II - 6. Prise de fonctions

27 décembre – 2600 mots

Le général Marien était un de ces individus qui s'installent quand les courants de l'Histoire se font cléments, comme le lierre dans une maison mal entretenue. Superflu mais décoratif, avec ses bottes lustrées et ses éperons de cavalier, Marien attendait la retraite sans se rendre compte que sa présence bloquait les ambitions nouvelles du président Gérald.

Bill Velt, Mémoires de Guerre – première partie

Rema, capitale de Fallnir, 29 mars 2010


En apprenant que le colonel Viktor était passé général en chef de la garde nationale salvane, le général Marien, commandant émérite des forces d'autodéfense fallniriennes, pensa au vampire et à leur brève entrevue à Twinska. Leur conversation avait été interrompue par l'irruption d'une jolie vampire et d'un brigadier stressé. Du reste, il se souvenait seulement de la puissante conviction de cet échalas blafard, très froid, guère souriant ; une effrayante certitude mécanique, comme si chacune de ses paroles contenait en sous-texte : « des lois mathématiques en ont décidé ainsi ».

Ce simple détail déclencha aussitôt chez le général Marien un accès de fatigue fulgurant, comme une grotesque réaction allergique à des idées trop disruptives. Son retour prompt à Rema faisait suite à une conversation avec le président Gérald, qui s'était résumée à hocher de la tête devant un combiné téléphonique. Marien n'ayant pas reçu d'autre ordre, il retournait donc à la vie de bureau, succession de fatigues qui s'accumulaient en montagnes infranchissables. Il découvrait des piles de dossiers urgents à traiter, qui avaient déjà été urgents avant son départ. Plutôt que de les ouvrir, il restait assis des heures à contempler leurs couvertures colorées.

Il arrive que l'on reconnaisse à ce comportement des personnes qui ne sont pas à leur place. L'usage dans une administration bien organisée veut qu'alors elles soient promues, la promotion ultime consistant en un départ à la retraite. Le général Marien ne s'était jamais fait cette réflexion, mais après sa carrière médiocre dans la cavalerie et sa déréliction en tant qu'officier d'état-major, il était temps pour lui de partir s'occuper d'un jardinet, pêcher à la ligne, etc.

La lettre qui arriva le matin du 29 mars sur son bureau lui annonçait justement cette bonne nouvelle. Le président Gérald le relevait de ses fonctions. Mais comme elle ne fut pas ouverte, le successeur de Marien gagna son bureau alors que le général lui-même s'y trouvait encore. C'était le baron Jassois.

« Que signifie cette mascarade, baron ? » s'exclama le général en se levant d'un bond, comme s'il se sentait obligé de compenser l'inactivité de ces derniers jours par des accès sanguins.

Car le baron Jassois portait l'uniforme de général ; il s'agissait même d'un uniforme tout nouveau que les fabriques fallniriennes produisaient en quantités. La garde nationale, les forces d'autodéfense, tout ce que le pays comptait de soldats vivait une intense mutation à laquelle Marien avait été aveugle.

Acculé tel ce fauve dont le territoire est disputé par plus jeune et plus vigoureux que lui, il annonça d'abord que ces étoiles et ces épaulettes allaient fort bien à la figure du baron qui, il est vrai, paraissait transfiguré. L'homme du monde que Marien avait vu quelques jours plus tôt se transformait en officier probe, raide comme un poteau électrique, l'œil absorbé par des pensées, des problématiques et des projets qui englobaient dans leur champ toute la géopolitique dalnienne. Mais, tempêta-t-il aussitôt, on avait assez ri, le baron insultait cet uniforme en s'en vêtant ; il dérangeait le chef de l'autodéfense fallnirienne en plein travail. Aussitôt Marien agita les dossiers sur son bureau, ce qui ne faisait guère illusion, puisqu'aucun n'avait été ouvert, aucune lettre décachetée.

« Ne montez pas sur vos grands chevaux, général, dit le baron. Vous n'avez pas reçu votre avis de départ à la retraite ?

— Comment ? Mensonge ! C'est scandaleux ! Sortez d'ici, baronnet ! éructa l'ancien cavalier qui, comme il arrive souvent, entretenait lui-même, d'exclamation en rebuffade, la flamme de sa colère. Je vous somme de sortir ! Si vous le refusez, j'appellerai la garde ! »

Le baron Jassois attendit avec patience que la colère passe telle l'orage. Chaque nouveau cri de Marien, plus pitoyable que le précédent, confirmait qu'il prenait l'ascendant sur lui, tout en ne disant quasiment rien. Il lissa sa fine moustache entre le pouce et l'index.

« Avez-vous fini ? demanda-t-il avec la fausse douceur de celui qui se sait en position de force.

— Non ! Grogna Marien. Sortez, baron, je vous l'ordonne ! Retournez fricoter avec cette traînée de Renan ! »

Mentionner le nom de Madeline Renan fut apparemment la goutte de trop. Le baron avait tiré jusqu'à l'extrême son calme et sa bonté, mais toute cette admirable composition de diplomate se fissura ; en objet fragile, car fonction de l'âme humaine, elle se brisa tout à fait. Un rien dans l'expression du baron, ses narines frémissantes, ses yeux agrandis, montrait qu'il ne serait pas magnanime. L'aime-t-il vraiment ? Se demanda Marien, comme on se raccroche parfois, en situation de danger imminent, à des idées futiles. Forment-ils donc un couple ailleurs que dans le monde ? Cette chanteuse, cette actrice, Renan, serait-elle autre chose qu'un de ces oiseaux qui tournent autour des femmes et des hommes en vue ?

« Général Marien, dit le baron d'une voix grave, je suis entré ici il y a un quart d'heure à peine, car sur ordre du président Gérald, un ordre dont vous deviez avoir connaissance, j'ai été nommé général commandant en chef de nos forces armées, vous remplaçant de facto. Vous semblez contester cet ordre. À peine suis-je entré que vous m'insultez. Plus grave, vos insultes portent atteinte à mon honneur et à l'intégrité de ma réputation. »

Personne ne nous écoute, allait répliquer Marien, jusqu'à ce qu'il aperçoive les yeux fouineurs des secrétaires et des aides de camp qui se pressaient dans le vestibule, attirés par les éclats de voix. La porte était entrouverte ; de l'autre côté des murs, à l'étage supérieur, on suivait leur affrontement.

« Aussi, poursuivit le baron, je vous somme de retirer ces mots. Je suis prêt à oublier cette querelle inique et à ne plus vous en tenir rigueur, pour peu que je ne recroise plus jamais votre route et qu'il ne me soit plus jamais donné de vous entendre. »

On aurait pu croire que ce qui allait suivre dépendait du général Marien, mais tout était déjà joué d'avance. Le général lui-même, non pas qu'il fût sûr de son bon droit, non pas qu'il fût convaincu de la nécessité de ce retournement, ne pensait pas se dédire des obscénités profanées à l'encontre de son remplaçant. Au contraire, il se satisfaisait que cette querelle, jusque-là à sens unique, provoque une véritable réaction du baron. Quant aux conséquences : il tirait un trait sur sa maison à la campagne, ses buissons d'hortensias, ses chasses au chevreuil. Mais il n'y pensait pas. La colère circulant telle un courant d'air dans son cerveau avait balayé les voies de son raisonnement

« Je ne retire rien, cracha-t-il. Vous n'êtes pas mon remplaçant et je ne voudrais même pas de vous comme commis au nettoyage de ce bureau. J'appellerai tout à l'heure le président Gérald et il me confirmera que votre intrusion est une mascarade. »

Il avait répété trop de fois le mot « mascarade » et sentait que son discours prenait l'eau ; mais il ne put s'empêcher de le répéter une nouvelle fois, pas plus qu'il n'avait pu s'empêcher de signer son arrêt de mort.

Le général Marien avait fait ce que l'on est en droit de nommer une bêtise, et il allait mourir des conséquences de cette bêtise, c'est pourquoi on nommerait plus tard cela une mort bête.

« Ainsi dites-vous, grinça le baron après avoir inspiré profondément, comme s'il prenait à témoins les murs – et ceux qui écoutaient derrière. Mon honneur et celui de mon nom étant bafoués, vous comprendrez, général. »

Il ôta ses gants de soie et en jeta un à ses pieds. Une longue minute s'écoula peut-être avant que Marien ne comprenne ce dont il s'agissait. Le baron Jassois lui tournait déjà le dos, comme si son regard ne pouvait plus le souffrir. Il ouvrit la porte d'un grand geste et prit à partie le secrétaire qui se trouvait là.

« Monsieur, je n'ai pas l'heur de vous connaître, je gage que le général Marien non plus. Vous serez notre arbitre. Retrouvons-nous dans la cour.

— C'est ridicule ! » clama le général, qui recouvrait une partie de ses esprits.

Il poursuivit Jassois dans l'escalier. Sans qu'il sût exactement où il l'avait décrochée, le baron portait en main une épée et la vérifiait avec des gestes las d'habitué. On avait officiellement interdit les duels depuis deux décennies, mais la noblesse persistait toujours. Bien connu pour sa vie personnelle tumultueuse, Jassois avait été, paraît-il, un grand amateur.

Malgré le froid matinal, une grande foule s'était amassée dans la cour de l'État-Major. Certains petits malins montaient aux branches des marronniers pour mieux voir. Toute cette agitation perturbait le général Marien, car il ne s'imaginait pas en être le centre. On lui mit une épée d'officier dans les mains, la sienne sans doute, décrochée dans son bureau. Elle n'avait jamais servi que pour les cérémonies.

De cette foule placée sous ses ordres jusqu'à la veille, personne n'était là pour le sauver, mais pour assister au duel. Comme le général lors de sa conversation, avec ses sorties ridicules et ses protestations d'enfant, ces hommes et ces femmes pouvaient se douter que ce duel aurait une issue fatale ; pour autant, ils n'y pensaient pas. Des voiles hermétiques fermaient leur pensée. Trouver la meilleure place, faire le bon pari, voir enfin en personne le fameux baron Jassois, tout cela occupait leur réflexion à tel point qu'ils oubliaient assister à une condamnation à mort.

Marien lui-même n'aurait pas pu fuir ou résister. Non seulement la foule le poussait vers son adversaire, mais la nécessité même. Il tenait mal son épée et, trop large pour son uniforme, se déplaçait avec peine. Mais il s'imaginait tout à coup triompher du baron ! Oui, voilà, au premier sang versé, il lui laisserait la vie sauve, car c'est ainsi que cela fonctionne, n'est-ce pas ? Il appellerait le président Gérald et tout serait réglé. Ce n'était qu'un malentendu, voyons. Je sais à quel point vous êtes submergé de travail, général. Je vous envoie Jassois pour qu'il soit votre second.

Une force invisible maintenait la foule à l'écart de la surface de duel, un cercle de dix mètres de diamètre où personne ne devait pénétrer, sauf l'arbitre, le secrétaire inquiet d'être au centre de l'attention, qui improvisait ses paroles comme ses gestes.

Le général Marien entendit distinctement que les paris le donnaient perdant. Le baron Jassois avait repris la composition de son visage. Il soupesait l'épée en véritable escrimeur. Une mascarade, oui ! Il ne faisait cela que pour faire peur à Marien, par pure esbroufe. Dernier espoir auquel pouvait se raccrocher le général, il imaginait maintenant que Jassois avait aussi peur que lui, qu'il n'attendait qu'un geste de sa part pour arrêter le duel ; il s'imaginait que tout ceci ne se poursuivait que par sa volonté et non celle du baron.

« Les duels sont interdits ! clama-t-il, sans que personne ne l'écoute ni ne l'entende, si bien qu'il se prétendit à lui-même qu'il n'avait jamais dit cela ni même pensé.

— Mesdames, messieurs » tenta l'arbitre, d'abord d'une voix timide, puis prenant de l'ampleur à mesure qu'il s'installait dans son rôle.

Cette foule, le secrétaire, le baron, le général Marien, n'étaient tous que des acteurs et ils avaient changé de rôle. Le concierge qui se plaignait des branches mortes des marronniers en brisait par poignées entières en essayant de grimper à l'arbre. L'officier connu pour sa sévérité, qui confisquait sans cesse les paquets de cartes, passait parmi ses hommes en collectant l'argent des paris. Le secrétaire invisible donnait au moindre de ses mots une ampleur historique. Seul le baron Jassois, l'œil de la tempête, n'avait pas changé. Il représentait le renouveau de l'armée fallnirienne, une armée puissante et conquérante. Bien mieux qu'un discours de prises de fonctions, ce duel frapperait l'esprit des militaires de métier et tairait les critiques sur son accession au poste.

« Mesdames, messieurs, le baron Jassois, présent à ma droite, estimant son honneur atteint, a commandé ce duel avec le général Marien, à ma gauche. Je suis l'arbitre. L'arme de ce duel est l'épée. Le duel s'arrêtera au premier sang versé. »

Le jeune homme regarda de chaque côté, avec plus d'insistance vers le baron, comme s'il vérifiait qu'il faisait les choses conformément aux usages perpétués par la noblesse fallnirienne.

« Duellistes, saluez-vous » commanda-t-il.

En un geste d'habitué, le baron leva son épée, droite, abaissa le poing jusqu'au niveau du front, puis ouvrit le bras avec panache. Le général tenta de reproduire le mouvement sans grande conviction.

« Marchez » dit l'arbitre.

Le baron Jassois était un épéiste formidable, connu de toute son époque, et le général Marien ne savait pas plus se servir de ce bout de métal qu'un hamster d'un accélérateur à particules. Dans de tel cas, la différence de niveau est si extrême que le meilleur, bien qu'il prenne aussitôt l'ascendant, peut être lui-même désarçonné par les réactions confuses de son adversaire. Quelques passes sont nécessaires pour se réhabituer. Mais lorsque sa confiance est suffisante, il suffit de deux ou trois mouvements au meneur pour gagner, pas davantage.

Jassois laissa venir à lui le premier assaut. La pointe de la lame visait vaguement son torse, ce qui est stupide, puisque dans ces conditions de duel, il vaut mieux cibler le poignet ou la main. Quitte à chercher le premier sang, autant se donner un objectif plus proche, donc plus facile à atteindre. Le baron dévia la lame en quarte. Devinant que sa tentative échouait, Marien voulut reculer ; or il avait déployé toute sa masse vers l'avant et excentré son centre de gravité ; aussi son inertie bloqua son retour en arrière. Jassois avança sur lui. Son visage ne disait rien, sinon une fatigue que l'on devine chez les humains qui, bien que jeunes, ont déjà beaucoup vécu.

Bras tendu, Jassois tourna autour de la parade que lui présentait le général, visa le poignet et fit un pas. Par un mouvement inextricable, que seule la chronophotographie aurait permis de décomposer, Marien le repoussa. Il se retrouva dans une position inconfortable, son bras replié, entrecroisé avec celui du baron. Leurs épées, quasiment à la verticale, appuyaient l'une sur l'autre juste au-dessus de la garde. C'est dans une situation semblable qu'on brise l'acier, fait pour frapper de la pointe et non du tranchant. Jassois fronça les sourcils. Une demi-seconde était nécessaire, même à lui, pour démêler leur position de lutteurs.

Marien ne fit pas cet effort. Il essaya d'avancer un peu plus, ou bien tomba vers l'avant, car il ne maîtrisait pas son poids ; or par un jeu de forces mécaniques, sans que le public ou l'arbitre pussent déterminer si le baron Jassois avait voulu l'empêcher ou non, la lame remonta vers son visage, glissa sur l'arête du nez et entra au niveau de l'œil.

Le baron s'écarta aussitôt et appela l'arbitre, qui constata la mort du général Marien. La foule confuse se sentit aussitôt coupable d'avoir assisté au duel et d'en avoir tiré du plaisir. Nul doute que la nomination du baron Jassois ferait parler tout Rema. Son prédécesseur serait à tout jamais celui qui avait perdu au duel, et lui, le vainqueur...


-----

Parce que les chapitres de 2600 mots sans pause, c'est normal -- dans Eden, je fais ce que je veux :p

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top