II - 22. La capitale

29 décembre – 2300 mots

Twinska, 24 décembre 2010


Le transsalvanien arriva avec seulement deux heures de retard. Il s'arrêta à deux kilomètres de la gare de Twinska. Aux dires du commandant du train, celle-ci avait été largement détruite par le bombardement.

De loin, on y voyait assez mal, car une tempête prenait la ville en étau. Des brassées de gros flocons noyaient le décor en aplats grisâtres. En l'absence de quai, les passagers mirent un certain temps à descendre, bien qu'ils fussent peu nombreux : après l'attaque, quelques deux mois plus tôt, la ville s'était vidée d'un tiers de ses habitants.

Leam n'avait pas reçu de message de Vladimir. Après avoir aidé une vampire enceinte à prendre pied sur le sol gelé, elle parcourut du regard les militaires qui observaient tout cela d'un œil terne, presque aussi nombreux que les vampires venus accueillir leurs proches.

« C'est par ici » dit un sous-officier de la garde nationale, accompagnant sa lapalissade d'un geste évasif en direction des immeubles de la banlieue.

Le train n'aurait pas pu aller plus loin : un cratère profond de cinq pieds au moins arrêtait la voie. Les rails s'étaient brisés comme du verre et des morceaux de métal avaient volé sur des dizaines de pieds.

Leam tournait encore la tête lorsque les passagers se mirent en marche.

« Salut. »

C'était à peine si elle avait reconnu Vladimir dans son uniforme, comme si ces quelques mois avaient été des années. Ils surent tous les deux qu'une embrassade fougueuse serait de trop dans le contexte de leurs retrouvailles. Elle le prit dans ses bras et posa sa tête sur son épaule.

« Tu ne m'as pas ramené de souvenir de Norlisk » fit-il lorsqu'elle essaya de cerner de plus près ce qui avait changé sur son visage.

C'était une belle tentative de leur arracher un sourire complice, mais elle tomba à l'eau. Leam avait déjà l'impression de tout savoir, de tout voir. La nuit de l'attaque sur Twinska. Les frappes au hasard sur les quartiers. La confusion qui avait suivi, l'incendie de la caserne Nord, la coupure des lignes de communication, l'attente interminable des nouvelles du reste du pays. Le courriers qu'on portait à cheval d'une ville à l'autre, comme au siècle précédent. La garde nationale débordée par les pillages.

« Tu as l'air fatiguée, ajouta Vladimir. C'était comment ?

— Je te raconterai tout. Plus tard. »

Le vent retomba lorsque la banlieue Est commença à se matérialiser autour d'eux, avec ses grands immeubles de béton et ses manufactures à l'arrêt. Leam ne reconnaissait pas Twinska. Elle était incapable de se repérer dans ces rues grisâtres, où circulaient plus de patrouilles que d'habitants. De temps à autre, au hasard, surgissait un gouffre béant là où aurait dû se tenir une maison, un mur, un parc. Une des nombreuses frappes que les anges déchus avaient dispersées sur la ville lors de l'attaque. Les premières avaient pour cible le centre de Twinska, mais une fois le combat engagé avec les vampires, les vaisseaux avaient dérivé vers le Sud-Est et tiré au hasard pour marquer leur présence.

Parfois elle voyait quelque ramasseur de gravats payé à la livre. Le travail occupait des adolescents privés d'école, qui en profitaient pour gagner un ticket de rationnement supplémentaire.

Vladimir réapparaissait parfois à ses côtés. Elle entendait quelques-unes de ses paroles. Elle ne lâchait pas sa main, seule preuve véritable que son chemin de retour s'était accompli et qu'il l'avait menée au mauvais endroit, dans un lieu de rêves brisés.

« J'ai dit à mes parents que j'allais attendre le train, comme nous n'étions pas certains de l'heure d'arrivée. J'ai prévu d'aller dormir à la caserne après.

— La caserne Sud, dit Leam.

— Oui, la caserne Nord est complètement démolie. Au moins, ça me rapproche de toi.

— Tu étais là quand c'était arrivé ?

— J'ai eu la chance d'être vite sorti. Tu sais, même le général Viktor a failli y rester cette nuit-là. Si ça avait été le cas... je crois que la Salvanie aurait capitulé. Même si ce n'était pas ce que voulaient les anges déchus. Ils voulaient juste faire un exemple. Montrer ce qui arrive à ceux qui se mettent en travers de leurs plans.

— Quels plans ?

— Viktor voulait arrêter la guerre entre Fallnir et la Wostorie. Je crois qu'il était bien avancé sur ce terrain. Mais voilà : maintenant, nous avons nos propres problèmes. »

Des éclats de verre crissèrent sous leurs bottes.

« Au fait, reprit Vladimir, tu as été aussi réaffectée à la caserne Sud. On a perdu pas mal de papiers, mais ton nom est encore sur les listes de personnel. Ils ont failli te considérer comme une déserteuse.

— Je suppose que tu as intercédé auprès de ton copain, l'aide de camp de Viktor ?

— Lui ? Oh, je crois qu'il est mort. »

Elle se tut et décida qu'il valait mieux ne pas parler davantage. Vladimir faisait tout seul la conversation sur un ton fatigué, monocorde.

« Il te suffit de retourner là-bas quand tu veux. Le plus tôt sera le mieux si tu veux avoir des tickets de rationnement. Plus personne n'est payé dans la fonction publique, mais c'est ça le nouvel or, à Twinska. Même les nobles du centre-ville bradent leurs affaires au marché noir pour quelques coupons de pain. »

Un mur sur leur droite, à demi effondré, s'ouvrait sur le cimetière unumite de Twinska. De la terre gelée y avait été fraîchement retournée par l'impact, mais les ossements ressortis à l'air libres avaient déjà été rassemblés et enterrés ailleurs. Un petit groupe de personnes vêtues de noir, rassemblées autour d'une stèle de pierre, écoutait les divagations d'un ange, qui parlait de bonnes actions et de vie future.

« Ça doit être le comte Pavlov, expliqua Vladimir. Il a été blessé lors de cette nuit-là. Je crois qu'il est mort il y a quelques jours. »

Bien que le Livre des Sages ne formulât aucune directive, les kaldariens avaient pour tradition de brûler leurs morts. La légende parlait d'un roi qui avait relevé les corps de ses ancêtres pour en faire ses esclaves, aussi évitait-on que pareilles circonstances ne viennent troubler le repos éternel auquel on estimait avoir droit.

« Ah, Leam, je ne t'ai pas dit. Je n'ai pas pu retourner chez moi. L'immeuble d'à côté s'est effondré et ils ont dû faire évacuer le mien à cause des risques. Du coup, quand je ne dors pas à la caserne, je vais chez mes parents.

— Et chez moi ?

— Ton quartier n'a rien eu. Je suis allé vérifier. »

Ils marchèrent presque une heure à travers cette cité endormie. Vladimir expliqua à Leam qu'on travaillait à remettre le tramway en état, mais que seul le centre-ville pouvait être desservi pour l'instant. Les épiceries étaient clouées de planches, hormis celles reconverties en magasins de rationnements, ouverts deux heures par jour. Des soldats y montaient toujours la garde. La distribution alimentaire était la priorité principale des autorités de Twinska.

Chaque croisement apportait une nouvelle vision pour frapper l'esprit, un temple effondré, une façade d'immeuble qui s'était déversée dans la rue, dont les gravats étaient encore enchevêtrés de meubles, de casseroles, de jouets d'enfants.

Vladimir cessa ensuite de parler et suivit Leam jusqu'aux barres d'immeubles de son quartier, l'air sombre, comme si à travers ses yeux, il avait découvert une deuxième fois l'étendue des dégâts.. Ils montèrent les dix étages à pied, les ascenseurs étant coupés faute d'électricité. La plante en pot du palier se mourait suite aux restrictions d'eau. Lorsque Leam souleva le vase de terre cuite pour chercher la clé incrustée dans le fond, Vladimir la lui présenta aussitôt.

« Je me suis permis. Il y a eu beaucoup de pillages dans la première semaine. Rien ici, heureusement. »

Auparavant, personne ne partageait cet étage avec Leam, les appartements y ayant été presque tous déclarés insalubres. Désormais des inscriptions au feutre avaient fleuri sur les portes. Derrière l'une d'entre elles, entrouverte, on entendait des cris d'enfants.

« Ils ont relogé des gens ici, expliqua Vladimir, mais personne chez toi. »

Elle ouvrit la porte avec l'impression de revenir des années en arrière.

« J'y vais, indiqua le vampire en remettant ses gants. La caserne est à une lieue d'ici. J'y serai avant le couvre-feu. Si tu essaies de capter la radio, tu devrais en avoir une ou deux, elles diffusent les mêmes messages du gouvernement, il faut y être attentif. Ça va aller ?

— Un instant » l'arrêta Leam alors qu'il se préparait déjà à reprendre les escaliers.

Elle appuya sur l'interrupteur de l'entrée. Sans surprise, il ne fallait pas trop compter sur lui ; elle retrouva néanmoins la deuxième paire de clés suspendue à un clou au mur.

« Tu peux rester chez moi » dit-elle en la lui lançant.

Une hésitation superflue agita Vladimir : la raison commandait qu'il accepte, étant donné que ni le casernement, ni la demeure de ses parents ne constituait une véritable solution.

« Tu n'es pas en service ce soir, ils se fichent que tu sois là ou pas. Tu ramèneras tes affaires demain. Je te prête une brosse à dents.

— Je vais te chercher de l'eau.

— En revanche, je ne sais pas ce qu'il me reste à manger.

— S'il te reste un paquet de flocons d'avoine, tu es riche. Les nôtres à la caserne sont pleins de charançons. »

Leam le regarda descendre l'escalier en songeant qu'il lui fallait tout réapprendre, comme si Twinska était un autre monde sauvage, avec de nouvelles règles.

De la porte entrouverte, des yeux d'enfant l'observaient. Un bras d'adulte se referma sur la progéniture et la tira en arrière en grommelant qu'il était temps de dormir.

« Bonsoir, dit l'homme.

— Bonsoir, dit Leam.

— Vous venez d'arriver ?

— J'habitais déjà ici, en fait.

— Ah. Bonne nuit. »

Il referma la porte.

Twinska hibernait. La vie s'y déroulait au ralenti. Le moindre souvenir de sa frénésie d'autrefois aurait paru hors de propos. Il fallait attendre que l'hiver s'achève – si seulement.


***


Lorsque Vladimir lui proposa de rencontrer ses parents, Leam accepta aussitôt. Au pire, songeait-elle, ce serait ou gênant, ou ennuyeux. De fait le dîner ne fut ni l'un ni l'autre. À leur fébrilité, elle sut que monsieur et madame Kerckhoffs n'avaient jamais eu affaire à cette situation. Alors qu'il est d'usage que le prétendant ou la prétendante soit le plus angoissé, ce qui conduit inévitablement à renverser une soupière, Leam se sentait sereine – mais des mains tremblantes lui resservaient le bouillon.

« Je suis vraiment désolée, répétait monsieur Kerckhoffs, j'aurais aimé faire mieux, mais ce sont les restrictions... ils ont encore diminué les tickets de rationnement. Je ne sais pas comment ça va finir. Une patate par jour et par personne, peut-être. »

On ne parlait pas de l'attaque de Twinska. On ne parlait pas de la guerre qui faisait toujours rage entre Fallnir et la Wostorie, on ne parlait pas de l'effacement du général Viktor, qui semblait préparer quelque alliance avec l'Orkanie. On aurait pu croire qu'il ne restait donc aucun sujet ; or il n'en était rien. Au contraire, on parlait avec entrain de la vie twinskayenne, comme elle avait lieu avant la guerre ; madame Kerckhoffs racontait des anecdotes de vie à l'usine ; Leam de son travail à la salle de sport. Vladimir écoutait, taciturne. Une dizaine de ses collègues de la police étaient morts à la caserne, dans la nuit du 19 octobre.

On ne parlait pas non plus du voyage de Leam. Elle avait tout raconté à Vladimir. Le temple de Bamès, haut lieu du kaldarisme, n'existait pas. Le chemin était plus important que la destination ; sur ce chemin elle avait pu entendre la voix de son démon intérieur et appris à reconnaître la seconde vampire en elle, son adversaire de tous les jours, qui lui murmurait : « mords »...

Peu avant de partir, alors qu'elle était en pleine conversation avec madame Kerckhoffs, Leam entendit Vladimir admonester son père. Elle apprit plus tard ce que le morceau de viande servi ce soir-là avait coûté au marché noir. C'était un repas de fête.

Rentrés à l'extrême limite du couvre-feu, ils ne parvinrent pas à dormir, alors ils écoutèrent la radio. Les dernières nouvelles de la nuit parlaient d'une annonce du général Viktor, concernant l'Orkanie. L'Empire Naman avait déclaré la guerre depuis deux mois, mais une tempête malvenue l'avait obligé à repousser la date de son invasion. Le général Viktor annonçait que, puisque la frontière avec la Westie était maîtrisée, la bataille pour l'avenir de Daln devait être menée en Orkanie, un pays allié dont la stabilité devait être préservée à tout prix.

« On va y aller, dit Vladimir.

— Oui.

— Les anges déchus seront là-bas pour appuyer les namanes.

— Oui.

— C'est l'occasion de les prendre dans le feu et de les détruire. Ce sont eux la cause des malheurs de ce monde, depuis la chute d'Eden.

— Oui.

Silence.

— Je t'aime, Leam.

— Moi aussi.

— Quand tout ça sera fini, est-ce que tu voudras m'épouser ?

— Bien sûr. »

Nouveau silence.

Leurs esprits dérivaient dans l'obscurité. Un chemin clair s'ouvrait à eux et ils pouvaient le suivre jusqu'à l'Alagor, l'État du Sud-Ouest de la fédération orkanienne, et Verde, la ville où s'étaient réunis les derniers anges d'Eden. Ils pouvaient se voir là-bas, visitant pour la première fois le deuxième continent de Daln, ensemble et résolus, arc-boutés face au conflit. Leam avait vécu seule la tempête sur le chemin de Bamès ; Vladimir avait vécu seul la bataille de Twinska. Ensemble ils pouvaient traverser bien pire encore.

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