II - 18. La bataille de Twinska
28 décembre 2018 – 1800 mots
L'attaque de Twinska, la capitale des vampires, fut un tournant. Nous comprîmes alors tous ce qui nous attendait.
Bill Velt, Mémoires de guerre
Twinska, 19 octobre 2010
Plutôt que de s'en retourner au quartier général de l'armée salvane, installé au bâtiment du Ministrat depuis sa prise de fonctions politiques, le général Viktor était resté à la caserne Nord pour travailler. Ici au moins était-il tranquille ; seuls pouvaient le déranger ses deux Berevitch, ses aides de camp, ainsi que des soldats d'un grade si éloigné du sien qu'ils ne se seraient pas permis même de croiser son regard.
Viktor faisait tout pour échapper à ces nids de vipères qui sifflaient autour de lui. Alors que la conscription venait d'être levée, des chefs d'entreprise, des politiciens, des officiers supérieurs venaient le voir pour réclamer que leurs enfants soient exemptés, que leurs bâtiments ne soient pas réquisitionnés, que les impôts exceptionnels ne les concernent pas. Ils disaient tout ceci avec naturel, rappelant à chaque phrase combien ils avaient apprécié Igora Matiev et combien ils admiraient le général Viktor ; combien, enfin, ils étaient patriotes. Ils semblaient espérer de ce mot tout autant que d'une formule magique censée protéger du mauvais sort. Quant au comte Pavlov, ayant appris que sa fille était toujours à la frontière, voire plus loin encore, au gré de ses affectations, il avait commencé à se faire menaçant, arguant qu'il était lui aussi le garant d'une partie de la stabilité de Twinska.
Je vous ferai enfermer, comte, avait hurlé Viktor avant de lui claquer le téléphone au nez.
Le conflit wostoro-fallnirien l'agaçait plus encore, car il n'avait pas su prévoir son dernier développement. Or, qui peut se prétendre un stratège militaire, s'il n'est pas capable de sentir le vent tourner ? Viktor oubliait ou ignorait que les « grands stratèges » encensés par l'Histoire, les Napoléon et les Jules César, avaient tous perdu leur dernière bataille. Voici donc que la Wostorie contre-attaquait ; ses troupes avançaient de cinq lieues par heure environ, déplaçant la ligne de front sans que rien ne semble les arrêter. La Wostorie entrerait bientôt dans le territoire fallnirien. La chancelière Anna von Gottsburg, qu'on louangeait avec autant de force qu'on avait moqué plus tôt son inexpérience, avait refusé l'offre de paix. Joint par téléphone, le président Gérald avait dit non, confiant dans la capacité de son armée à se recomposer.
Cerné par ces sources d'agacement, Viktor travaillait mal, mangeait trop et dormait peu. Inefficace, il prenait des dossiers en main sans savoir ce qu'il y cherchait et les jetait alors comme des charbons brûlants. Lorsque la deuxième Berevitch lui portait un document, il ignorait l'avoir demandé, et se déchaînait contre son aide de camp. Plus montait sa colère, moins il lui en fallait ; bientôt l'enrageait le simple fait de voir débarquer la vampire, d'entendre le froissement des bottes sur la moquette du couloir, d'apercevoir l'éclat des boutons briqués. L'autre se trouvait au quartier général.
Le téléphone tintinnabula.
« Berevitch ! sonna Viktor, et voyant son aide de camp débarquer : je ne veux pas être dérangé.
— Bien, général, dit la jeune vampire en décrochant le combiné. Oui, il est bien ici. Non. Il travaille. Je prends votre appel, j'ai de quoi noter, je vous écoute. »
Un temps.
« Ils disent que c'est très important.
— Qui est-ce ? Qu'ils rappellent plus tard. J'ai à faire, j'ai à faire, affabula-t-il en agitant des papiers.
— C'est le quartier général du Ministrat. Les anges essaient de nous contacter par radio.
— Comment ? »
Viktor arracha le téléphone des mains de son aide de camp.
« Berevitch ! reconnut-il au ton de la voix. Revenez ici sur le champ ! Votre collègue est une incapable.
— Général, les anges nous ont appelé tout à l'heure. Ils voudraient vous joindre. C'est très important.
— Si nous parlons bien de ceux qui ont causé la chute d'Eden, je n'ai rien à leur dire. Transmettez-leur mes insultes.
— Apparemment, ils sont entrés en Salvanie avec leurs trois vaisseaux.
— Passez-les moi.
— Vous avez une radio ?
— Mettez-la devant le combiné. Faites ! »
Déplacements de meubles.
« Il est en ligne, entendit Viktor.
— Général Viktor, c'est cela ? »
Le vampire frémit en reconnaissant la voix de Samaël. Il ne l'avait vu qu'une fois, lorsque l'ange déchu était venu au Ministrat proposer ses « services » à Igora Matiev. Les anges renégats le terrifiaient, car leurs mécanismes de raisonnement lui échappaient. Viktor ne pensait qu'en termes de logique. Dans le monde post-Eden, chaque État, chaque institution avait défini ses propres buts et les moyens pour y parvenir ; buts parfois contradictoires qui devaient provoquer une inévitable confrontation entre parties. Mais Viktor ne savait pas ce que voulaient les anges, il soupçonnait qu'ils ne le savaient pas non plus. Tous, une cinquantaine ou une centaine, avaient simplement abandonné leur jugement à Samaël, qu'ils suivaient comme le nouveau prophète.
« Moi-même.
— Vous devez être au courant de ce qui est arrivé entre Fallnir et la Wostorie.
— Oui, et cette histoire ne me concerne pas.
— Vraiment ? Dans ce cas, pourquoi avez-vous envoyé une mission diplomatique là-bas ? Vous avez espéré ramener la chancelière à la raison, comme on dit. Elle vous a prouvé qu'elle savait mieux que vous la situation de son pays. La Wostorie a mérité sa victoire autant que Fallnir sa défaite.
— Que voulez-vous ?
— Vous vous rendez coupable d'hypocrisie et d'ingérence, tout comme Eden en son temps. Il ne s'agissait pas seulement de séparer deux enfants dans une cour d'école. Vous avez cru en votre droit à imposer leurs choix aux autres peuples de ce monde. Eden n'a pas disparu depuis six mois que vous cherchez à la reconstruire.
— Rien de tout cela. Je ne fais que défendre les intérêts de la Salvanie.
— C'est fort possible. Moi-même, je ne fais que défendre mes intérêts et ceux des miens. Il n'y a pas de dieu sur Daln, pas encore ; et s'il en faut un pour dicter sa loi à tous ces peuples grégaires, autant qu'il s'agisse de nous.
— Je ne comprends rien à ce que vous voulez dire.
— Unum est mort. Kaldar est parti. Je suis le seul survivant. »
La ligne coupée, Viktor explosa.
« Berevitch ! cria-t-il dans le téléphone.
— Ils arrivent, général. Nous allons aux abris !
— Qui ça ? Qui arrive ?
— Les anges... »
***
Le chef de la Salvanie sortit dans la cour de la caserne Nord, à rebours du mouvement d'ensemble – les soldats essayaient de se rappeler l'emplacement des caves et abris.
« Berevitch ! » Hurla-t-il par-dessus la foule, par réflexe, de la même manière qu'un enfant perdu crie « maman » à tout bout de champ.
Que personne ne semble le remarquer l'agaçait.
Comme au soir de la chute d'Eden, quelques étoiles artificielles apparurent dans le ciel. Cette fois elles se situaient en bordure de Twinska, non qu'il puisse l'estimer, mais il le devinait : les vaisseaux des anges n'émettant aucune lumière, il s'agissait de leurs premiers tirs. Des dirigeables dont les moteurs prenaient feu.
Une sirène émit son chant de loup solitaire.
« Dites-leur de faire décoller tous les prototypes » s'exclama Viktor, qui désirait tant avoir son aide de camp à ses côtés qu'il inventait sa présence.
La base arrière, située à l'Est de la capitale, n'avait pas besoin de cet ordre pour agir. Dès la première image radar, les pilotes avaient fondu sur leurs appareils. Depuis quelques mois déjà, les ingénieurs salvanes développaient les armes aériennes essentielles dans la lutte contre les anges déchus – le véritable ennemi de Daln. On avait beaucoup espéré des anges réunis à Verde, au centre de commandement orkanien, or ceux-ci peinaient à concevoir les premiers avions à réaction de l'histoire de la planète : ils étaient dans l'incertitude et l'interrogation permanentes.
Les vampires avaient écrit les calculs, résolu les équations, tracé les plans, construit des prototypes. Ils avaient eu deux morts et un paraplégique. Mais une administration en temps de guerre ne sait pas s'émouvoir des pertes ; elle préfère remettre à plus tard, aux temps de paix – donc à la victoire – l'hommage qui sera rendu à ces héros méconnus.
« Général ? Nous ne devons pas rester ici ! »
L'aide de camp le tira par la manche. Viktor ne comprit pas son geste. Il avait oublié qui il était et où il se trouvait, fasciné par le scintillement de lumières qui remplissait le ciel tel les fragments d'un orage. De temps à autre, on entendait une détonation sourde. Les anges déchus utilisaient des ondes soniques comme armes. Les trois vaisseaux, de classe Dragon, martelaient comme un géant frappe du pied. Twinska ne réagissait pas à l'assaut. Les chocs se poursuivaient dans un rythme inlassable. Viktor pensait estimer la distance comme on le fait pour les éclairs, mais les trois vaisseaux s'étaient dispersés au-dessus de la capitale.
« Vous avez raison, Berevitch, allons dans les abris.
— S'ils visent la caserne, nous serons pris sous les décombres.
— Avez-vous une meilleure idée ?
— Les anges n'ont pas de moyen de ciblage. Ils visent certains bâtiments et tirent au hasard. Il faut prendre une voiture et partir d'ici. »
Cette proposition lui parut ridicule, mais il suivit néanmoins.
Berevitch sauta dans une voiture tout-terrain abandonnée près de l'entrée et démarra au quart de tour. Au coin de la rue, Viktor remettait sa casquette de général et s'apprêtait à lancer une critique, lorsqu'une salve de chocs retentit autour d'eux. Il vit distinctement un trou circulaire se former dans un immeuble, comme s'il avait été foré transversalement. Berevitch pila et changea de direction. La façade s'effondra derrière eux.
Viktor oublia tout ce à quoi il pensait.
Un dirigeable surgit dans leur champ de vision. Plusieurs de ses ballons d'hélium éclatés pendaient en lambeaux. Ses moteurs électriques avaient pris feu. Il perdait de l'altitude. Viktor le vit emboutir lentement une barre d'immeubles, sa structure s'écrasant comme du chiffon.
« Vers le Ministrat ! » ordonna-t-il.
Mais Berevitch n'était pas un taxi, et elle s'occupait en priorité d'éviter les éboulis causés par les frappes des anges. Des civils qui n'avaient pas eu le temps de rejoindre un abri erraient dans les rues, conscients que le premier immeuble dont ils essaieraient de se rapprocher s'effondrerait sur eux.
Ils approchaient de la Twinskaya. Le fleuve qui séparait la capitale en deux était déjà gelé ; sur sa surface blanche, des frappes mal ciblées avaient tracé de grands disques noirs, comme les yeux multiples d'un monstre venu des profondeurs. Le Ministrat était en feu et à demi effondré. Sur le coup, Viktor ne comprit pas qu'il venait de perdre la moitié de son état-major. Il pensa surtout aux prototypes, aux vampires chargés de défendre Twinska par les airs. Où étaient-ils ? Que faisaient-ils ?
Un cratère béant força Berevitch à s'arrêter à dix mètres du quai. Viktor sauta du véhicule et déambula entre les pavés arrachés.
« Où êtes-vous ? » s'exclama-t-il.
Un signe lui répondit. Un des cinq Papillons de nuit passa au-dessus du fleuve en hurlant. Le général ne distingua pas bien la flamme des réacteurs de celle qui dévorait son aile droite. Berevitch sauta sur lui et le plaqua au sol juste à temps. Le Papillon s'écrasa dans le pont Treskoff dans un déluge de feu.
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