II - 24. Le stratège
29 décembre – 2100 mots
Verde est une petite ville très sympathique de l'Alagor, à l'Ouest de l'Orkanie fédérale, proche de l'équateur de Daln. Il y fait bon toute l'année, les journées sont longues, on y déguste de très bon cocktails. Les gens là-bas, comme les Orkaniens en général, ont un sens pratique extraordinaire. Ils connaissent l'adage selon lequel, si vous savez poser le problème, rien ne peut vous poser de problème.
Adrian von Zögarn, Géographie de Daln
Entre la Salvanie et l'Orkanie, 2 janvier 2011
Les brise-glace salvanes avaient quitté terre à deux mille lieues au Nord-Est de Twinska. Depuis ils longeaient la banquise par le Sud, vers la côte Ouest de l'orkanie, d'où ils débarqueraient pour Verde. L'horizon se découpait ainsi en quatre certitudes : une immensité glacée, la terre natale que les vampires quittaient durablement, un océan vierge de toute activité, repaire de l'archipel Zélane, et l'Orkanie, terre de tous les possibles.
Le général Viktor avait décidé d'entériner l'alliance entre les deux grandes puissances de Daln face à l'ennemi commun : Samaël et sa clique d'anges déchus.
Car ces anges, après la destruction d'un de leurs vaisseaux au-dessus de Twinska, s'étaient trouvés une nouvelle lubie : ils avaient poussé l'empire Naman à entrer en guerre contre l'Orkanie. Le général, blessé dans son orgueil par la bataille où il avait failli perdre la vie avec son aide de camp et plus de trente mille vampires, s'était lui-même placé en tête des troupes. Il arpentait depuis une semaine le pont du navire amiral, indifférent au froid, demandant sans cesse un compte-rendu de leur avancée. Tous les jours, il téléphonait aux anges de Verde, ou au président Velt lui-même, parlait de stratégie, de méthode, comptait et recomptait les troupes, échafaudait des plans, faisait des hypothèses. Il travaillait sans cesse.
Leam et Vladimir se trouvaient sur le même navire. En l'apercevant de loin, ils purent mesurer la transformation accomplie depuis la chute d'Eden. Viktor, à l'image de Daln, avait vieilli.
Son aide de camp, que tout le monde appelait toujours Berevitch, allait et venait entre Viktor et les cabines du personnel tandis que le général vampire, écrasé par le poids de sa tâche, faisait le tour du navire en y promenant sa morgue. Sur son passage, les regards se détournaient, on prétextait une course à faire ou un rendez-vous urgent.
Leam et Vladimir, entourés d'au moins cinq autres vampires avec lesquels ils se racontaient des souvenirs de Twinska, furent ainsi laissés seuls lorsque Viktor s'approcha d'eux, les bras croisés dans le dos, l'épaule voûtée déformant déjà l'uniforme, comme un vieux briscard à la retraite.
« Lieutenante Fédorovitch, brigadier Kerckhoffs, voilà que je vous retrouve. »
Il attendait sans doute qu'ils le félicitent sur la qualité de sa mémoire. L'occasion manquée, Viktor reprit son discours.
« Cela fait deux fois et demi que je vous croise, tous les deux.
— À ce sujet, il est coutume pour les kaldariens de dire qu'une troisième fois arrivera.
— Hum, je voudrais bien voir cela. »
Ayant retrouvé un peu de bonne humeur, il posa sa main sur l'épaule de Vladimir, qui ne savait plus où se mettre.
« Quand je repense à ceux qui étaient avec nous dans cette salle de bal, le soir de la chute d'Eden, je me dis que tous ces nobliaux et ces généraux d'opérette sont allés se claquemurer dans leurs terriers de lapins en attendant que l'orage passe. Mais c'est inexact. Le compte Pavlov est mort dans la bataille de Twinska. Le général Marien a été passé par le fil de l'épée. Quant au baron Jassois et sa maudite maîtresse, n'en parlons pas : ils sont allés pactiser avec le président Gérald. Leur destin est lié à celui de Fallnir, peu reluisant. Finalement, nous avons eu de la chance. Votre engagement fait honneur à votre pays. En tant que chef de la Salvanie, je fais le serment d'être à la hauteur de mes responsabilités à votre égard. Avec la guerre contre l'Empire Naman, nous gagnerons aussi la guerre contre les anges déchus. Ce misérable Samaël mourra au combat ou sera exécuté. »
Fronçant un sourcil, il se tourna vers Leam.
« Dites-moi, lieutenante Fédorovitch, êtes-vous liée à l'ancienne famille impériale ? À moins que je me trompe de patronyme.
— Nous en parlerons lorsque nous nous reverrons, général.
— Si cela arrive, hum. Au revoir. »
***
Sur le chemin de Verde, dans la voiture officielle dépêchée par le Commandement, le général Viktor se fit quantité d'impressions sur le centre des opérations, qui se révélèrent toutes fausses, à son plus grand agacement. En effet, il faisait partie de ces vampires qui croient que les choses se déroulent comme ils voudraient qu'elles se déroulent ; que les autres réfléchissent comme ils réfléchissent eux-mêmes. (Début d'explication quant au fait que tout, du phrasé des journaux au travail de son aide de camp, l'agaçait et le décevait.)
À Verde toutefois, il ressentit plus que de l'agacement : de l'horreur.
Le Commandement avait grossi la ville de moitié, avalant quantité de plaine sèche sous le goudron frais et le ciment : casernements des soldats des deux Armées, des ingénieurs, des anges rescapés d'Eden ; gigantesques parcages de camions et de blindés, bases de lancement des prototypes d'avions de chasse. Il pensait qu'on lui ferait d'abord visiter une partie de ses installations, afin qu'il pût juger par lui-même du matériel orkanien, avant de gagner un bunker d'État-major, où il pourrait discuter tactique. Au lieu de cela, il reçut dès son arrivée un appel peu engageant de l'archange Gabriel, qui lui soufflait, entre formules convenues, que Viktor était son dernier espoir pour arriver à quelque chose avec le Commandement des forces orkaniennes.
Allons donc ! Voilà qui flattait son ego, mais jurait particulièrement avec l'ordre et le professionnalisme qui transparaissaient de l'extérieur.
Viktor comprit dès le premier jour. Les généraux orkaniens et les anges les plus élevés dans le Commandement donnèrent une réception en son honneur et en celle des officiers salvanes qui l'avaient suivi dans ce périple. On déboucha le mesnas comme si l'on avait déjà gagné la guerre, on fit des discours inspirés ; puis le beau monde en uniforme se dispersa et se rassembla en petits comités, exactement comme le faisait le beau monde lors des bals de Twinska ; comme il l'a toujours fait et le fera toujours. On but, on parla, on but encore afin de trouver dans l'alcool une meilleure élocution et plus d'esprit ; on parla donc davantage. L'horreur sur ses traits fut mise sous le coup de la fatigue. Et, dès cette première entrevue, Viktor fut cerné de généraux orkaniens fraîchement nommés qui s'arrachaient sa présence. Il croyait se trouver à la place de Madeline Renan. Quant aux anges, ils quittèrent la fête mais n'y mirent pas fin, contemplateurs impuissants et peut-être complices.
Les jours suivants, Viktor les occupa à décortiquer le fonctionnement du Commandement.
Il découvrit que le Commandement ne fonctionnait pas.
Une administration bien organisée possède la capacité de décourager ses éléments les plus compétents. Le Commandement fonctionnait par pistonnage, autocongratulation, réceptions, discussions de comptoir ; les officiers qui s'attendaient à mener une guerre jetaient l'éponge au bout d'une semaine, quittaient Verde avec les premiers régiments où rendaient leurs galons.
Certains de ses propres vampires furent happés par la vie surréaliste du Commandement. Ils prirent goût à cette guerre de gants blancs où l'on parlait beaucoup, où l'on documentait, où l'on se réunissait en séminaires collégiaux, où l'on préférait repousser à plus tard la décision finale. Viktor ne les reconnaissait plus ; après quelques temps, il ne les voyait plus.
Le Commandement était une assemblée disparate qu'on avait mandatée pour mener une guerre mais qui, intrinsèquement, ne souhaitait pas la faire. Ces généraux ne voulaient pas prendre de décision. Ils ne voulaient pas signer au bas de l'ordre qui enverrait dix mille hommes au front, à une mort certaine ou presque. Ces anges ne voulaient pas faire tester leurs prototypes d'avion de chasse si le pilote risquait d'y perdre la vie. Or le Commandement leur fournissait l'alibi parfait ; les responsabilités y étaient diluées à l'infini. Les rapports, les résumés des rapports, les décisions, les décisions relatives aux décisions, les commentaires aux décisions relatives aux décisions consécutives aux rapports, ces considérations abstraites tournaient en boucle au-dessus de leurs têtes comme une nuée de papillons, d'une telle manière que l'on pouvait se dire responsable de quelque chose – le bon acheminement du document au général de brigade du bureau voisin – sans jamais se rendre coupable de mauvaise décision.
Passé cette phase d'examen des processus, le général Viktor observa les hommes. Il s'agissait pour la plupart de chefs d'entreprise passionnés de commandement, ou juste de personnages de la vie politique, arrivés ici par hasard, par chance, ou à force de se persuader que l'Orkanie ne pouvait pas être sauvée sans leurs lumières. Ils promenaient sans cesse leurs ambitions comme une cour impériale, se complimentaient, se jalousaient, commentaient, critiquaient, sautant d'un poste à l'autre au gré des opportunités.
S'il eut quelque temps pour comprendre les problèmes et les causes de ces problèmes, le général Viktor ne put malheureusement pas y remédier avant que l'Empire Naman ne débarque sur la côte.
La nouvelle arriva un soir, alors que l'on donnait une réception. Le général Viktor travaillait dans son bureau. Ces officiers s'interrogèrent durant une heure pour savoir s'il convenait de le déranger – n'était-il pas le plus haut gradé d'entre tous, un chef d'État qui plus est, le deuxième plus puissant après Bill Velt ? Finalement, ce fut un archange nommé Kilan qui vint le chercher. La lassitude dans le regard de cet ange répondit à la sienne. Il se sentait lui aussi inutile, sans prise sur le Commandement, sur quoi que ce soit. Alors Viktor comprit que les anges eux-mêmes sabordaient la défense de l'orkanie. Les rescapés d'Eden reconstituaient ici une mini-société semblable à leur cité céleste au temps de sa chute, à savoir : une administration rigoriste obsédée par les processus et conventions régissant son fonctionnement.
Il se passa alors une chose qui parut insensée à Viktor, bien que tout le monde semblât la trouver normale : le Commandement, confronté à une situation qu'il avait eu des mois pour préparer, hésita. Fallait-il engager les troupes stationnées à Fila ou reculer ? Ne gagnait-on pas à déplacer le champ de bataille vers l'intérieur des terres ? Avait-on correctement fortifié tel ou tel point ? Le général XXX approuverait-il que l'on aille contre l'avis qu'il avait rendu dans le commentaire du dernier rapport ?
Les réunions se succédèrent, interminables ; on en sortait l'air aussi soucieux qu'on y était entré.
« La véritable question qui va se poser, dit un colonel nommé Felix au général Viktor, c'est : faut-il défendre avant Yora ou au niveau de la ville ? Pour ma part, je crois que, puisque nous avons abandonné Fila, il faut remonter jusqu'à Yora elle-même. »
Plutôt que de lui expliquer à quel point il méprisait son opinion, le général Viktor signa l'ordre qui envoyait Felix, ainsi que la meute des sous-fifres qui rôdaient autour de lui, superviser la bataille censée stopper l'avancée des Namanes avant Yora.
Lorsque la Deuxième Armée fut déployée, le Commandement préparait déjà l'après-guerre. On parlait politique : le président Bill Velt se représenterait-il ? Sinon, le général XXX ne pourrait-il pas lui succéder ? C'est un homme admirable, disait-on, nous lui devons le sauvetage de l'Orkanie.
Les télégrammes indiquant la défaite mirent un temps infini à transiter jusqu'aux yeux de Viktor et des hauts gradés, en raison du paradoxe de Zénon des administrations hiérarchisées. En effet, de la même façon qu'Achille ne peut jamais dépasser la tortue, la mauvaise nouvelle ne peut jamais atteindre le général XXX, car elle doit d'abord passer par quantité d'échelons où l'on réfléchit à deux fois, à quatre fois, etc., avant de la laisser passer – Êtes-vous sûr que nous avons le droit de le réveiller ? Et s'il était de mauvaise humeur ?
Une colère froide s'installa en Viktor. Il décida qu'à partir de ce moment toutes les décisions, même les plus extrêmes, pouvaient être prises pour sauver l'Orkanie, assurer la victoire sur l'Empire, libérer Daln du fléau des anges déchus et rentrer à Twinska en héros. Gabriel, l'un des archanges les plus puissants d'Eden, avait renoncé. Il se trouvait maintenant emmuré à Yora en attendant le déluge namane. Viktor était seul à pouvoir redresser le cap. Seul face aux arrivistes, aux incompétents, aux bornés, aux rapports préliminaires, aux séminaires, aux informations contradictoires, aux doubles discours qui veulent dire le contraire de ce que l'on a dit, aux demi-mensonges et vérités alternatives, aux poignées de mains qui, quand une main suffisamment importante est en jeu, deviennent des actes politiques.
Viktor n'était pas un politicien, mais un stratège militaire. Or l'essence du métier d'un politicien est de prendre des décisions qui déplairont au minimum sans penser aux conséquences ; l'essence du stratège est de prendre les décisions en pensant aux conséquences, sans craindre de déplaire.
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