II - 5. Gabriel


22 décembre 2018 – 2800 mots

À notre première rencontre, lors d'un quelconque sommet, je ne compris pas immédiatement que Gabriel était un être d'exception. D'ailleurs, il était souvent invisible aux yeux du monde. Ses actions ne faisaient pas de vagues, ses paroles ne portaient pas très loin.

Comment on peut devenir un être tel que Gabriel est pour moi un immense mystère.



Bill Velt, Mémoires de guerre


Salvanie Orientale, 26 mars 2010


Comme tout bon journal, le Rematin possédait une ligne éditoriale, c'est-à-dire une recette, une façon de faire inscrite dans l'habitude, garantissant au lectorat que chaque numéro aurait son quota de sensationnel, de burlesque, de sordide ; il fallait que d'une page à l'autre, l'on passât du rire aux larmes. Tant pis si ces émotions superficielles transformaient le lecteur en dandy de fin de siècle, dont la critique acerbe pourfendrait chaque tentative de colmater les brèches, jusqu'à ce le bateau coule ; alors il se féliciterait de ne pas ressentir de détresse, mais plutôt du soulagement.

Complots politiques, drames familiaux, affaires de mœurs ; à peine refermé le Rematin, on jetterait un œil sombre sur son voisin, on déshériterait ses enfants par précaution, on embaucherait un détective privé pour épier son époux. Les pages de réclames, les conseils de beauté, les horoscopes kaldariens bon marché – le troisième va vous étonner – n'étaient là que pour reprendre son souffle entre deux vertiges.

Après la chute d'Eden, la rédaction du Rematin s'anima comme aux jours d'élections.

À des milliers de lieues de là, Frédic Carmon vivait son heure de gloire.

Suite à un tirage de dés truqués, on l'avait expédié en Salvanie Orientale pour couvrir la migration des rennes. Son assistant avait fait le chemin jusqu'à Twinska, puis il était resté au chaud dans leurs bureaux de la capitale vampire sous prétexte d'engelures.

Dès son arrivée, la bourgade de Norlisk lui avait paru austère et sinistre. Une forme de sauvagerie campagnarde typique de la Salvanie y atteignait son paroxysme ; on avait l'impression que ces vampires perdus au milieu de rien refoulaient sans cesse leurs instincts de chasse. Aussi Frédic ne sortait-t-il jamais la nuit.

Désormais, la ville se figeait dans son regard en tons sépia. Chaque image se gravait dans son esprit, surmontée de la légende : « voici le début de ma carrière ». Il encadrait ensuite la photographie, la posait sur un bureau lustré, installait le bureau à la place de l'actuel chef de la section politique du Rematin. Il suspendait au mur la une du 27 mars 2010 et le prix qu'on ne manquerait pas de lui donner pour sa couverture de la chute d'Eden.

Certaines personnes parviennent, dans le moindre détail, à trouver une signification métaphysique. Un peu à la manière de l'inventeur de l'élixir de longue vie qui, quand on lui demande pourquoi sa potion contient de l'alcool de poire, prétend que l'invention remonte au grand Bombastus, spécialiste de l'alcool de poire – et non qu'il restait une bouteille dans son cellier.

Les meilleures de ces personnes, sélectionnées par une concurrence féroce, deviennent des commentateurs politiques. Leur rôle est de trouver de la politique partout (bien qu'au fond, personne ne sache ce qu'est la politique), partout à démasquer un monde qui change et des paradigmes qui s'écroulent ; finalement, à commenter Ali Boron sans perdre leur aplomb.

Frédic Carmon rêvait de faire partie de cette caste, de cette élite. Il n'avait jusqu'ici reculé devant aucun marronnier, aucun reportage crétin, aucune photo volée prise depuis le platane en face de l'hôtel particulier du baron Jassois – pauvre arbre, abattu depuis. Mais ses collègues ne lui avaient jamais rendu sa sollicitude ; au contraire, à force, ils la prenaient comme argent comptant.

Dans la nuit de Norlisk, les débris d'Eden avaient été parfaitement visibles lors de leur descente, suivis d'illuminations lointaines, comme des feux de forêt. La ville avait tremblé sous les deux cent impacts.

Frédic perdit très peu de temps. Il interrogea des habitants, des trappeurs rentrés en hâte à la ville, des officiers de police locaux fort peu préoccupés. Il estima les coordonnées du point d'impact le plus proche, attrapa carte, boussole et manteau de fourrure, et partit pour une randonnée.


***


Lorsqu'Astyane atterrit à la surface de Daln, elle ne sut d'abord qu'une seule chose : elle devait retrouver Gabriel.

C'était le dernier message de Pierre.

En pensant au titange, elle leva la tête, découvrant une pluie d'étoiles filantes qui semblait l'entourer, comme un dôme invisible sur lequel couraient des gouttes de lumière. Elle n'était certainement pas la seule survivante de la chute d'Eden – Kilan, qu'elle n'avait jamais connu ni ne connaîtrait jamais, n'était qu'un parmi des centaines d'anges qui avaient pu fuir par les transférateurs. Mais plongée dans cette nuit blessée de spectres artificiels, Astyane se sentait seule.

Elle ne pouvait pas faire un pas dans une ville sans que son don de neurolecture ne la raccroche à quelques inconnus. Astyane n'avait jamais traversé une campagne aussi sauvage ; elle n'entendait qu'une poignée d'animaux, certains déjà plongés dans leur hibernation hivernale. Plusieurs loups l'ayant repérée de loin se renvoyèrent des cris d'alerte.

L'atman bouillait dans son corps. À chaque nouveau pas s'enfonçant dans la neige, écartant du bras les branches des conifères, elle revoyait Samaël triomphal, Pierre résigné à accepter sa défaite. Comme si la chute d'Eden avait été inévitable ; comme si la souffrance des anges était nécessaire, ce qui ne la rendait que plus insupportable !

Le jour se levant, les effets de cette fièvre se firent plus lâches et le froid réclama ses mains et ses pieds. Pierre manquait de clairvoyance et de pouvoir. Il n'avait pas pu l'envoyer précisément où se trouvait Gabriel, la condamnant à mourir sans avoir pu terminer sa mission.

Une silhouette immobile apparut dans un encaissement de la plaine. L'homme lui tournait le dos. Elle l'entendit grommeler de loin ; il se plaignait de sa carte et des indications qu'on lui avait données.

« Qui va là ? » lança-t-il en entendant le frottement de ses pas dans la neige.

C'était un journaliste fallnirien en quête de débris d'Eden. Un petit appareil photo suspendu à son cou, il se tenait prêt à prendre des clichés immortels qui propulseraient sa carrière. Les toutes premières images de l'apocalypse.

Je serai commentateur politique, se disait-il.

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-il à distance, avec l'espoir qu'elle ne s'approcherait pas plus.

Une ange inquisitrice ? Déjà sur les lieux ? Aurait-elle employé le même moyen de transport... leur magie, c'est cela... mais pourquoi cette tenue ? Par de telles températures ? On dirait qu'elle gèle sur place. Sont-ils désorganisés à ce point ?

C'était étrange, déroutant, or il ne lui en fallait pas plus.

« Je viens de Norlisk » expliqua-t-il.

Astyane se fit décrire par son esprit le chemin qu'il avait emprunté jusqu'ici ; elle en retint les grandes étapes.

« Vous recherchez des débris d'Eden, lut-elle.

— Ah, vous avez deviné. Oui, je cherche des survivants. Vous aussi ? »

À moins que...

« Vous êtes tombée du ciel, c'est ça ? Pouvez-vous m'indiquer où ? »

L'information passait devant le sauvetage. La paternité de la découverte exigeait qu'il fût seul sur les lieux ; au retour à Norlisk, une journée plus tard, on pourrait peut-être prévenir les autorités locales. Rien de plus ! De toute façon, il n'avait aucune compétence médicale, ce qui le dédouanait de toute non-assistance.

L'homme hésita entre poser des questions et reprendre son chemin. L'appel d'une exclusivité fut plus important. Il replia sa carte et sortit son carnet de notes.

« Enchanté, mademoiselle. Je suis Frédic Carmon, journaliste reporteur. »

Au Rematin, mais la réputation sulfureuse du quotidien l'aurait discrédité avant la première question.

« Vous êtes une ange d'Eden ? »

Comme elle ne répondit pas, il poursuivit.

« Vous êtes tombée de la cité ? Il y a longtemps ? Avez-vous vu assisté au démantèlement ? Confirmez-vous qu'Eden n'est plus en orbite ? Quelle est votre impression à ce sujet ? S'agit-il d'un accident ? Avez-vous plus d'informations ? Vous souhaitez rejoindre Norlisk, c'est cela ?

— Oui. »

Il hésita quant à ce que signifiait ce « oui ».

« Au fait, quel est votre nom ? Quel est votre ressenti ? Y a-t-il eu beaucoup de morts ? Envisagez-vous l'hypothèse d'un conflit entre anges ? Est-ce qu'il y a des débris par là ? Ou par là-bas ? Là-bas, c'est cela ? Je prends cela comme un oui.

— Pouvez-vous m'aider à rejoindre Norlisk ?

— Vous avez perdu de la famille ? Des amis ? Beaucoup ? Tenez-vous le gouvernement de Salvanie responsable de la chute d'Eden ? Les kaldariens, peut-être ? Oui, les kaldariens, c'est certainement cela. Le Chancelier d'Eden est-il mort également ? Ressentez-vous de l'abattement, de la tristesse, de la colère ? »

Rien du tout. Elle avait froid.

Frédic Carmon n'avait aucune forme de morale. Il laissait celle-ci aux philosophes et aux essayistes. Son monde à lui marchait à toute allure et se goinfrait trop vite d'images, de sons, d'actualités clinquantes. Il n'avait pas le temps de réfléchir à ses actions ou aux conséquences de ses actions.

« D'autres responsables ? Avez-vous un message à faire passer dans nos colonnes ?

— Je suis désolée, j'ai froid...

— Désolée ? Vous ressentez de la culpabilité ? S'agit-il d'un accident, d'une erreur de mesure, d'une faute de conception ? Partagez-vous la responsabilité ? L'hiver s'abat-il sur Daln ? C'est ce que vous essayez de me dire ? Pensez-vous que les conséquences économiques de la fin d'Eden... mais avant tout, pouvez-vous me confirmer qu'Eden est bien détruite ? Nous devons être absolument certains. »

Ne pouvant rien tirer de plus, il fonça dans la direction où, pensait-il, des débris l'attendaient.

Astyane dévia plusieurs fois du chemin le plus court, mais elle atteignit néanmoins Norlisk.

Obsédée par l'objet de son chemin, elle étendit son esprit jusqu'à englober les premières maisons de bois. Elle pouvait y placer chaque vampire, comme des figures de pâte à modeler sur une maquette. Si Gabriel ne se trouvait pas ici, elle mourrait sans avoir atteint son but. Elle n'imaginait pas que les vampires puissent la recueillir ; le journaliste fallnirien ne l'avait pas fait, plus rien dans ce monde ne pouvait sauver les anges.

Une torsion d'espace balaya la neige devant elle. Secouée, Astyane perdit l'équilibre. Elle ne sentait plus ses mains et ne put se rattraper. Un archange venait de paraître ; immense et rassurant, il semblait surgir d'un temps où Eden existait encore.

Gabriel ressemblait au titange Pierre comme un frère. Il était son principal conseiller pour les affaires dalniennes, le diplomate de la dernière chance, celui qui réparait les erreurs déroulées par l'administration d'Eden avant lui.

Pour un ange, Gabriel paraissait âgé. Ses traits creusés de fatigue lui donnaient deux ou trois cent ans au moins. Il semblait avoir toujours été là pour pallier, au prix de sa santé, aux déficiences d'un système dont Pierre sentait le dernier souffle arriver.

Astyane porta son esprit dans sa direction, vérifia qu'il ne s'agissait pas d'un mirage.

« Je sais, dit-il. Repose-toi, mon enfant. »


***


Astyane rêva encore du titange Pierre, aux prises avec Samaël. L'ange gardien qu'elle avait connu prenait toutes les formes. Tantôt monstre tentaculaire hérissé de lames et de dents, tantôt chevalier de métal aux ailes ensanglantées, tantôt brume vaporeuse qui saisissait les membres du Chancelier dans son étau incorporel.

Éveillée, elle se retrouva dans un petit local, l'arrière d'un magasin ou d'un entrepôt. Des fourrures étiquetées, d'abord empilées sur des étagères, puis en grands tas sur le plancher, empestaient en masse. Elle tourna son visage vers Gabriel, occupé à raviver un poêle à charbon.

« Comment vas-tu, enfant ?

— Vous...

— Tu n'as rien à dire, je sais déjà. Peux-être veux-tu me poser des questions.

— Par quel hasard étiez-vous ici ?

— Je vais partout sur Daln là où mes pas me portent et j'écoute. L'une de mes fonctions est de raconter Daln à Pierre. Les multiples masques d'Eden l'empêchent de voir. L'empêchaient. »

Un vampire attiré par la voix passa la tête par la porte du local. Il apporta aussitôt une tasse de thram fumante.

« J'ai croisé un homme sur le chemin...

— Nous l'avons retrouvé à moitié mort de froid et ramené à Norlisk. Il doit prendre du repos quelque part ailleurs.

— Nous... ?

— Jusqu'ici, quelques archanges ont pu venir. La plupart de ceux qui étaient en Salvanie seront bientôt avec nous pour fouiller les débris.

— Ah, te voilà » dit un archange en entrant à son tour.

Une relation de hiérarchie tacite reprenait cours ; Gabriel serait leur balise dans le brouillard. L'archange, plus petit de stature, s'adressait à lui comme un supérieur, mais il cachait mal sa colère.

« Qu'y a-t-il, Gaël ?

— Où est passé ce porc fallnirien ?

— Qu'as-tu ? répéta doucement Gabriel.

— Il avait marqué des emplacements sur sa carte. D'après les témoins, un vaisseau s'est écrasé non loin. Il y a peut-être encore des survivants à l'intérieur. Mais impossible de mettre la main sur cette maudite carte ! Il a payé des trappeurs pour lui indiquer le chemin, et je n'en ai retrouvé aucun !

— Ne te laisse pas aller à la colère. »

Gabriel se leva. Il gardait la tête baissée à cause de la hauteur du plafond.

« Ce sera nous renier nous-mêmes. Demande au vampire qui était là il y a une minute. Je crois qu'il sait où nous l'avons emmené. »

Astyane comprit que, partout où il disait « nous », Gabriel entendait les anges rescapés. Malgré la destruction d'Eden, elle faisait encore partie d'un tout cohérent, soudé. Elle pouvait encore se sentir en sécurité quelque part. Gabriel ne faisait pas que reprendre le flambeau des mains de Pierre, il redonnait un sens à ce rôle.

« C'est un des meilleurs d'entre nous » dit-il de Gaël lorsque ce dernier ressortit.

Astyane décida qu'il était temps de rassembler sa mémoire, de faire violence à son esprit fatigué.

« Samaël...

— Oui, Samaël, cet ange gardien que tu as connu, est à l'origine de la chute d'Eden. Je vois déjà ta culpabilité, mon enfant. Tu n'es pas responsable. »

Gabriel se leva et contempla une fenêtre très sale qui donnait sur l'extérieur, où un blizzard se levait, qui rendrait d'autant plus difficile leurs recherches. Astyane n'avait-elle pas fait tout ce que Pierre lui avait commandé ? Elle revit les arches s'effondrer sous ses yeux, les tours se plier comme du carton.

« Nous sommes perdus, dit-elle.

— Pas encore.

— Eden n'existe plus.

— Nous existons encore.

— Unum n'existe pas ! »

Cette dernière affirmation transperça le mutisme de Gabriel, devenu trop pesant pour elle. L'archange se tourna vers elle.

« C'est vrai, reconnut-il. C'est parce que nous n'avons pas accepté ce fait que nous avons été vaincus cette fois. Unum n'existe plus. Il a été vaincu par Atman.

— Atman ? De quoi parles-tu ?

— Tu crois que la magie des anges, l'énergie d'atman, est une bénédiction d'Unum et le moyen qu'il nous a donné pour accomplir sa volonté ? Tu es trop maligne pour cela, Astyane. Samaël et Pierre ont commencé à t'ouvrir les yeux. Eden possédait un objet nommé le Stathme. Cet objet contenait l'énergie d'Atman. Cette énergie, mon enfant, possède sa propre volonté. Elle a choisi de changer de maître. Voilà la cause de notre malheur. Quant à Unum, il a disparu depuis bien longtemps. »

Pour la première fois peut-être, la réalité lui sembla trop dure à supporter. Le monde dans lequel elle était ne lui semblait pas être en conformité avec ce qu'il devait être. L'univers arrachait ses masques et se révélait injuste. Les anges avaient commis l'erreur de se servir d'Atman comme un outil, qui les trahissait désormais.

« Mille ans, nous avons œuvré au nom d'un dieu qui n'existait pas...

— Pourtant, nos actions n'étaient-elles pas justes ? N'avons-nous pas donné mille ans de paix au monde ? »

Elle ne comprenait pas encore. Gabriel poursuivit.

« Il existe, pour chaque conscient, une vérité capable de le détruire. Cette vérité est parfois celle-la même qui le définit. C'est ce que disent nombre de sages kaldariens. Ils disent aussi que ce principe vaut non seulement pour les êtres, mais aussi pour les nations, les empires, les mondes. La vérité capable de détruire Eden était la suivante : Unum n'existe plus. Cette vérité a été révélée et Eden a été anéantie.

— Et Daln...

— Daln ne doit rien savoir de plus pour le moment. Tout ce que je viens de te dire doit demeurer secret. Jusqu'à ce que Samaël et ses servants soient mis hors d'état de nuire à l'équilibre de ce monde. »

Le Mal existait-il ?

Le Bien était-il mort avec Eden ?

« Et malgré ce que je viens de te dire, c'est au nom d'Unum et de Kaldar que nous affronterons les anges déchus. Car Unum et Kaldar unissent Daln contre le mal. C'est tout ce dont nous avons besoin. Ni l'un ni l'autre n'existent aujourd'hui. Unum a disparu il y a des siècles ; Kaldar s'est éteint il y a quelques années à peine. Malgré cela, ces dieux influenceront les esprits durant longtemps encore.

— Vous voulez mentir à Daln ?

— Je veux préserver l'équilibre de ce monde. »

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