II - 16. Le chef d'État
28 décembre 2018 – 2400 mots
On se méprend en disant que la cheffe du Ministrat de Salvanie, Igora Matiev, n'a joué aucun rôle dans les événements après la chute d'Eden. Car qui d'autre aurait pu porter le général Viktor au poste qu'il occupa plus tard ? Sans elle, le vampire ne serait resté qu'un obscur colonel, certes second de la garde nationale ; mais il y avait tant de noms possibles que le sien n'a pas pu être choisi au hasard.
Bill Velt, Mémoires de guerre
Twinska, 25 septembre 2010
Il était tard dans la nuit lorsqu'on appela le général Viktor. Igora Matiev voulait lui parler. Maugréant contre les divers contretemps qu'il n'aurait pas le temps de régler, suite à ce changement impromptu de son emploi du temps, le vampire se rendit néanmoins à l'hôpital militaire de Twinska.
Ce bâtiment n'était en vérité qu'un hôpital civil flanqué d'un poste de garde. On s'était dit que, puisque la Salvanie se dotait d'une armée, il faudrait qu'un service de santé l'accompagne ; on a besoin de médecins sur le terrain. De fil en aiguille, on avait alors constitué des corps de troupes, changé les affectations de centaines de médecins, à tel point que certains hôpitaux se plaignaient déjà de leur manque d'effectifs.
Un monde administratif séparait les images d'Épinal des personnages historiques, des génies militaires auxquels Viktor rêvait de se comparer un jour, et la réalité, faite principalement de bordereaux à signer.
L'aile dans laquelle on soignait la cheffe du Ministrat était mieux gardée que ses propres bureaux. Viktor compta les soldats sur son passage, autant de plantons qui jouaient les garde-malades au lieu de faire leur véritable devoir : grossir les forces que l'armée Salvane déployait déjà préventivement à la frontière avec la Wostorie.
Les équations complexes que Viktor s'acharnait à résoudre se résumaient en quelques phrases simples. Malgré l'introduction progressive du rationnement des vivres, le peuple de Twinska bénéficiait encore des approvisionnements du reste du pays. Or l'hiver arrivait.
Berevitch, son aide de camp, qui ne reculait devant aucune obséquiosité, lui ouvrit la porte de la chambre où se trouvait Igora Matiev. Dès le premier pas dans cette pièce, Viktor fut frappé de stupeur. Il avait appris de loin que l'état général de la cheffe du Ministrat se dégradait rapidement. Mais ses yeux lui montraient maintenant la cruelle réalité derrière cet euphémisme. Igora Matiev avait affreusement maigri et rapetissé. Elle avait perdu ses cheveux – ou plutôt, on lui avait ôté les postiches. Le maquillage ne masquait plus son teint cireux. Gardiennes ultimes de la vie et de la mort dans les sociétés modernes, des machines innombrables ronronnaient derrière son lit, qui purifiant son sang, qui l'aidant à respirer.
« Général Viktor, dit la malade d'une voix affaiblie. Approchez. N'ayez pas peur. Je ne vous mordrai pas. »
Non, Viktor n'avait pas peur d'elle, mais sa prise de conscience était toute autre. Célibataire du type grincheux, vampire sans famille proche, il ne s'était jamais préoccupé de la mort, n'y voyant qu'un passage après lequel tous ses agacements – et ils étaient nombreux – cesseraient de le tourmenter. Or il découvrait maintenant la terreur de la vieillesse et de la mort.
Nous ne savons plus mourir, se dit-il. Il faut remonter dans la légende pour y trouver des héros ayant fait de leur mort un triomphe – encore qu'en y cherchant bien, les uns périssent d'une flèche dans le talon, les autres d'un coup de fronde.
Lui qui ambitionnait de rejoindre l'Histoire, d'entrer au panthéon des chefs de guerre, constatait que la bataille finale serait perdue d'avance. Il ne plaignait pas l'état présent d'Igora Matiev, il s'en fichait ! Non, il s'imaginait dans quelques décennies, à sa place, incapable de stopper son affaiblissement inexorable, dépendant de machines aigres et de médecins sévères.
« Je me souviens de ma mère, dit Igora Matiev. Dans ses derniers jours, avant que les médecins ne l'endorment, un ange gardien est passé la voir. J'étais là. Il a dit : sur Eden, notre science peut vous maintenir en vie six mois de plus. Elle a demandé alors : est-ce que mon état s'améliorera ? Non, a-t-il répondu. Alors je n'en veux pas. Il a hoché la tête et il est parti. Vous avez l'air choqué, général Viktor. Pourtant, si nous nous apprêtons bien à plonger dans la guerre, la mort de milliers sera votre quotidien. Comment vivrez-vous alors ? »
Il vivrait très bien. Viktor se moquait de la mort elle-même, il ne craignait que la déchéance ; surtout la sienne. C'est affreux, se disait-il sans vraiment écouter les paroles de la cheffe du gouvernement. C'est réellement affreux et je ne peux rien faire pour l'empêcher. Et les anges d'Eden eux-mêmes voyaient la mort comme une nécessité ! Et leurs vies à demi artificielles prenaient fin au bout de deux siècles, pas davantage ! Comment pouvaient-ils s'infliger à eux-mêmes une telle cruauté ? Guère étonnant que leur ordre millénaire ait fini par prendre feu.
« Que voulez-vous me dire, madame Matiev ? dit-il d'une voix inquiète.
— J'ai demandé aux médecins d'arrêter les machines et de m'endormir. Je ne peux pas aller plus loin, général Viktor. Le moment est crucial. Vous devez prendre la tête des opérations.
— Je ne comprends pas...
— Tous les papiers ont été signés. Demain, après-demain, la Salvanie sera à vous. »
L'idée qu'un personnage historique pouvait mourir de manière aussi pathétique le révulsait au plus haut point. Aussi cela devait-il se faire dans le secret d'un hôpital barricadé. Les journalistes n'en sauraient rien. Le corps serait brûlé aussitôt, cérémonie serait faite, et l'on se consacrerait ensuite aux conséquences politiques, afin de faire disparaître la preuve ultime qu'Igora Matiev avait été une personne comme les autres...
Il pensait « Igora Matiev », mais se représentait la scène avec lui-même dans le rôle. Il se voyait mis en bière, incinéré, passait en revue les oraisons funèbres. Les honneurs militaires, peut-être, quelque chose qui ne se faisait guère plus dans un pays où la garde nationale est juste bonne à cueillir des champignons dans les forêt frontalières !
« Berevitch ! » Cria-t-il, comme un enfant qui appelle ses parents à l'aide, car cela le délivrait parfois. Il n'aurait pas pu justifier cette exclamation et, fort à propos, Berevitch ne vint point : le vampire discutait deux pièces plus loin avec une infirmière. Son aide de camp était pourvu d'un sixième sens qui lui disait précisément quand il devait se présenter derechef au chevet du général, et quand il lui valait mieux tarder.
« Je sais que vous avez ordonné le stationnement de plusieurs régiments à la frontière, Viktor.
— Oui. »
Il s'attendait à ce que Matiev discute de ses choix stratégiques, mais Viktor se rendit compte qu'il était déjà en charge de toutes les affaires. Depuis plusieurs semaines, le Ministrat le laissait opérer selon ses désirs.
« Pensez-vous que nous aurons à marcher vers la Westie ? Pour quoi faire ?
— Le conflit wostoro-fallnirien évolue très rapidement. Le président de Fallnir, Gérald, est dangereux. S'il prend l'avantage, il sera grisé de ses succès et continuera au-delà de la Wostorie, c'est certain. Surtout si les anges lui assurent un soutien décisif. Nous ne pouvons pas prendre de risque.
— Vous avez raison. »
Igora Matiev était trop faible et ne suivait plus ces développements. Elle ne voulait entendre Viktor que pour se convaincre encore une fois qu'il était le bon.
« Et l'Empire Naman ? demanda-t-elle.
— Nos diplomates pensent que l'Empire prépare quelque chose, mais il regarde vers l'Ouest. L'orkanie.
— Vous croyez ?
— J'avais prédit l'invasion fallnirienne. Jusqu'ici, mon instinct ne m'a pas trompé. »
On aurait pu objecter que ses prédictions s'étaient réalisées une seule fois pour l'instant, mais Viktor avait une haute opinion de lui-même.
« Retournez au travail, général. Demain, je vous promets, les véritables difficultés commencent. »
La pièce donnait sur une petite salle d'attente. Un groupe de médecins fort garni y tenait congrès autour d'une table basse garnie de gâteaux et de thram fumant. Deux d'entre eux, les acteurs principaux du drame, avaient le front plissé et le regard soucieux. Quatre autres jouaient les figurants : comme ces personnes à l'arrière-plan d'une scène de cinéma, ils s'appliquent à faire quelque chose, quitte à meubler de gestes incohérents, comme reposer et soulever sa tasse de thram une dizaine de fois d'affilée.
Les regards se posèrent sur lui comme s'il était la réincarnation d'Unum venu sauver le monde du chaos. Puis les médecins, remarquant l'horreur sur son visage, la prirent pour une profonde empathie ; ils s'imaginèrent que Viktor avait des liens étroits avec Igora Matiev – ce ne serait pas l'allusion la plus absurde colportée par les salons twinskayens – et allèrent chacun d'un geste pour le réconforter. Le premier posa une main sur son épaule, le deuxième lui prit la main, le troisième fit un hochement de tête en fermant quasiment les yeux. Le quatrième tenta l'originalité ; il lui proposa du thram et Viktor, agacé par leur comportement de faussaires, refusa vertement.
« Général Viktor, si je puis me permettre... »
Comment avait-on fait entrer le vampire qui venait à sa rencontre ? On lui avait ouvert la porte en le remerciant de sa venue ! Car il s'agissait ni plus ni moins que du compte Pavlov.
« Général Viktor. Je viens d'apprendre la nouvelle. J'ai deviné que vous seriez ici, au chevet de madame Matiev. C'est une nouvelle épreuve qui s'abat sur nous... mais je sais que la Salvanie sera entre de bonnes mains. »
Viktor l'entendait dès à présent, le bourdonnement des mouches. Il n'était pas encore officiellement chef du Ministrat, il n'avait pas encore officiellement dissous le Consultat et proclamé son autocratisme temporaire, mais la haute société de Twinska épiait aux fenêtres. Elle devinait que l'heure du changement approchait et se pressait déjà autour de lui, tâtait sa main, murmurait des éloges entrecoupés de demandes.
Le général arqua le cou et planta ses yeux dans ceux de Pavlov. Le comte, un vampire riche et puissant, dont les entreprises représentaient dix pour cent de l'industrie salvane, les domaines autant de l'agriculture du pays, était de ces individus qui, en vieillissant, ne diminuent point. On a même l'impression qu'ils s'affinent avec le temps, qu'ils se découvrent ; là où l'on moquait quelquefois un parler brut, des manières rustres, on découvre par l'érosion un personnage parfaitement taillé pour son rôle.
« Ma fille s'est engagée dans l'armée, général. Or j'ai entendu de source sûre qu'un assaut sur la Wostorie était envisagé, dans le mois peut-être. Je crains pour la vie de ma protégée. »
Protégée ! Tout à perfectionner sur des cartes et des plans son art de la tactique militaire, Viktor n'avait guère passé de temps dans l'atmosphère feutrée des salons ; elle gâtait, elle émoussait l'intelligence. Mais il savait néanmoins que Pavlov tenait bien moins à sa fille qu'à son fils, qui reprenait déjà ses affaires familiales, tandis que sa « protégée » était enfermée dans des études de droit.
« Votre fille est majeure, comte, elle a pris sa décision et je ne peux interférer, vous comprenez bien.
— Oui, seulement... vous n'avez pas d'enfant, général, mais vous comprenez certainement ma détresse en tant que père... je voudrais m'assurer qu'elle ne soit pas affectée à la frontière. L'armée a besoin de personnel qualifié à Twinska elle-même, n'est-ce pas ? Ce serait tout aussi bien qu'elle reste ici. Du reste, j'ai entendu dire que l'État-major s'était dépeuplé, avec tous les régiments qui ont été déjà déployés. Les officiers doivent manquer d'aides de camp, ce genre de choses. »
Tout en parlant, il ne pouvait s'empêcher de dévisager Berevitch, qui blaguait à voix basse avec les médecins, comme un objet particulièrement intriguant, chez un brocanteur, que l'on remarque aussitôt. Il imaginait sa fille à la place du lieutenant, dans une position où il ne pouvait rien lui arriver (préservant ainsi la famille Pavlov d'une tragédie pleine de conséquences sur son image).
En voyant Igora Matiev sur son lit de mort, Viktor n'avait pas compris qu'il était chef. En voyant le compte Pavlov cirer ses bottes, il le sut aussitôt. Il était le vampire le plus puissant de la Salvanie, à la tête de la deuxième économie mondiale et, bientôt, de la meilleure armée, espérait-il.
« Je verrai ce que je peux faire, évacua-t-il en appelant Berevitch d'un geste de la main.
— Vous comprenez mon désarroi, ajouta le comte, qui n'était pas dupe de cette réponse. Ce n'est encore qu'une enfant, elle a des idées plein la tête. Sauver le pays, ce genre de choses. Bien sûr, ce patriotisme l'honore, mais il convient d'employer ses compétences là où elles seront utiles, par exemple dans un poste administratif, plutôt qu'en régiment...
— Eh bien, raisonnez-la » s'énerva Viktor.
Le vieux vampire fit une moue disgracieuse. Tout ce que voulait le général en cet instant, c'était faire disparaître ce personnage qui se tenait sur son chemin.
« Berevitch ! clama-t-il. Vous avez entendu ? Notez !
Il savait que ce n'était pas la solution. Une fois donné au premier, il faudrait donner au second, et ainsi de suite ; ils reviendraient le voir avec d'autant plus d'insistance qu'ils avaient d'espoir. Cela ne fit que l'agacer davantage. Viktor rabattit les pans de son manteau et sortit. Le froid ne le surprit pas : tout le monde avait dit que l'hiver tomberait tôt cette année, et qu'il serait rude.
« Berevitch ! » cria-t-il encore plus fort.
Il entra dans sa voiture de fonctions, l'aide de camp referma la portière et s'empressa de monter de l'autre côté.
« Appelez-moi notre ambassadrice en Wostorie... je ne sais plus comment elle s'appelle. Dites aussi d'envoyer deux bataillons supplémentaires à la frontière. Ils n'ont qu'à prendre ceux qui sont stationnés à Uhka. »
Comme il arrive lorsqu'une idée lui venait toute formée, le général Viktor laissait les mots s'échapper ; à Berevitch de mettre de l'ordre dans ses idées.
« Le conflit entre Fallnir et la Wostorie ne doit pas s'éterniser, annonça-t-il sans autre public que son assistant. Le président Gérald est un crétin mégalomane, la chancelière von Gottsburg est inexpérimentée. Ce sont tous les deux des incapables et nous les raisonnerons tous les deux. Appelez aussi notre ambassadeur en Fallnir et dites à nos meilleurs diplomates de se préparer. Nous allons faire médiation dans ce conflit. Ce serait absurde de le laisser durer alors que nos approvisionnements en vivres sont menacés. »
Il fronça les sourcils. Viktor goûtait à son nouveau pouvoir comme un fruit au goût exotique et capiteux, dont on ne sait s'il faut en reprendre une bouchée, ou se contenter du souvenir de la précédente.
« Je ferai ce qu'il faut pour protéger la Salvanie » conclut-il.
Les troupes à la frontière serviraient d'avertissement. Si ces deux grands enfants turbulents ne se calmaient pas, leur puissant voisin viendrait frapper à leur porte.
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