II - 23. Le Commandement


29 décembre 2018 – 2000 mots


Votre liberté est un fallacieux mensonge.
Mon pouvoir est une réalité.
Votre liberté est une prière creuse.
Vous avez voulu l'ordre et n'avez obtenu que le chaos.
Je vous offre la paix !
Abandonnez-vous à mon empire !

Livre des sages, Chant de l'Aton


Verde, à l'Ouest de l'Orkanie, 10 décembre 2010

Lorsque Gaël périt aux commandes de son Papillon, Gabriel et Astyane se trouvaient à Verde, une petite ville d'Orkanie choisie par les derniers archanges d'Eden pour y unir leurs forces.

Le rassemblement de ces anges donnait espoir à Astyane. Des représentants du gouvernement, de l'industrie, de la garde nationale orkanienne se réunissaient sans cesse autour d'eux pour dire en termes grandiloquents la fermeté avec laquelle ils défendraient l'Orkanie. Ainsi que le reste de Daln (il fallait tout de même insister pour leur arracher une petite larme quant aux troubles que connaissait le reste du monde).

Le plus grave pour eux était d'imaginer que les anges déchus, avec leurs trois vaisseaux Dragon – deux depuis la bataille de Twinska – puissent mettre à bas la démocratie orkanienne en un instant. Il suffisait de cibler le Quadrant, le palais présidentiel de Yora, dont l'inénarrable Bill Velt refusait toujours de partir. En venant la nuit, on repérait même le bureau du président aux lumières encore allumées.

L'Empire Naman ayant déclaré la guerre à l'Orkanie, cet état-major hétéroclite qui ne disait pas encore son nom se trouva un nouvel os à ronger. On s'interrogea sur les véritables buts de l'Empereur, sur la puissance de ses forces armées, on se rassura sur la capacité de l'Orkanie à défaire l'invasion annoncée.

À toutes les réunions, Gabriel emmenait Astyane dans son sillage. Elle était comme son ombre ; il ne lui parlait pas – comme son ombre, vous dit-on. Elle se contentait d'écouter, de capter les pensées qui emplissaient les pièces en nuées de papillons frivoles. C'était sa manière de lui apprendre tous les secrets de ce monde où se jouait l'avenir de Daln.

Si l'Orkanie venait à tomber, la planète serait aux mains des anges déchus. Les haut gradés nommés par décret présidentiel toutes les semaines ne poussaient pas leur raisonnement aussi loin ; mais ils voyaient ce qui avait eu lieu en Salvanie et frémissaient à l'idée de transposer ces événements à Yora. Aussi sommaient-ils les anges de redoubler d'efforts dans la construction de leur flotte aérienne, car « si les Salvanes y sont parvenus, vous devriez pouvoir le faire ! »

De fil en aiguille, Verde, autrefois petite ville touristique et agricole, cernée par la forêt et les canyons du Sud, se transformait en immense base militaire. On y tricotait le Commandement et on y constituait une armée. Plus exactement deux, suite à une brouille entre généraux. La Deuxième Armée, donc, qui aurait la charge de défendre la côte orkanienne contre l'envahisseur – qui, certes, tardait à venir – partirait d'ici vers l'Est. La Première Armée, qui protégerait Yora, passerait par le Nord – celle-là n'existait encore que sur le papier.

« Nous quittons bientôt Verde, l'informa Gabriel à la suite d'une de ces réunions stratégiques où on avait beaucoup parlé et rien dit. Je ne suis moi-même pas indispensable ici. En revanche, il ne reste aucun archange à Yora. Je veux aller à la capitale pour préparer sa défense.

— Aux dires de ces humains, il n'y aura aucune défense. L'Empire sera stoppé avant la forêt.

— Ces humains se trompent et je n'ai pas réussi à leur ouvrir les yeux. »

Elle découvrit plus tard, lors d'un appel au président en personne, que Bill Velt tenait Gabriel en haute estime et lui confierait sans hésiter la défense de la ville :

« J'ai appris à vous faire confiance, et puisque vous dites qu'il faut le faire, nous le ferons. Même si mes généraux grincent des dents et se sentent offensés par cette idée.

— Vous êtes menacé vous-même, monsieur. Les anges fonctionnent ainsi. Par l'intimidation et par la déstabilisation. Sans vous, l'Orkanie éclate toute seule.

— Ah ! Qu'ils viennent ! Ce sera l'occasion de tester notre bunker présidentiel. »

Il dit ces mots comme s'ils ressemblaient à une boutade.

« Dites-moi franchement, Gabriel, le Commandement a-t-il fait des progrès ?

— Le général Viktor a promis de se rendre à Verde en personne. Il sera là d'ici trois semaines. Je pense que sa présence sera essentielle.

— Façon de dire que, pour le moment, ces gens n'arrivent à rien ?

— Ils mettent une armée sur pied mais ne savent pas diriger une armée. Le général Viktor est un vampire pragmatique.

— Je leur ai donné carte blanche et tous les moyens dont nous disposons. S'ils n'arrivent pas à sauver mon pays, c'est qu'ils le font exprès.

— Une fois installé dans l'erreur, monsieur, on y persiste.

— Hum. Je vous reverrai à Yora, Gabriel. Faites bon voyage. »

Astyane lisait dans son esprit que la situation était catastrophique, bien pire que ce s'imaginait collectivement le Commandement, aveuglé par son autosatisfaction constante. Rien ne pouvait se jouer encore à Verde, pas avant que le général Viktor n'ait pris lui-même les choses en main – ce qu'il ne tarderait pas à faire. Gabriel avait tenté de lutter ici, mais c'était sans effet. Il fallait sauver Yora sur l'autre front.

« Nous y allons vraiment, alors, conclut-elle.

— Si la Deuxième Armée est vaincue, nous aurons juste assez de temps pour poser nos défenses au Sud de la ville. Nous défendrons comme nous le pourrons. Je me chargerai de ce front.

— Et moi ? Dois-je t'accompagner ?

— Tu dois venir avec moi, Astyane, car je te prépare une mission de la plus haute importance. Tu seras au Quadrant pour protéger le président Velt.

— Moi ? Pourquoi moi ? Pourquoi ne pas demander à un autre archange ?

— Tu ne le sais pas ? Je croyais que tu entendais tout, Astyane, mes pensées comme celles des autres que nous croisons ici.

— J'essaie de ne pas les entendre... »

Humains comme anges désapprouvaient la relation privilégiée qui s'était nouée entre Astyane et Gabriel ; les premiers parce qu'ils y voyaient une fréquentation malsaine, les seconds parce qu'ils ne comprenaient pas que Gabriel s'encombre de la trop jeune ange gardienne, alors qu'il ne leur consacrait jamais assez de temps. Elle ne voulait plus entendre ces reproches, ces jugements.

« Parmi les anges qui sont réunis ici, à Verde, beaucoup n'ont plus aucun pouvoir. De très rares, comme moi, ont gardé leurs capacités d'antan. Je parle bien de l'atman, l'énergie qui autrefois nous rendait supérieurs. La perte d'Eden a scellé le lien privilégié qui unissait l'atman aux anges. D'autres que nous, bientôt, maîtriseront ces pouvoirs. Et puis il y a toi... tu es plus forte, Astyane. Depuis qu'Eden est tombée, tu brilles telle un soleil. C'est invisible à leurs regards, car ils ont perdu leurs facultés, mais je suis capable de le voir. C'est pourquoi tu es la meilleure indiquée pour protéger le président Velt. Tu es la seule.

— Si Samaël vient...

— Si Samaël ou un quelconque de ses serviteurs vient tuer Bill Velt, tu l'en empêcheras. Tu auras le pouvoir de le détruire.

— Le pouvoir... mais la volonté... j'ai travaillé avec Samaël.

— Tu l'as vu abattre Pierre et briser Eden. »

Ce devait être un verdict sans appel, mais Astyane hésitait encore. Pourquoi détruire l'ange déchu ? Pourquoi ne pas seulement le vaincre ? Gabriel ne confondait-il pas la justice et la nécessité, le moyen et la fin ?


***


« Erlena ! »

Samaël s'étonnait de ne pas pouvoir l'entendre, de ne pouvoir retracer les pensées de sa compagne comme un fil d'ariane. L'atman s'amusait-il quelquefois à lui enlever les effets de son pouvoir illimité, celui dont il s'était rendu maître depuis la chute d'Eden ? Une manière de lui rappeler, peut-être, qu'ils étaient associés ; que Samaël avait aussi une part du contrat à remplir.

« Erlena ! » cria-t-il.

La toute dernière réunion des anges libres, sur cette petite île de l'archipel Zélane, avait tourné au fiasco. Tandis que Samaël faisait rendre gorge aux trois anges qui osaient remettre en doute son pouvoir, il avait vu, dans le coin de l'œil, Erlena s'enfuir.

Malgré tous les poisons dont était infestée cette jungle malsaine, il ne craignait pas pour l'archange ; en revanche, qu'elle veuille se soustraire à lui le frappait comme une insulte. Il bouillait de colère.

« Erlena ! » cria-t-il de nouveau, incapable de percevoir sa trace.

Enfin, la rage ayant totalement nettoyé son esprit, comme un rideau d'eau claire, il étendit ses facultés de perception jusqu'à englober l'île entière. L'archange se trouvait à quelques dizaines de pieds à peine. Elle contemplait les rivages déchirés de l'île volcanique depuis un promontoire de basalte.

Quelques traces de lumière échappées d'un front de tempête faisaient scintiller ses cheveux d'or. Elle était aussi belle que lors de leur rencontre, dans le centre médical d'Eden, quand elle lui avait parlé pour la première fois de liberté.

« Pourquoi as-tu fait ça ? demanda-t-elle en gardant la distance, comme si elle s'adressait aux vagues lointaines.

— Ceux qui s'opposent à moi souhaitent me renverser. Ils s'en défendent, mais finiront par me tuer, car je serai gênant pour eux. Tu suivras. Je ne fais que nous protéger tous les deux. Et s'il me faut abattre tous les anges un par un, y compris ceux qui se disaient nos amis, je le ferai sans hésiter pour toi.

— Je ne parle pas de ça... pourquoi as-tu attaqué Twinska ? »

Samaël soupira. Les choses lui semblaient si claires qu'il ne se sentait pas le besoin de les expliquer. Erlena était comme une enfant qui ne comprenait pas les concepts les plus simples.

« Mon pouvoir doit englober cette planète et davantage. Nul ne doit s'opposer à ma volonté. Je construis ici un empire, pierre par pierre ; un monde où nous serons, toi et moi, heureux, libres, en paix.

— Pourquoi encourager la guerre entre Fallnir et la Wostorie ? »

Elle revenait sur ce qu'elle avait accepté plus tôt, comme si elle détricotait les explications patiemment déroulées par son compagnon. Malgré tout son amour pour elle, ses questions le fatiguaient.

« Ces humains, ces dryens, ces anges même, ils ne m'intéressent pas. Je veux que nous soyons libres et en paix ; je n'ai rien dit du monde. Je me fiche du monde. Il faut que ces guerres soient consommées pour que Daln revienne à un nouvel ordre, un ordre dans lequel je serai au-dessus de tout. Plus aucune loi, plus aucune puissance ne pourra nous atteindre toi et moi.

— Est-ce que tu te sers de moi comme justification pour bâtir un empire ?

— Où vois-tu un empire, Erlena ? Ces choses matérielles ne sont rien. »

Il comprit la véritable raison de son trouble. Uriel était mort. Ils avaient perdu un de leurs vaisseaux contre les vampires, contre Gaël... la preuve que les anges rescapés d'Eden iraient jusqu'au bout pour les empêcher de vivre leur liberté.

« Fais-moi confiance, Erlena.

— Je ne te vois plus assez. Je sais que tu vas de par le monde, que tu t'entretiens avec des chefs d'État... mais je croyais que ces choses ne comptaient pas pour toi.

— Il nous reste encore une action à prendre. Nous allons donner un coup de pouce à l'histoire, le dernier. Daln a vacillé sur ses fondations. Lorsque tout sera terminé, les anges d'Eden auront été emportés par le flot. Plus rien ne nous menacera.

— Dis-moi.

— Les anges se sont réunis en Orkanie. Ce pays leur procure un soutien inconditionnel. Il faut qu'il paye pour cela. Il faut que Yora tombe sous une puissance étrangère ; et cette puissance s'est déjà manifestée à moi. L'Empire Naman. »

Erlena fit une moue dubitative. Ce n'était pas ce qu'elle espérait entendre de lui. Elle ne désirait qu'une retraite paisible ; mais Samaël voyait plus loin ; il souhaitait assurer leur sécurité dans l'éternité.

« Ce sera notre dernière action ?

— Si tout se passe bien, nous n'aurons plus besoin de faire quoi que ce soit. L'Empire Naman, pour nous, arrêtera les anges.

— Ensuite, nous serons libres ?

— Oui, mon amour. Je t'en fais le serment. »


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On y croit, au serment. On y croit.

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