II - 17. La contre-attaque

28 décembre 2018 – 2000 mots


La marche de Fallnir sur la Wostorie fut certainement brutale. Son recul fut fulgurant.

Bill Velt, Mémoires de guerre


Wostorie, 23 septembre 2010


Il est un fait de l'inconscient, dont l'incidence sur les sociétés n'est pas à négliger, notamment à leurs moments de terreur et de panique. Certaines personnes, jusque-là cachées par l'ombre des discoureurs et arrivistes, se révèlent une fois que tous les flétans ont détalé vers des horizons moins sombres. Il se produit alors l'inexplicable : une aura magnétique les entoure, qui semble attirer à elles la compétence, la justesse, l'efficacité. Chaque problème qui passe entre leurs mains trouve solution, chaque chose revient à sa place et, dans le tumulte des événements, elles deviennent un phare.

En Salvanie, le général Viktor avait l'audace de se croire en cette position ; en réalité, son entourage le voyait bien tel qu'il était, à savoir un vampire certes compétent, mais d'un caractère épouvantable, qui régnait plus par le cri et la terreur qu'en inspirant le sentiment patriotique dont il s'estimait dépositaire.

Lorsque le diplomate entra, la réunion du conseil de guerre wostore se terminait à peine. Par mesure de sécurité, on avait évacué la capitale. Le gouvernement d'union nationale avait pris ses quartiers à cent lieues de la frontière salvane. Ils se trouvaient dans la salle de conférence d'un hôtel, encadrés par des piles de chaises en désordre.

De nombreux personnages grands ou larges d'épaules, plastrons décorés, uniformes impeccables, cernaient la chancelière wostore. Mais il s'agissait de simples exécutants. Ils n'exprimaient aucune volonté personnelle. Ils ne faisaient qu'appliquer à la lettre les décisions sur lesquelles reposait l'avenir du pays. Au centre de leur cercle scolaire se trouvait le pinacle de la Wostorie : Anna von Gottsburg.

Alors que couvait la guerre, le pays s'était interrogé sur les véritables capacités de sa dirigeante, dont l'étranger moquait sans cesse la jeunesse et l'inexpérience. De fait, la chancelière avait laissé Fallnir entrer sans résistance ; toute son action jusqu'à présent n'avait consisté qu'à conduire une retraite générale et à organiser le dynamitage de ses propres infrastructures. Dans le reste du pays, on s'interrogeait, allant même jusqu'à l'accuser de collusion avec l'ennemi.

« Monsieur le comte Mikhail Stanovitch, le salua-t-elle avec une fierté conquérante, l'attitude de quelqu'un qui sait sa force. Et l'aide qui vous accompagne est... ?

— Mademoiselle Pavlov est ma garde du corps. »

Anna von Gottsburg renvoya d'un geste les officiers qui s'abreuvaient à ses paroles et invita le comte à s'asseoir à sa table. Tout y semblait en ordre, parfaitement rangé. Les dossiers les plus sensibles avaient été immédiatement clos et emportés, afin qu'aucun œil indélicat ne s'y pose. Il ne restait que des tasses de thram vides.

« Le général Viktor m'envoie...

— Je sais pourquoi vous êtes ici, comte. Nous avons parlé avec le général par téléphone. Il n'a pas obtenu ce qu'il voulait et, me considérant comme une adolescente bornée que l'on ramène à la raison à force de persévérance, vous a payé le train pour me forcer la main. Sachez que je désapprouve les méthodes, bien que je comprenne son inquiétude. »

Mikhail avait su, dès le premier regard, reconnaître quelqu'un qui dirige et qui s'apprête à marquer un grand coup. Il savait maintenant se taire, faisant mine d'approuver à demi ces paroles qui allaient à rebours des intentions de Viktor.

« Le général Viktor craint que l'invasion fallnirienne n'arrive jusqu'à la frontière et que Gérald ne profite de son élan pour la poursuivre plus loin. Vous pourrez rentrer à Twinska en lui disant au moins ceci : vous ne risquez rien, pour la bonne et simple raison que l'armée fallnirienne est une armée de carnaval. »

L'eût-il croisée dans la rue sans la connaître, le diplomate Mikhail Stanovitch n'aurait jamais cru qu'Anna von Gottsburg puisse être aussi directive – preuve s'il en est que l'on se trompe toujours sur les véritables qualités d'une personne, tant qu'on ne l'a pas vue affronter l'adversité. Assez grande, mais fine, la chancelière portait un costume simple, à la mode wostore. Il mettait en valeur ses avant-bras écailleux resplendissants de teintes moirées.

« Dans ce cas, madame, pourquoi Fallnir a-t-il pu avancer de deux cent lieues dans vos terres sans rencontrer de résistance ? Combien de temps avant la capitale ?

— Vous vous méprenez sur ma stratégie, comte. Je n'ai désormais plus à la cacher et je peux vous en dire plus qu'au général Viktor. Nous avons sciemment choisi de reculer sans rechercher le combat. C'était la seule solution viable, tant que les Fallniriens étaient appuyés par les anges. »

Le comte Mikhail Stanovitch haussa les sourcils. Il n'imaginait pas que l'on pût implémenter pareille « stratégie » en Salvanie, dans des circonstances similaires. Trop peut-être auraient crié au scandale, avant de proposer leurs propres alternatives, à la façon des médecins qui, devant leur patient à l'article de la mort, s'interpellent encore sur l'interprétation exacte de l'équilibre des humeurs selon Hippocrate.

« Et maintenant ? Qu'est-ce qui a changé ?

— Nos services de renseignements indiquent que les anges se sont lassés de cette invasion. Elle est trop lente pour eux, ou bien ils ont décidé que Fallnir devait faire ses preuves. Ils n'étaient pas là pour la durée. Leur but était de déclencher la guerre, pas de la mener. Ils se sont amusés à faire sauter quelques ponts et avant-postes vides. Désormais ils regardent ailleurs.

— Ailleurs ?

— Oui. Ne m'en demandez pas plus : je n'en sais rien. Seul mon pays m'intéresse. »

Trente-cinq ans, se souvint-il. Anna von Gottsburg avait atteint l'âge où, d'ordinaire, un vampire politique joue les raboteurs de parquet pour plus élevé que lui, en attendant que, de poste en poste, il atteigne la pleine mesure de son ambition – ce qui n'arrive jamais, car l'ambition est un tonneau sans fond. Elle lui faisait prendre conscience d'avoir lui-même vécu une carrière plutôt médiocre ; et il se promettait d'en apprendre plus sur cette personne. Lisse, dirait-il au gotha de Twinska, insaisissable, une cheffe de guerre pleine de grâce et de détermination – tout cela pour masquer son ignorance totale du dossier.

« Tout au long de ce mois de reculade, nous avons préparé la contre-attaque. Fallnir avait prévu de prendre des installations, des dépôts de carburant et de vivres : nous ne leur avons pratiquement rien laissé. Les voies de communication sont exsangues. En sonnant la retraite, ils sonneront aussi le glas.

— Pourtant, si l'on en croit les journaux fallniriens...

— Ils n'existent encore que parce que Gérald veut se sentir aimé, loué pour son intelligence et sa vision. Ils prédiront encore la victoire lorsque nous serons à Rema.

— Rema...

— J'ai prévu que nous y serons début janvier.

— Vous...

— N'hésitez donc pas à dire tout cela à Viktor. Qu'il assure plutôt ses arrières concernant les anges. Si leur plan fallnirien s'arrête, nul doute qu'ils en feront un autre. Ce sont des gens versatiles et instables. Avons-nous autre chose à discuter, comte ? »

Oui, avait-il fait deux jours de train pour être congédié au bout de dix minutes ? Le comte Stanovitch ne répondit pas assez vite. S'expliquant pressée par le temps, la chancelière von Gottsburg l'expulsa de la salle, autour de laquelle croissait déjà un groupe d'individus venus s'éclairer auprès d'elle.

***

L'infanterie fallnirienne n'apprit que trop tard le départ des anges, à savoir, au moment où les wostores donnèrent l'assaut.

Les camps installés à proximité d'une autre ville détruite dormaient paisiblement. On n'avait guère installé de fortifications, puisque chaque jour on avançait encore. Aussi pourquoi se fatiguer à creuser une tranchée abandonnée le lendemain ? Le zèle précautionneux de certains chefs de régiments se heurtait à la morgue incrédule des généraux, qui n'attendaient qu'une chose, être chacun le premier à la capitale wostore et revenir vers Gérald réclamer le dû de leur gloire, les honneurs, de nouvelles décorations, un poste mieux payé, etc.

Certains des Fallniriens, qui avaient naguère voyagé en Wostorie, s'inquiétaient à raison de cette constance avec laquelle on leur coupait l'herbe sous le pied, on brûlait les forts avant qu'ils s'y installent, les dépôts de carburant qui n'avaient pas pu être vidés. Fins connaisseurs des dryens, ils voyaient au travers de cette fine pelure de mensonges, ces expectorations que la propagande leur envoyait encore de Rema, avec les compliments du chef, monsieur Aubert Bellophon. Ils savaient que la Wostorie ne se repliait pas en panique, mais tel un fauve qui attend son heure.

Lors, cette heure ayant sonné, le retour à la réalité fut terrible.

Les officiers n'eurent pas le temps de donner leurs ordres que le front se mettait en ordre de façon organique, dirigé par les nécessités de l'instant. On envoyait des divisions là où elles étaient demandées, quitte à dégarnir à un endroit, abandonner telle ou telle route encore praticable. Par un défaut d'approvisionnement, les soldats sautaient un repas sur deux depuis trois jours. On envoya à l'assaut des hordes de jeunes hommes affamés qui savaient à peine se servir de leur fusil, face à une artillerie implacable qui tuait de loin dans l'indifférence.

Tristan ne manqua certainement pas de courage ; du moins ne flancha-t-il pas lorsque les premiers obus firent monter de grandes colonnes de terre et de poussière à quelques dizaines de pieds devant lui. C'était une lieue d'enfer à traverser avant de se heurter à l'avant-garde wostore – promettaient les capitaines qui, eux, n'avaient pas bougé de l'arrière. Ces explosions qui remuaient la terre au hasard, comme fouillée par la main d'un géant, tuaient lorsqu'elles rencontraient une âme, blessaient tout ce qui se trouvait à portée. C'était sans mesure et sans proportionnalité, un poing furieux capable d'écraser les corps, de les broyer, de briser les membres en un instant.

Tristan fut l'un des derniers à comprendre qu'il s'agissait là du feu de leur propre artillerie, mal placé, du fait d'erreurs de calculs et d'ordres erronés. Un feu censé faire barrage pour leur permettre de fuir. Regrouper, disait-on, tout en imaginant des colonnes bien ordonnées se rassemblant dans une plaine, pour faire front.

Or on recula d'un pas, puis de deux pas, puis de dix ; enfin, abandonnant ses armes et bagages, on courut à perdre haleine ; on s'agrippa au camion qui démarrait, déjà plein, et fouetté au sang par une branche, on fut rejeté sur le bas-côté avec tous les débris d'une armée débandée.

Cet empire puissant et conquérant se heurtait à la réalité. On avait marché sur la terre étrangère comme en un rêve ; désormais on se vidait de son sang pour échapper à cet implacable cauchemar. On ne rêvait que de rentrer chez soi.

« Attendez-moi ! » criait Tristan au passage du moindre véhicule motorisé, se répétant comme un automate brisé. Du sang couvrait sa manche droite. Ce n'était pas le sien : il serait là pour lui rappeler sa chance d'avoir été tout juste trop éloigné de l'obus.

« Monte ! » cria un officier qui pilotait une voiture ouverte.

C'était le commandant...

« Ton fusil fonctionne ? cria-t-il en démarrant. Lève la tête !

— Pourquoi ? »

La véritable guerre se déroulait sur terre, non dans les airs, et voyait s'affronter des troupes rangées, orchestrées comme à la parade, aux uniformes bien mis. Voici ce que disait le Rematin, haut lieu de la communication gouvernementale. Or un modeste biplan à mitrailleuse surgit devant eux comme le Mal en personne et canarda la voiture.

L'embardée que fit le commandant n'empêcha pas les balles de percer sévèrement la carrosserie, en tout cas elle les envoya sur le bas-côté, dans les arbres et les fougères. Tristan émergea sonné. L'homme était mort.

Il se mit à couvert des arbres et poursuivit son chemin à pied. Vers la frontière. Il croyait encore que l'armée pouvait se réunir là-bas.

Approchant de la frontière, il découvrirait ce qui arrive quand la tête pense quelque chose et le corps une autre : un repli chaotique vers Rema.

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