III - 1. Un camion sous la pluie
29 décembre – 3500 mots
La campagne d'Orkanie fut un cauchemar pour les humains et les vampires qui s'y trouvaient.
Et je n'étais pas là.
Lorsque Fila fut prise, il devint évident aux yeux de tous que le Commandement menait ses armées dans le mur – et notre fédération à la ruine. Individuellement, ses membres étaient peut-être conscients de ce fait. Mais collectivement, la machine déraillait sans que rien ne vienne freiner sa chute.
Et je n'étais pas à Verde.
L'armée d'invasion déployée par l'Empire Naman semblait dater du siècle dernier. Ses matériels étaient vétustes, ses hommes affamés par le manque de vivres, exténués par une traversée calamiteuse de l'océan. Notre maigre flotte orkanienne les avait harcelés jusqu'à ce que le dernier capitaine soit tué ou capturé.
Pourtant rien n'arrêtait la progression inlassable de l'Empire. Pour la première fois dans l'Histoire, notre capitale était directement menacée.
Et je ne voyais pas tout cela de mes propres yeux. J'étais dans un bureau. Sans cesse on me portait des télégrammes, on me téléphonait ; la chute de la fédération immense et puissante parvenait à mes oreilles comme une histoire lointaine.
Plusieurs fois par nuit, je rêvais que je n'était plus Bill Velt, mais un anonyme parmi la foule des soldats en déroute. À mon réveil brutal, je découvrais l'amère vérité : que malgré mon nom et mes titres, je n'avais pas plus de pouvoir que ces inconnus dont les noms disparaissaient dans les brumes de l'automne.
Bill Velt, Mémoires de guerre, Troisième Partie : La Campagne d'Orkanie
Orkanie, Trois cent lieues au sud de Yora, 30 février 2011
« 'tain, il pleut encore.
— Arrête de pousser, Clemn.
— Tu veux changer de place, c'est ça ? Vas-y.
— Fermez-la ! Y en a qui essaient de dormir, au fond !
— Ouais, Rust, fermez-la s'il vous plaît. »
Vladimir jeta un regard sombre vers l'arrière du camion pour appuyer son intervention. Il n'était pas chef de section, mais peu s'en faut : la cheffe se trouvait dormir juste à sa gauche et aurait recadré ses troupes avec moins de ménagement.
« Mister Fédorovitch a parlé » souffla Clemn.
La satisfaction puérile d'avoir fait taire son voisin, ainsi que le grognement que celui-ci lui rendit, ne se concevaient pas à un tel moment. C'étaient comme si ces hommes et ces femmes avaient oublié qu'ils étaient tous des adultes qui cheminaient côte à côte vers la mort. La fatigue peignait des cernes sous leurs yeux ; la boue se confondait sur leurs visages avec le cirage dont ils s'étaient servis en guise de peintures de camouflage. On manquera peut-être de munitions, avait soupiré Leam, mais pas de cirage. Quels crétins que ce service d'approvisionnement ! Ils leur donnaient une ration par tête pour tenir trois jours, mais ne lésinaient pas sur le cirage. Comme si, à peine arrivés au fort Penn, plutôt que d'installer les mortiers en prévision du choc, ils allaient briquer tout ça et claquer des talons pour un passage en revue.
Ils étaient trente dans ce camion, serrés comme des anchois. Le moindre nid-de-poule les faisait bondir d'un pied et retomber comme des masses sur ces planches clouées qui tenaient lieu de sièges. Ils ressemblaient aux bestiaux qu'on envoie à l'abattoir ; sitôt venue cette image à son esprit, Vladimir ne parvint pas à l'effacer, comme le cirage gras qui se mêlait sur ses joues avec la saleté.
Le vent fit claquer la bâche. Une des attaches défaite, le coin s'ouvrit sur une piscine d'encre où ne perçaient que les phares du camion suivant, tressautant au gré des trous dans la route défoncée. Ceux qui avaient pu monter dans les véhicules étaient les plus chanceux. À vingt-cinq litres de pétrole aux cent kilomètres, ils remontaient l'ancienne « autoroute 50 » en direction du fort Penn. Ils y seraient douze heures avant les autres colonnes.
C'était un miracle que d'avoir rencontré, sur le chemin, ces camions de la division motorisée du premier bataillon. On les avait envoyés chercher la sixième colonne ; arrivés au lieu de rendez-vous, ils n'y avaient trouvé qu'un champ boueux. Pour la sixième colonne, je ne sais pas, avait dit Leam. Là, c'est la huitième. Ça revient au même, non ?
Le chef de la division avait bien fait ce froncement de sourcils qui signifie : je n'ai pas envie de vous dire non, mais je n'ai pas non plus envie de dire oui. Leam, avec les autres chefs de section de la colonne, s'était montrée assez persuasive. Ils avaient gagné à la loterie un allez rapide, au sec, pendant que les autres colonnes remonteraient à pied.
Je suis sûr que la sixième s'est paumée quelque part, avait jugé Leam. Ils n'ont pas réussir à sortir des bois. Si le Commandement leur envoie des chauffeurs, je gage qu'il y a au milieu un colonel qui s'apprête à passer une mauvaise nuit.
Elle avait rapidement arrêté de penser au colonel. Après deux jours sans dormir, il suffisait de s'asseoir, même secoué comme un prunier, pour se retrouver la tête en arrière, la bouche ouverte, à ronfler. Aussitôt refermée la bâche du fond, le rythme habituel reprit, entre martèlement de la pluie au-dessus de leurs têtes et ronronnement du moteur. À chaque caillou, le camion sautillait comme un homme qui, pieds nus dans un champ en été, essaie d'éviter les chardons.
Vladimir jeta encore un regard circulaire aux humains dont il partageait le quotidien depuis presque une semaine. Jusqu'ici ils n'avaient fait que marcher, se positionner, abandonner leur poste et battre en retraite. La « campagne orkanienne » ne commençait que demain. Le Commandement semblait avoir hésité comme un mauvais joueur d'échecs qui déplace ses pièces au hasard, sans détecter les coups faciles auxquels s'apprête son adversaire. Avec cent ou deux cent kilomètres dans les pieds, à raison de trois heures de sommeil par nuit au maximum, le meilleur des soldats devient une chose malléable, une bête dans la nuit qui ne s'oriente que grâce aux lumières les plus visibles. Suivre le groupe, suivre les ordres ; garder son fusil près de soi, le doigt posé sur la sécurité ; et lorsque la sécurité sera retirée, sur la détente.
Comme elle était venue, la pluie d'automne s'arrêta soudain. À l'indifférence générale, Vladimir venait de terminer son ouvrage. La douille, malgré son calibre, lui avait échappé des mains deux fois. Elle s'était coincée par miracle entre deux planches sous ses pieds. En se baissant pour la ramasser, il avait failli donner un coup de coude à Eusébus qui somnolait à sa droite. Mais une fois ses yeux bien habitués à l'obscurité, ayant remercié la biologie de lui avoir octroyé cette vision féline, il avait pu poursuivre le cisaillement et le polissage du métal à l'aide de son couteau. La deuxième douille avait été rapidement finie.
Il les examina encore, puis se tourna vers la gauche pour observer Leam.
La lieutenante Leam Fédorovitch, huitième colonne, premier bataillon, Deuxième Armée, portait un treillis en dégradé de gris sur lequel étaient venues se coller des éclaboussures de boue, comme des coquetteries supplémentaires. Vladimir ne put s'empêcher de sourire. Ils ressemblaient comme tous les autres à des fantômes hagards, ils empestaient tous deux l'eau croupie et le cirage. Mais cette tête qui s'était posée spontanément sur son épaule lui semblait rayonner d'une lumière authentique. Éveillée, Leam était un roc ; elle se distinguait des autres chefs de section de la colonne par sa prédisposition naturelle à l'autorité. Contrairement à beaucoup dans cette armée déjà en déroute, elle savait mener. Quant à savoir où mener cette troupe, c'était une autre histoire. Peut-être finiraient-ils tous en enfer.
Lorsque ses yeux s'étaient fermés, il avait vu ses traits s'adoucir, son visage reprendre le sourire innocent qu'il lui avait toujours connu, lors de leurs escapades nocturnes à Twinska.
« Mon étoile, chuchota-t-il.
— On est déjà arrivés ? fit-elle en entrouvrant une paupière.
— Pas encore. Nous sommes à mi-chemin, je dirais. Dis-moi, Leam...
— Ouais, quoi ? »
Elle s'essuya les mains sur son pantalon puis se frotta les yeux.
« Est-ce que tu veux m'épouser ?
— Oui, bien sûr. Je te préviens tout de suite : il n'y a pas de « mariage de mes rêves » qui tienne. Pour les champs de fleurs, les valets en culotte et les calèches à chevaux, ce n'est pas la peine. On te louera un joli costume, peut-être. Pour le bal, on n'aura qu'à aller chez Madame Bounier, elle en donne un tous les vendredis soirs en espérant caser sa nièce. Pour la bague, j'ai celle de mon arrière grand-mère, et toi... »
Elle s'interrompit brusquement, consciente que son discours venait de perdre tout son sens, maintenant qu'elle se trouvait ici, à quinze mille lieues de Twinska, au fond d'un camion battu par le vent d'automne, sur une route orkanienne qui les menait au désastre.
« Attends, Vlad, de quoi est-ce que tu me parlais ?
— Tiens, voilà la bague. »
Il lui mit dans les mains l'anneau découpé à la main après une heure d'efforts silencieux. Leam lui jeta un regard en biais. Elle sourit.
« Oui, dit-elle, sur le même ton, pour ne réveiller personne d'autre. Oui, je le veux. Je t'épouserai même tout de suite si c'était possible, mais je crois qu'il va falloir attendre qu'on se trouve un temple et un médiateur...
— Déjà fait » dit Vladimir, réalisant enfin un rêve qu'il avait rejoué des dizaines de fois sur le trajet.
Il appuya du dos de la main sur Eusébus qui, à sa droite, ronflait. Le petit humain était certainement l'un des plus chétifs et rondouillards de la section, mais il marchait comme personne et ne se plaignait jamais ; ses pieds avaient beau enfler comme des baudruches, se couvrir d'ampoules de diverses couleurs, se percer de cloques, il les nettoyait avec la même application que l'on a en se curant les ongles, tout en faisant une bonne blague. Parmi la foule hétéroclite des médiateurs kaldariens, Eusébus Maxt se distinguait par sa bonhomie et sa timidité, qui à l'office devenait truculence, faisant de lui un Janus des plus surprenants.
« Oui ! » s'exclama l'homme, avant de rajuster ses lunettes et d'en essuyer les verres de son doigt humecté.
Il avisa leur auditoire, qui ressemblait à un fond de troquet à quatre heures du matin, se racla la gorge, rajusta par manie le col de son treillis. Seul un petit insigne de septoile discrètement cousu à sa manche attestait de son statut d'aumônier ; ce qui, dans la bataille du fort de Penn, n'aurait pas la moindre importance. Hormis que les autres soldats de la section, non kaldariens et souvent athées, pouvaient rire de ses prétendues entrées auprès du grand gardien du paradis et d'ailleurs.
« Écoutez tous » tonna Eusébus de sa voix de stentor, méconnaissable lorsqu'il donnait un poids cérémoniel à ses actions.
Comme s'ils avaient attendu ce signal, les yeux et les visages s'ouvrirent ; ils semblaient surgir comme des herbes desséchées qui, à la moindre goutte d'eau, reverdissent.
« Qu'est-ce qui lui prend ? marmonna-t-on. – Oh, ce sont les deux vampires qui se marient. – Monsieur et Madame Fédrovitch ? – Fédorovitch, imbécile ! – Désolé, je ne lis pas leur alphabet. – C'est qu'on attendait ça avec impatience. – Il fallait ramener des cadeaux ? – Pourquoi je n'étais pas au courant ? – Je crois que c'est une surprise.
— Nous sommes ici pour célébrer » commença Eusébus en coupant théâtralement sa phrase, de sorte qu'il laissa le public suspendu à son discours.
Les cous se tordaient, et tant pis pour les cahots qui dézinguaient les vertèbres. « C'est que moi, j'en ai jamais vu, de mariage kaldarien. – Pas beaucoup de kaldariens en Orkanie ? »
« Nous sommes ici, reprit Eusébus en cherchant sans doute ses mots, pour célébrer l'union de deux vampires sous la lumière de Kaldar. Ainsi qu'il convient lors de cette occasion, je vais d'abord vous lire un passage du Livre des Sages. »
On crut qu'un soupir émanerait des plus fortes têtes – car après tout, au diable le bouquin, qu'ils s'embrassent et qu'on retourne dormir ! Mais le silence avait tout englouti ; ces humains avaient l'impression que quelque chose de grand et de mystérieux se déroulait sous leurs yeux. N'étant pas kaldariens, Eusébus était comme un conteur qui prenait l'histoire en cours de route, les forçant à une plus grande attention encore. Sans parler de la fatigue qui creusait leurs cernes comme des lacs d'encre violette.
Il ouvrit le petit livret racorni qui ne quittait jamais la poche sur sa poitrine.
« Lorsque l'Aton, vaincu par Kaldar, chuta dans les précipices des Enfers, il dit au dieu :
— Vois, Kaldar, tu m'as vaincu par la force et par la ruse, c'est-à-dire, par ces mêmes armes que tu récuses. Aussi, moi-même, je reviendrai plus fort et plus rusé, et je te vaincrai de nouveau. J'instaurerai la division dans le cœur des conscients : les parents rejetteront leurs enfants, les enfants s'éloigneront de leurs parents. La jalousie creusera des sillons dans les amitiés les plus tenaces ; l'avarice et la cupidité écarteront les maîtres de leurs employés ; la luxure brisera les couples. J'entends déjà, de toutes parts, ces mondes qui se lamentent ; car ils ignorent encore que l'ordre que tu penses établir dans leurs cœurs, cet ordre-là est mauvais. Tu habilles un âne en phénix, et le prétends tel, et moi, je prétends qu'ils sont ânes, et non phénix. Ces conscients, Kaldar, ne sont pas dignes de toi, et tu t'en rendras bientôt compte.
Kaldar, troublé par ses paroles, décida qu'il ne pouvait en être ainsi. Kaldar était sage, et dans sa sagesse, il sut que ses propres paroles ne porteraient pas assez loin. Aussi décida-t-il d'envoyer aux conscients neuf cent quatre-vingt dix neuf sages pour disperser son enseignement et planter les graines qui donneraient, plus tard, de nombreux fruits.
L'une de ces sages... »
Ainsi depuis des siècles, selon la nature de l'office, le médiateur de Kaldar racontait-il l'histoire de tel sage qui, dans telle situation, avait dit telle parole ou accompli telle action, des plus minuscules aux plus miraculeuses, mais toujours aussi signifiantes.
Ainsi depuis toujours ; Vladimir et Leam, main dans la main, se seraient presque laissés bercer par les paroles d'Eusébus, si le médiateur ne les avait pas pris de court en choisissant un extrait rare, dont ils ne se souvenaient pas et qui, dans son originalité, surprit d'un bout à l'autre du camion. Que rapportait-il de vrai, qu'inventait-il, ce petit bonhomme fantaisiste et plein d'humour, dont la culture immense se découvrait sans cesse, comme on pèle un oignon ?
« L'une de ces sages marcha longtemps, jusqu'au monastère d'Outa-Mashou, situé au cœur de grandes montagnes, recouvertes de neiges éternelles. Non pas pour y porter un quelconque enseignement mais pour le recevoir : car, comme beaucoup d'entre eux, elle s'ignorait sage. Il advint qu'elle rencontra la supérieure du monastère.
— Parle, mon enfant, dit Mashou. Raconte-moi ton histoire.
— J'ai vu la guerre déchirer le monde, dit-elle, et je ne comprends pas. J'ai vu l'humain tuer l'humain, le frère tuer le frère. J'ai vu le ciel et la terre s'embraser, le fleuve devenir sang, la mer feu, le vent glace. J'ai été témoin de la souffrance et je l'ai moi-même vécue.
— Je sens que tu veux me poser une question. Quelle question ?
— Je me demandais qui, mais je sais qui. Je sais quels conscients ont pris quelles décisions, à quel instant. Je peux revenir aux causes de la guerre. Les maladies dans le cœur des conscients, je les vois désormais. Les chaînes de causes et de conséquences qui conduisent deux frères à s'affronter, à mains nues, comme des lions, je peux les percevoir.
— Alors, quelle question ?
— Je me demandais quand, mais je sais quand. Je sais qu'une nouvelle guerre aura lieu avant le tournant du siècle. Je vois déjà la rancœur à l'œuvre dans ceux qui laissent leurs passions les assombrir. Je vois la vengeance qui s'installe dans les lits asséchés de leurs fleuves de larmes.
— Alors, quelle question ?
— Je me demandais pourquoi. Mais je sais pourquoi. Je connais la politique des empires et chacun de ses dessous, je sais que des structures se sont développées jusqu'à ce que la guerre soit inévitable, comme deux prédateurs s'attaquant au même troupeau, deux créatures luttant pour le même point d'eau. Je sais maintenant que les raisons de la guerre sont les mêmes que ce qui pousse le plus fort à vaincre plus faible que lui, pour régner, pour le dominer, pour réaliser le monde selon sa façon, qu'il estime meilleure.
— Alors, quelle question ?
— Je n'ai pas de question, ô Mashou. La vérité est que le trouble est dans mon esprit et j'ignore la cause.
— Ô enfant, je vais maintenant t'apprendre l'origine de ton trouble : les réponses à tes questions ne te suffisent pas.
Crois-tu vraiment que l'assemblage de volontés contradictoires suffit à décrire les causes de cette guerre ?
Crois-tu vraiment que la loi du plus fort est une constante de l'univers et que sa pérennité rend nécessaire l'affrontement perpétuel ?
Crois-tu vraiment que la reprise du mal est inévitable ?
— Tout cela, je l'ai vu.
— Oui, enfant, et je ne doute de ce que tu as vu. Ce que tu dis, Kaldar, le premier, l'a vu. Il a vu que les forces de l'univers, depuis son origine, avaient été dérangées : ainsi, la souffrance et le mal existent ; la violence existe de toujours et se trouve dans la nature des choses elle-même. Les astres dévorent d'autres astres, tout comme le fauve dévore la proie. Or Kaldar l'ayant vu, il a su qu'il devait donner la sagesse aux conscients, par l'intermédiaire de ses sages, afin qu'ils s'élèvent hors de ce dérangement originel.
— Je crains que ce ne soit pas possible.
— Si nul ne menait d'entreprises impossibles, les légendes seraient vides de héros. Nos espoirs sont peut-être vains, nos dieux absents et nos tentatives vouées à l'échec. Mais y a-t-il une autre voie ?
— Sais-tu seulement ce dont nous parlons, Mashou ?
— Plus que tu ne sembles le croire. J'ai vécu et j'ai vu moi aussi. Pourquoi ne pas croire que, demain, nous amènerons un monde nouveau, si nous en avons la force ? Tel est ton rôle de sage. Il viendra un monde de paix. Mais il ne suffit pas de le croire chimère, il faut que ce monde soit, dans chacune de tes actions. Ainsi nous pourrons accomplir ce plan dont nous faisons tous partie. »
Eusébus se tut.
Personne ne savait où il voulait en venir, peut-être pas lui-même, mais il semblait inspiré.
« Ainsi dit le Livre des Sages. Mais ce livre n'est rien sans ceux qui portent son savoir. Vladimir Kerckhoffs, Leam Fédorovitch, vous êtes détenteurs de ce savoir. Votre mission est de changer le monde par votre être et votre agir. Chacune de vos pensées, chacune de vos actions doit être un pas dans cette direction. Alors seulement la victoire de Kaldar sur l'Aton, de la conscience sur la violence irrépressible de l'univers, pourra être proclamée. »
Il referma le petit livret.
« Je vais maintenant procéder à l'échange des anneaux. »
Ils étaient identiques, hormis les noms que Vladimir avait réussi à graver à l'intérieur des pièces de cuivre. Une émotion sincère étreignait Eusébus et faisait trembler ses mains, tandis qu'il passa les bagues.
« Cet anneau symbolise l'attachement éternel et irréversible que constitue le lien du mariage. Car cette source n'est pas un puits dont on tire cent, mille ou dix mille livres d'eau avant qu'il s'assèche. Ce lien qui vous lie n'est pas fait de matière. Il ne durera pas un, dix ou cent ans. Ce lien n'est pas fait d'amour ou d'amitié, qui sont des mots qui décrivent des sentiments terrestres. Il n'existe pas de mot pour ce lien car il ne peut pas être étudié, isolé. Il s'agit du grand mystère de la création et de la voie par laquelle l'univers sera reconstruit sur ses fondations d'argile : la formation d'un tout. Ce n'est pas un lien entre vous. Vous n'êtes pas unis par ce lien. Vous êtes ce lien. Aussi avez-vous désormais un peu de la sagesse que Kaldar a communiquée aux conscients. Aussi, parce qu'un nouveau rôle commence pour vous dans ce monde, soyez en paix, soyez humbles, soyez sages. »
Eusébus fronça des sourcils, il semblait chercher la fin de son texte. Aussi une voix dans l'assemblée lança-t-elle « embrassez-vous ! », les mariés s'embrassèrent, on les félicita et, comme il était impossible de faire le moindre mouvement, on se contenta de secouer Vladimir et Leam ou de leur agiter les cheveux. Le jeune vampire trouva que ses lèvres avaient un goût de cirage ; mais quelle que ce fût exactement la substance douteuse que leur avait transmise le service du matériel par caisses entières, il n'en avait jamais autant aimé le goût et l'odeur.
Il leur sembla n'avoir dormi qu'un instant. Le jour se levant, la huitième colonne arriva au fort.
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(Le lecteur attentif aura remarqué qu'on est le 30 février, preuve que c'est bien un monde extraterrestre :p)
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