L'agent en costume prit l'air du gentil flic et fit mine de chercher son carnet de notes pendant des siècles, avant d'agiter son stylo comme s'il traçait des glyphes dans l'air.

« J'ai trouvé vos plaques d'identification, commença-t-il. Armand Gillian, c'est cela ? »

La voiture pila à un feu rouge. L'agent cria quelque chose à la conductrice dans une langue étrangère.

« Ne t'arrête pas, ordonna-t-il. À moins qu'il y ait une voiture de police au carrefour !

— Si tu veux conduire, je te laisse la place » maugréa-t-elle.

Il ne répondit pas et se reprit.

« Monsieur Armand Gillian. Rasseyez-vous correctement, vous avez mis du sang partout sur la banquette. Je vous ai un peu examiné et il ressort que vous n'êtes pas blessé. Que vous est-il arrivé ? Racontez-moi. Pour votre bien et pour le mien, n'omettez rien.

— J'ai trébuché sur votre légalité. Vous l'aviez perdue en chemin pour venir me séquestrer à l'arrière de votre voiture pourrie.

— Un petit malin, à ce que je vois ? Vous ne savez pas à qui vous parlez. Vous ne savez pas dans quel engrenage vous avez mis votre petit doigt. Je suis la seule personne à pouvoir sauver ce doigt, monsieur Gillian. Mais faites-moi confiance, si vous continuez sur cette mauvaise pente, on vous prendra non seulement le doigt, mais aussi la main.

— On a un appel du central, dit la conductrice. Prends-le. »

En effet, un téléphone portable emboîté entre les deux sièges avant vibrait au son des premières notes d'une sonate de Beethoven.

« Allô ? Oui ? Non. Juste à côté de moi, il a mis du sang sur mon costume. Préparez-moi un pressing. Quoi ? Répétez-moi ça ? Non, je n'en crois mot. On arrive, oui. On sera là dans une dizaine de minutes. »

Il raccrocha, visiblement de plus mauvaise humeur.

« Le central prétend que Marcion est dans le coin. Paraît que sa carte bleue vient d'être utilisée dans un supermarché.

— Qu'est-ce qu'il a acheté ?

— Un paquet de chips et une cigarette électronique.

— Marcion arrête de fumer ? Excellente nouvelle ! ricana-t-elle.

— Revenons à nos moutons, monsieur Gillian. J'ai tout mon temps...

— Vous avez dix minutes, rétorqua Armand de l'air le plus sérieux possible, tout en s'escrimant contre la résistance des liens de plastique. Qui êtes-vous et qu'est-ce que vous me voulez ?

— Nous devrions commencer par là, en effet. Moi-même et... ma collègue... appartenons à une agence internationale connue sous le nom de « Bureau ».

La conductrice ponctua cette phrase d'un juron, peut-être russe ou moldave, que l'on devinait coloré. Un chauffard venait de leur griller la priorité.

— T'as de la chance qu'on soit pressés, crétin.

— Je disais donc, monsieur Gillian. L'objet du Bureau est de se charger des problèmes que les gouvernements préfèrent ignorer. Il s'agit souvent d'armes biologiques perdues dans la nature, de matériaux fissiles vendus par erreur sur un site de petites annonces, d'extraterrestres en cavale sur le sol terrestre. Les gouvernants nous paient pour dormir tranquilles. Ceux qui omettent leur petit chèque hebdomadaire finissent bien souvent par venir frapper à notre porte la queue entre les jambes, préoccupés par une invasion de zombies. Mais nous ne sommes pas susceptibles, monsieur Gillian. Notre seule raison d'être est de garantir, à tout prix, la sécurité des habitants de cette planète.

— Je n'ai pas vécu très longtemps sur Terre, mais dans mon souvenir, la principale menace pour la sécurité des terriens venait d'eux-mêmes. Et les gouvernants dont vous parlez sont ceux qui sont assis sur le plus gros stock d'armes nucléaires et chimiques.

— Hum, ne changeons pas de sujet. Vous parlez de diplomatie, je parle de guerre secrète. Ce sont deux choses différentes, bien que complémentaires. Vous savez maintenant qui nous sommes. Bien. Pourquoi sommes-nous ici, monsieur Gillian ? Votre présence a été détectée par nos, euh, détecteurs. Vous avez fait ce qui s'apparente à un trou dans l'espace-temps et ce genre d'arrivée, aujourd'hui, ne passe plus inaperçue.

— C'est interdit ?

— Nous connaissons peu de mondes. Nous savons que Daln est accessible, mais nous manquons de preuves matérielles. Nous avons rassemblé des textes qui décrivent ce monde, mais nous n'avons jamais mis la main sur un dalnien – ils nous filent tous entre les doigts. C'est pourquoi nous nous félicitons d'avance de votre collaboration avec nos services, monsieur Gillian, car elle permettra au Bureau d'accumuler des données stratégiques d'importance vitale pour la sécurité de la planète Terre.

— Vous parlez beaucoup de « sécurité ».

— Notre raison d'être, monsieur Gillian. Le mot d'ordre du Bureau est : protéger dans l'ombre. »

Il se tourna en direction de la conductrice.

« Est-ce qu'on est bientôt arrivés ? »

Un choc parcourut la voiture. Entrée dans le corps d'Armand, l'onde fit vibrer tous ses os comme du verre. Il ne perdit pas conscience, mais sa position dans l'espace fut un instant floue. Il se rendit compte que leur voiture, projetée sur plusieurs mètres, était retombée sur ses roues en écrasant sa suspension. Les vitres du côté droit étaient brisées. L'agent du Bureau avait heurté le côté gauche et Armand s'était écrasé sur lui. Il respirait et bougeait encore, mais quand il essaya de faire un mouvement plus complexe, comme attraper le téléphone au milieu de l'habitacle, il ne parvint qu'un gémir.

La conductrice se battait au couteau contre les airbags, tout en proférant quantité de jurons dont il aurait aimé connaître la traduction. Elle ouvrit sa portière d'un coup de pied, cria une dernière insulte et reçut une salve des mêmes fléchettes tranquillisantes qu'elle avait employées contre Armand plus tôt.

« Ne craignez rien, jeune homme, je suis votre sauveur. »

Armand entendit qu'on défonçait le coffre de la voiture à coups de pied de biche. Il ouvrit la portière droite de l'intérieur. Pistolet à air comprimé dans une main, concentrateur portatif dans l'autre, promptement récupéré dans le coffre, l'arrivant savait ce qu'il était venu chercher.

« Bienvenue sur Terre, jeunot ! Allez, en voiture ! »

Constatant que le Dalnien avait toujours chevilles et poignets liés, il perdit aussitôt son sourire, grommela quelque chose sur le fait qu'il n'était vraiment pas aidé et coupa les liens, avant de jeter son invité comme un paquetage dans son propre véhicule, une camionnette de chantier dont le pare-chocs défoncé menaçait de céder à tout instant.

« Mettez votre ceinture de sécurité » ordonna-t-il avant d'écraser la pédale d'accélérateur.

Armand se trouvait dans un état où il est très difficile d'aligner deux mots formant un début de phrase.

« Vous... qui... ils sont...

— Ne vous inquiétez pas pour ces cancrelats du Bureau. C'est comme des fourmis : vous leur marchez dessus, ils vivent encore.

— Vous êtes...

— Oui, je suis cinglé.

— Non... qui êtes...

— Ah ? Marcion. »

Il brûla un premier feu et Armand entendit des voitures freiner en urgence sur leurs côtés. Le reste du monde semblait, comme un seul homme accroché à son volant, tambouriner sur les avertisseurs sonores pour faire honneur à ce chauffard exceptionnel.

« Vous êtes...

— Taisez-vous, jeune homme, laissez-moi me concentrer un peu ! »

En effet, il en avait bien besoin. Marcion ne conduisait pas ; eût-il lâché les mains du volant qu'Armand se serait senti en sécurité, en comparaison de la course infernale dans laquelle, entre deux ricanements, il claquait des dents en signe de jubilation. Le Dalnien crut que la police se mettrait aussitôt en masse à leurs trousses, mais il n'en fut rien. Marcion pila dans une rue de traverse ; seule la ceinture de sécurité l'empêcha de traverser le pare-brise, comme un fonctionnaire procédurier qui remplit encore son office, alors que le bâtiment où il travaille s'effondre.

« Exceptionnel, commenta Marcion. Bravo. Je me félicite.

— Vous êtes un vampire, remarqua Armand.

— Un bon point ! Vous êtes observateur. Je n'en attendais pas moins d'un élève du grand Adrian von Zögarn.

— Je ne suis pas...

— Trêve de plaisanteries. J'ai une surprise pour vous ! »

Marcion sauta de sa camionnette. Suite à un virage trop serré, une ampoule éclatée pendait du phare droit comme le globe oculaire d'un mort-vivant désincarné. Il claqua la portière si fort que le pare-chocs, qui n'attendait que ce signal, se détacha.

« Retirez-moi ce costume » ordonna-t-il en jetant à Armand un t-shirt noir et un jean trop grands pour lui.

Le sang de vampire et d'ange avait fini par sécher selon différentes teintes de pourpre et de gris, comme une palette de peinture à l'huile abandonnée sous les vents. Le Dalnien abandonna sa veste dans une poubelle et enfila ses nouveaux vêtements, de goût discutable.

« Ils vous vont comme un gant » constata Marcion, qui devait être à demi aveugle, ou tout simplement trop dissipé, pour proférer une pareille insanité.

Il lui lança une paire de lunettes de soleil et mit les siennes, qui couvraient pratiquement la moitié de son visage, le rendant bien plus visible qu'elles ne pouvaient prétendre le cacher. Marcion enfonça un chapeau sur son crâne, releva le col de son manteau. Sa dégaine d'agent secret puait le ridicule à cent mètres. Néanmoins, entre deux instants à se faire gratter le dos par d'insistants cumulus, le Soleil pouvait très bien choisir de surgir à l'improviste et jeter sur lui une brûlante clarté.

« Vous êtes maintenant libre, lança Marcion. Suivez-moi. »

Sans constater que les deux moitiés de sa phrase se contredisaient, il appuya son ordre d'un geste du menton.

Sortis de la ruelle et arrivés sur une artère commerçante, ils virent un véritable convoi de voitures de police débouler sous leurs yeux. Armand eut l'illusion que les véhicules s'arrêteraient à leur niveau, qu'il en sortirait une marée d'agents armés et qu'une fusillade invraisemblable aurait lieu alors, avec force cris de la population terrifiée. Il n'en fut rien. La police pourchassait une camionnette folle. Le Bureau aurait beau tirer autant de ficelles qu'il pouvait, il leur resterait sur les bras un véhicule vide et deux suspects en cavale.

« Vous devez avoir de nombreuses questions, monsieur... monsieur ? »

Armand avait plutôt la gorge sèche et mal à la tête.

« Ainsi, je me présente, jeune homme : Marcion, vampire. Et vous êtes...

— Vous avez de l'eau ? »

Marcion fouilla dans une poche intérieure de son manteau. Un espace très vaste se devinait entre l'amplitude du vêtement et la maigreur du vampire, d'où il tira une bouteille d'eau minérale entamée.

« Je disais donc, jeune homme, vous êtes...

— Armand.

— Oui, c'est cela, Armand ! Armand... Armand... »

Il passa bien une bonne minute à constater qu'il ne connaissait aucun Armand, le temps pour eux de passer devant un vaste complexe de cinéma, un centre commercial, et d'entendre les sirènes d'un flux policier remontant la rue en sens inverse.

« Vous êtes un élève du grand Adrian von Zögarn, voulut se convaincre Marcion.

— Vous le connaissez ?

— Et comment ! Je... non, pas vraiment. Mais vous, vous le connaissez, n'est-ce pas ?

— Moi ?

— Le concentrateur, par les chaussettes de Kaldar ! »

Marcion secoua la valisette de peau dans laquelle il avait rangé ledit objet.

« C'est vrai, c'est ce que dit le mode d'emploi, il appartient à cet Adrian. Mais je ne l'ai jamais rencontré.

— Vous savez vous en servir, au moins ?

— Pourquoi ?

— Pour revenir sur Daln, par la moustache d'Unum ! »

Armand échappait au Bureau pour tomber sur un vampire à moitié fou qui entendait lui voler le concentrateur... sa seule chance de revenir sur Daln.

Mais au fait, pourquoi revenir ?

Une révélation, à laquelle il n'avait pas eu le temps de penser jusqu'alors, le pétrifia sur place.

Armand ne se trouvait pas sur Terre par pur hasard. Le concentrateur l'avait ramené ici. Après des mois passés à essayer de le faire fonctionner, des mois à lui réclamer de quitter le chaos où se consumait Daln, de retrouver sa nouvelle vie, de retrouver May... le concentrateur répondait à ses prières. Armand ne lui avait pas demandé la Terre, il avait juste souhaité que lui et Leam puissent s'enfuir et que l'on puisse sauver la vampire ; le concentrateur avait lu plus profondément dans ses pensées, capté l'urgence de la situation, il avait accepté.

Peut-être ne souhaitait-il vraiment que son bien, en fin de compte. Peut-être méritait-il sa confiance, cet objet qu'il avait conspué et maudit. Peut-être...

« Eh, Armando ! À quoi rêvez-vous ? Nous sommes arrivés. »

Émergeant face à une rangée de couteaux, Armand crut à une armurerie, puis une série de passoires lui dit le contraire. Marcion lui agrippa le bras et le traîna à travers le magasin d'ustensiles de cuisine. Un stagiaire qui tenait la caisse, effrayé par le retour de son patron, fit mine de se plonger dans un registre de comptabilité. Marcion poussa une porte du pied, sa main chercha un interrupteur d'avant-guerre et, dans un grésillement d'ampoule à incandescence, il lança :

« Bienvenue dans mon antre, monsieur Arnado. »


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Ah, spin-off en approche. Dès que j'aurai le temps :p

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