II - 15. Tu as changé

28 décembre 2018 – 2900 mots


Salvanie Orientale, hiver 2010


Comme tous les vampires, Leam voyait en pleine nuit, en noir et blanc. Mais ayant fermé ses yeux à cause de la tempête, elle ne se repérait plus qu'au sens du vent qui la balayait de face. Elle craignait plus que tout tourner en rond. Le froid qui douchait ses épaules formait une couche de givre à laquelle se collait la neige. Elle rêvait de s'enfoncer dans la terre sous ses pieds, d'y creuser un abri, un terrier ; mais ce sol était dur comme de l'acier.

Ses crampons mordaient la neige sans motivation. Celle-ci remplissait l'espace autour d'elle, gênant ses moindres mouvements. Les yeux fermés pour ne pas les perdre, la tête emmitouflée dans une toque de fourrure tout juste ouverte pour pouvoir respirer, elle était une créature des profondeurs perdue à la surface, prête à cogner son pied à tout instant contre la moindre branche d'arbre, à trébucher dans la moindre crevasse.

Comme un humain s'habitue à l'obscurité, elle s'habituait à la noirceur et au hurlement du vent, si bien que tout ceci s'écaillait de sa perception, qu'elle retrouvait des sensations de pleine nuit. Elle savait où il fallait faire un plus grand pas ; elle savait dans quelle direction se trouvait un abri potentiel.

Un grand silence accueillit son entrée dans le trou de roche, semblable à celui où elle avait tué l'ours quelques jours plus tôt. Elle s'attendait presque à y trouver un cadavre gelé. Leam marcha jusqu'au bout, là où la caverne se réduisait à un boyau de la taille du poing. Un mince filet d'eau en émergeait pour disparaître dans les failles du sol, une source miraculeuse qui devait provenir de la terre, en profondeur sous la montagne, là où la température et la pression empêchaient l'eau de geler.

Pour faire fondre de la neige, il aurait fallu retourner dehors chercher du combustible à feu. Leam prit conscience qu'elle se trouvait face à un grand trésor.

Dans les échos des bourrasques qui claquaient contre les parois, Leam croyait entendre le vieux maître Zhu répéter ses paroles cryptiques. Avait-elle rêvé le temple de Bamès ? Quelle différence, si tous les autres l'avaient rêvé de la même façon ?

À peine sortie de cet écrin, elle avait été jetée en pleine tempête. Si la vallée verdoyante se trouvait bien toujours à quelques lieues, elle serait incapable d'en retrouver l'accès. Cela n'avait pas d'importance. Elle était fixée sur son sort : elle devait cohabiter avec cette énergie d'atman héritée de ses ancêtres, peut-être rien de plus qu'une métaphore du vieux dryen. Sa seule arme serait de savoir à quoi s'en tenir : le démon qui disait sans cesse mords, qui lui promettait le pouvoir, elle ferait le choix de ne pas l'entendre.

Leam ne dormit pas cette nuit. Il faisait trop froid. Elle attendit une journée entière, un abri plus chaud et son premier feu depuis une semaine avant de s'y décider. Son sommeil fut paisible. Le démon semblait jauger sa nouvelle résolution ; il faisait le tour de sa force mentale, cherchait de nouveaux points faibles. Sans cela, elle aurait cru que le passage par Bamès n'avait rien changé.

Quoi qu'en dise maître Zhu, le retour lui semblait plus harassant que l'aller. La nuit suivante, malgré un temps superbe, elle trébucha à de multiples reprises. La faim commençait à se faire sentir. Elle aperçut un autre lièvre et s'imagina lui tendre un piège à l'entrée de son terrier. Lorsque l'animal s'approcha, elle voulut jeter sa main armée en avant et son bras ne répondit que mollement, comme si le couteau était trop lourd pour ses muscles fatigués. Le lièvre parut plus surpris de sa faiblesse qu'il ne le fut de sa présence, lorsqu'il détala sous ses yeux.

Avec la véritable vampire, cet échec n'aurait pas eu lieu. Avec le secours de la magie, de l'atman, elle aurait terrassé l'animal sur place : le souffle de vie pouvait aller et venir ; il suffisait de l'arracher à cette pauvre créature pour causer sa mort instantanée.

La nuit suivante fut la dernière. Leam le sut dès le lever du vent, qui la surprit encore dans une vallée, où il tourbillonnait avec rage. Elle se maudit de ne pas avoir vu venir la tempête, de s'être dit qu'elle avait le temps d'atteindre un abri. Et l'atman, mon œil ! Souffle de vie, pas fichu de repérer ce souffle-ci.

Elle marchait au hasard et n'avançait pas. Car le vent n'était pas une ligne qu'on pouvait suivre, un fil d'Ariane qu'elle pouvait remonter en direction de l'autre vallée, mais un flux aléatoire dont les vagues jetaient sur elle la neige par livres. Elle pensa au marché aux poissons de Twinska, où l'on jetait la glace sur les flétans encore vivants. Elle était dans cette situation. Un flétan abandonné au bon plaisir des éléments.

Avec moi, cela ne se passerait pas comme ça, gronda sa seconde nature.

L'annonce brutale n'était pas assez subtile pour la convaincre ; elle y reconnaissait toute la substance du message des arrivistes autocratiques de tous temps et de tous lieux. Ils déboulaient dans les palais de leurs prédécesseurs en hurlant au changement, pour se préoccuper avant tout d'être bien assis dans leur fauteuil. (Le changement réclame un bon fauteuil.)

Leam remonta le bord de sa fourrure. Une onde glacée frappa ses yeux. Plissant ses paupières au maximum, elle chercha un signe, mais la neige bloquait sa vision à dix mètres. Elle referma la fourrure avec l'impression que ses yeux étaient déjà gelés.

« Savez-vous pourquoi on nomme ceci l'instant de vérité ? » l'interrogea maître Zhu.

Sa présence, tant qu'il ne gênait pas sa marche, ne l'émut point. Il avançait avec facilité, comme s'il flottait dans la neige, c'en était énervant.

« Nous parlons de la vérité de Kaldar. Notre dieu, Leam Fédorovitch, possède en effet la vérité et la sagesse. Il lui est difficile de la transmettre et c'est pour cela qu'il passe par des intermédiaires, des médiateurs. Mais passons. Cette vérité est qu'il existe un chemin menant au bien, à l'équilibre, à la résolution des conflits et des passions. Kaldar connaît ce chemin mais seuls nous-mêmes pouvons accomplir chacune des milliards de décisions qui constituent les embranchements possibles. Nous avançons sur ce chemin et, quelquefois, deux possibilités, ou plus, nous font face, sans qu'aucun retour en arrière ne soit possible. En cette minute, il faut faire un choix qui nous engage et, à plus grande échelle, engage l'univers. Nous devons souvent faire ce choix dans l'urgence, nous n'avons pas le temps d'écouter les signes de Kaldar, c'est pourquoi nous devons y être préparés en avance. Par la méditation. Par l'étude des textes de sagesse. En cette minute, le choix est celui de l'erreur ou de la vérité. Le chemin qui mène au bien contre celui qui mène au trouble.

— J'ai bien compris, marmonna-t-elle. En bon sage astral que vous êtes, laissez-moi tranquille, maître.

— Je suis là et en même temps, je ne suis pas là.

— J'ai bien compris.

— Leam ?

— Maman ? »

Cette voix ressemblait à sa mère, mais elle ne reconnut pas ses traits. C'était l'autre Leam dans le miroir.

« Tu as un choix à faire, Leam. Ta volonté seule a suffi jusqu'ici mais ne te portera pas plus loin. Si tu t'arrêtes maintenant, tu mourras et tu perdras tout. Pour continuer, pour faire face, il faut faire appel à moi...

— La ferme, tu n'existes même pas, et puis tu es moche. »

En cet instant, cette phrase lui parut la suprême insulte et elle ne comprit pas que l'intruse s'accroche de nouveau à elle.

« Tu es déjà en hypothermie, Leam. Tu n'arrives plus à réfléchir. En dessous de trente degrés, tu vas t'endormir et tu ne te relèveras pas.

— Il me faudrait du feu.

— Je suis le feu » intervint maître Zhu, qui flottait maintenant au-dessus du sol, sans aucune considération pour la loi de la gravité.

Il se mit à chanter.

« Taisez-vous, maître !

— Tu as des hallucinations, dit Leam. Pourquoi me refuses-tu ? Qu'est-ce que je t'ai fait ? Je t'ai sauvée déjà plusieurs fois.

— Tu veux tuer tout ce qui vit... pour ton plaisir.

— Je tue parce que j'ai faim. Je suis une prédatrice, mais ce n'est pas à toi de décider si je suis un monstre ou non. Je ne comprends pas que tu ne veuilles pas de moi. Je suis à tes ordres, Leam. Je peux venir et repartir quand bon te semble. Je suis là pour t'assister et te sauver. Je ne réclame qu'un peu de sang en échange.

— Où vois-tu du sang ?

— Derrière cette neige qui t'aveugle, j'en vois partout la promesse. Et puis il y a toujours toi.

— Moi ?

— Oui. Du sang dans tes veines. Tu n'as qu'à me promettre ce sang, nous n'avons qu'à faire un pacte. Je ne comprends pas pourquoi tu refuses une chose si facile. Tu seras rentrée à Twinska en un rien de temps et tu retrouveras les bras de Vlad. C'est tout ce que tu veux, non ? »

Elle déroula en accéléré une séquence d'événements en ayant l'impression de les vivre. Leam descendait du train à la gare de Twinska. Vlad l'attendait là, en uniforme de la garde nationale, car celle-ci cannibalisait maintenant les effectifs de la police. Elle voulait lui dire combien il lui avait manqué, mais une ombre passait entre eux deux, aspirant tous ces mots. Il voyait clair dans son regard et savait qu'elle n'était plus la même. Leam Fédorovitch avait disparu dans les tempêtes de Salvanie Orientale, place à Leam Fédorovitch et son obsession sanguinaire. Ils s'éloignaient l'un de l'autre, car Vlad ne pouvait pas lui apporter ce dont elle avait le plus besoin : de quoi assouvir sa faim. Elle arpentait les rues sombres du quartier Sud, la nuit, guettant un humain aviné. Ce sera le dernier... et puis retrouvait Vlad. Tu as changé, Leam, disait-il, je ne te reconnais pas. – Je te fais peur ? – Je ne peux pas avoir peur de toi. – Tu devrais, mon étoile. Son incompréhension faisait monter sa colère, car après tout le temps qu'ils avaient passé ensemble, Vlad lui appartenait. Elle seule avait le droit d'y goûter et pour le prouver, elle allait exercer ce droit. Ce n'était qu'une morsure minuscule à la base du cou, et il s'écartait d'elle en hurlant, comme un exorciste face à son propre démon. Son incompréhension grandissait sa colère ! Ne voyait-il pas à quel point elle l'aimait ? Vlad la repoussait encore, mais elle était cent fois plus forte que lui, la dernière des Fédorovitch, l'héritière d'un sang qui donnait à certains vampires le règne absolu sur les autres. Elle faisait honneur à ce roturier. Elle lui faisait tant honneur que, bientôt, il ne bougeait plus du tout.

« C'est tout ce que tu veux, non ?

— Je sais te reconnaître et je sais ne pas t'entendre.

— Eh, Leam, réponds-moi !

— Je sais te reconnaître et je sais ne pas t'entendre.

— Leam !

— Je marche dans la voie de l'équilibre et la sagesse de Kaldar éclaire ce chemin. Je sais te reconnaître et je sais ne pas t'entendre.

— Tu es ridicule, Leam. On dirait un enfant qui crie à tue-tête pour ne pas entendre les remontrances de ses parents.

— Je sais te reconnaître et je sais ne pas t'entendre.

— Tu sais que je reviendrai, Leam.

— Tiens, je croyais que j'allais mourir. Reviens quand tu veux, tu trouveras ma porte fermée. Je sais te reconnaître et je sais ne pas t'entendre. »

Elle s'envola dans une bourrasque. Leam se demanda si le prochain à lui apparaître serait Vlad. Mais Vladimir Kerckhoffs n'était ni mort, ni astral, ni une affabulation de son esprit : bien vivant, il l'attendait à Twinska. Alors elle marcha de nouveau. La tempête s'arrêta d'elle-même comme si l'épreuve finale prenait fin. Leam se heurta à une arête de pierre. Elle avait dévié de son chemin, mais la boussole confirmait qu'elle marchait vers le Nord-Ouest, en direction de Norlisk. Espérait-elle. Si elle se trouvait trop à l'Est, elle manquerait la ville et filerait droit vers le cercle polaire.

Elle grimpa la roche avec patience ; arrivée au sommet, elle découvrit d'abord la ligne du transsalvanien, qui traversait une plaine désolée. Norlisk se trouvait à une quinzaine de lieues à l'Est. Leam ne voulut pas croire que ce périple prenait fin si vite, quoi que son décompte du temps se fût perdu avec sa montre, dans la neige. Le retour lui avait pris une vingtaine de jours, pas davantage, estimait-elle. Aussi marcha-t-elle jusqu'aux rails, vérifia qu'il ne s'agissait pas d'un mirage, et avança vers Norlisk. Son corps la porta jusqu'au premières silhouettes.

L'instant suivant, le médecin de la ville, un vampire bedonnant, se trouvait à côté de son lit, accompagné du brigadier-chef.

« Début d'hypothermie, déshydratation sévère, inanition prononcée » énuméra-t-il d'un air las comme s'il comptait avec ses doigts les cheveux restants sur son crâne.

Ils parlaient comme si Leam était absente. Un instant elle se crut morte, présente uniquement par l'esprit, jusqu'à ce que le fonctionnaire de police local se porte jusqu'à elle et dise, avec cet air qui annonce « ça me fait plus de mal qu'à vous » :

« Vous vous êtes perdue, mademoiselle. Vous avez retrouvé le chemin de Norlisk et c'est un miracle, avec toutes ces tempêtes des derniers jours...

— Kaldar m'a montré le chemin, ânonna-t-elle sans conviction.

— Hum, si vous le dites. J'ai appelé Twinska pour en savoir plus sur votre affectation, mais avant de recevoir leur réponse, la tempête a coupé notre ligne téléphonique. Comme le télégramme. Ce ne sera pas réparé avant des semaines. Et puis, avec ce qui s'est passé là-bas, je crains que ce soit le cadet de leurs soucis, alors... je ne me fais pas trop d'illusions.

— Quand part le prochain train pour Twinska ?

— Le train ? Il va attendre la mi-décembre, je dirais.

— Décembre ? Quel jour sommes-nous ?

— Le 8 décembre.

— Que s'est-il passé à Twinska ? »

Un brouillard, comme une nappe de vide, flotta entre eux trois.

« Hum... vos trois mois de randonnée dans la neige vous ont certainement épuisée. Vous aurez l'occasion de poser la question plus tard. »

Leam se remit sur ses pieds. Un instant, la force et la colère de l'autre vampire durent se percevoir, car le policier et le médecin firent un mouvement de recul effrayé.

« Rallongez-vous, ordonna le médecin presque chauve. Rallongez-vous, lieutenant Fédorovitch.

— Je dois repartir pour Twinska.

— Vous devez attendre le prochain train. Il n'y a pas d'autre moyen. Et avec tous ces événements, la ligne transsalvanienne fonctionne au ralenti.

— Mais quels événements ? »

Les deux vampires s'interrogèrent du regard, comme des parents qui s'apprêtent à dévoiler un secret de famille particulièrement douloureux, qui espèrent se soutenir mutuellement et ne trouvent chacun en l'autre qu'un miroir pour leur propre lâcheté.

« Twinska... Twinska a subi une attaque. C'est à peu près tout ce que nous avons pu savoir avant la coupure de la ligne téléphonique.

— Quelle est la ville la plus proche de Norlisk avec le téléphone ? Où se situe la coupure ? Hamest ?

— Hamest devrait avoir le téléphone, dit le brigadier-chef. Mais il est hors de question de vous y rendre. La route est traître et les véhicules manquent. Vous devez attendre. »

Elle ne voulait pas attendre ! Elle voulait savoir, tout de suite ! Et dans cette injonction, elle reconnut un autre appel du démon. Il peignait ses intentions de belles couleurs, camouflait sa colère derrière l'inquiétude qu'elle éprouvait pour Vlad. Ce n'était pas un incapable. Il savait parfaitement défendre sa vie. Le démon n'y croyait pas, il souhaitait le découvrir mort, afin que la colère puisse se déchaîner de nouveau.

Maître Zhu, sa figure spirituelle drapée dans le brouillard oriental, avait vu juste en notant que Vladimir était son ultime point faible. Le nœud de la tempête, là où l'amour inconditionnel qu'elle éprouvait pour lui permettait justement à la colère de subsister.

« Je pars pour Hamest, dit-elle.

— Ne bougez pas de cette pièce, grogna le médecin, ou je ferai usage de la manière forte.

— Essayez donc.

— Une seringue de tranquillisant et je vous garantis que vous n'aurez plus envie de sortir.

— Est-ce que vous savez qui a attaqué Twinska ? Pourquoi ? Qu'est-ce que j'ai manqué ?

— J'ai ce qu'il vous faut, dit le brigadier-chef. En prime, ça vous fera de la lecture d'ici la semaine prochaine. »

Il posa sur sa table de chevet une pile de journaux, de septembre jusqu'à la dernière liaison du train, quelques jours plus tôt, puis d'un geste du bras, invita le médecin à sortir avec lui, pour la laisser seule avec les mauvaises nouvelles, ou pour aller au bar du coin couler toute cette affaire dans un tonneau de bière.

« Au fait, une dernière chose, lieutenante. Par instinct professionnel, j'ai aussi vérifié les registres de Norlisk. Vous serez surprise d'apprendre qu'il y a eu une L. Fédorovitch dans cette ville. Une orpheline. Je n'étais pas encore en poste à l'époque ici, donc je ne l'ai pas connue. Curieuse coïncidence, n'est-ce pas ?

— Sauriez-vous par hasard ce qu'elle est devenue ?

— Vous savez ce que sont les registres. On a beau les conserver dans des armoires métalliques, au bout d'un moment, les mites y font des trous. Il me semble qu'elle a suivi une procédure judiciaire de majorité accélérée, pour acquérir son indépendance le plus tôt possible, puis elle est partie vers l'occident. Oui, curieux hasard. »

Satisfait de sa conclusion, le brigadier quitta la chambre de Leam d'un pas plus résolu.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top