II - 14. Le temple

28 décembre 2018 – 2300 mots

Il arrive que l'on rencontre, sur l'un ou l'autre de ces mondes, quelle que soit l'époque, un de ces neuf cent quatre vingt dix-neuf sages de la légende. Quoique j'ignore combien ils sont exactement.

Adrian von Zögarn, le Kaldarisme


Salvanie Orientale, Septembre 2010


Leam n'en crut pas ses yeux. Le temple était bien là, comme on lui avait annoncé. Il se trouvait enchâssé au cœur d'une vallée où descendait un torrent en direction de l'océan. Car l'océan s'étendait, tout au bout, à dix lieues à peine, une vaste étendue dont l'indigo répondait au ciel redevenu clair.

Comme elle se trouvait aux confins du monde, le soleil avait décidé de la laisser tranquille. Sa lumière montait du côté de l'océan, oignant l'azur de teintes huileuses, verdâtres.

Les flancs de la vallée s'ouvraient comme des portes titanesques, déroulant pour elle un tapis de verdure. Elle plissa des yeux pour mieux voir. Oui, les neiges éternelles étaient vaincues. Des herbes et des fleurs de montagnes poussaient entre les cailloux. La prétendue banquise renvoyée aux limbes, un courant d'air chaud traversait la vallée. Cet écrin était un miracle de la Nature comme le hasard des courants et des atmosphères en construit parfois, un magnifique équilibre qui préservait la vie de la dureté du froid extérieur.

Leam ôta de ses épaules la peau de renard et l'abandonna sur le chemin, car elle se rendait compte de sa puanteur. La sauvagerie qui avait pu s'emparer d'elle sur le chemin disparaissait, maintenant que sa destination lui ouvrait les bras. Sa seconde nature s'évanouissait.

Les animaux qui paissaient dans ces pâturages le sentaient sans doute, car moutons et lamas ne levèrent pas la tête à son approche. Ils auraient fui face à la vampire prédatrice.

À une lieue du temple, Leam s'agenouilla devant l'eau et y examina son reflet. Elle était couverte de sang. Ayant approximativement lavé son visage et ses vêtements, elle reprit sa route. Quiconque vivait au temple de Bamès ne pouvait pas se permettre d'attendre plus longtemps.

De près, le bâtiment se révéla petit et décevant. C'était une simple pagode de pierre, entourée de vieilles statues. Elle avait le lustre d'un entretien régulier, mais tout juste assez d'espace pour accueillir une poignée d'ermites. Le haut lieu du kaldarisme dans l'Empire Naman devait être réservé à une élite particulièrement restreinte.

Il n'y avait pas de porte. Leam entra, bras croisés. Le temple semblait ne comporter qu'une seule pièce carrée, haute de plafond et parsemée d'ouvertures, qui dispersaient des taches de lumières organisées comme des constellations. Un individu était accroupi au centre, penché sur un dessin sur le sol. Un mandala fait de petites pierres colorées, qu'il assemblait avec grande patience. Chaque pierre lui prenait une dizaine de secondes et elles étaient des milliers.

Il se releva en s'aidant de bras écailleux et griffus. Elle reconnut sa peau orangée, sa tête chauve casquée d'écailles, qui descendaient jusque sur les tempes et sur le cou, ne libérant qu'en partie le visage. C'était un dryen, la quatrième des races de Daln, celle qu'elle escomptait le moins tout à l'Est de l'Empire Naman. Les dryens n'étaient pas des créatures du froid, mais du feu et de l'eau ; ils préféraient les terres humides de la Wostorie, dont ils constituaient la majeure partie de la population.

« Avez-vous fait bon voyage, mon enfant ? »

C'était par ailleurs un très vieux dryen, qui avec une question pareille, ne pouvait que se moquer d'elle.

« Qui êtes-vous ?

— Je suis maître Zhu. Ce qui, dans la langue de Naman, signifie « feu ». Asseyez-vous, mon enfant, dit-il en ouvrant le bras. Avez-vous fait bon voyage ?

— J'ai tué tant que j'en perds le décompte.

— Quelle route avez-vous prise ?

— Je suis passée par la Salvanie Orientale. Ma terre natale.

— Votre chemin vous a-t-il été utile ?

— C'est-à-dire ? »

Maître Zhu balaya d'un geste le dessin étalé à ses pieds.

« J'ai commencé ce mandala lorsque mon dernier visiteur est parti. Je savais que je le finirais le jour de votre venue.

— Si vous le dites.

— Êtes-vous en quête de pouvoir, mon enfant ?

— Je recherche l'équilibre.

— Vous pensez que la sagesse de Kaldar peut vous donner cet équilibre ?

— C'est la seule solution que j'ai trouvée. »

Maître Zhu prenait son temps. Les interrogations de Leam venaient meubler ce silence. Comment vivait-il, ici, tout seul ? La vallée subvenait-elle à tous ses besoins ? Comment ce lieu était-il resté secret depuis mille ans ? Comment de l'herbe pouvait-elle prendre racine alors que tous les sols étaient gelés à mille lieues à la ronde ?

« Vous êtes ceinture pourpre de Tatska. Votre nom est Leam Fédorovitch. Vous êtes la dernière vampire de la famille Fédorovitch, autrefois l'une des grandes nobles familles de Salvanie. Tout votre héritage se concentre dans votre sang.

— Comment avez-vous appris cela sur moi ?

— Seriez-vous surprise si je vous disais que j'avais... le téléphone ? »

Leam examina l'intérieur de la pièce. Pas la trace d'un lit. Elle remarqua un réchaud à bois et une bouilloire, juste à côté de la statue d'un être ailé, en plein envol, qui portait sur le visage un masque plat. Kaldar lui-même. Maître Zhu sembla revenir à ces détails en même temps qu'elle.

« Je vous sers un thram, proposa-t-il.

— Vous connaissez le Tatska ?

— Le Tatska est un art hérité de Kaldar, mon enfant. Certains disent qu'Unum a façonné Daln et qu'il a fait des anges les gardiens du bien. Cela, je ne le sais. Mais Kaldar est venu bien plus tard et nous a apporté la sagesse. Sagesse qui sera bien utile maintenant que l'ordre fondé par Unum s'étiole. Il est temps que les quatre races atteignent l'âge de raison. »

Maître Zhu avait sans doute déjà préparé l'eau bouillante, car il rapporta aussitôt un bol, qu'il posa devant Leam.

« Vous vivez ici, seul ?

— j'ai eu de nombreux apprentis mais ils sont tous partis. Il faut croire que je les fais fuir.

— Vous ne vous ennuyez jamais ?

— Je suis occupé à une tâche majeure.

— Ai-je droit de savoir laquelle ? »

Le thram manqua de lui brûler la gorge.

« J'attends quelqu'un. Pas vous, je vous rassure. Il m'a été dit que je rencontrerai un jour celle qui doit être notre rédemptrice. Kaldar me l'enverra. Ce n'est pas vous, mais votre venue n'en est pas moins une excellente nouvelle. J'aime pimenter mon quotidien d'un peu de nouveauté.

— Excusez-moi de poser autant de questions, mais l'Empire sait-il que ce lieu existe, sur ses terres ?

— Bien malin qui saurait dire où se trouve le temple de Bamès. Que savez-vous de la philosophie de Kaldar, Leam ? Pourquoi êtes-vous venue ici ?

— Je suis ici parce que quelque chose est en train de me détruire.

— Votre démon intérieur. Quelque chose change en vous et vous espérez retrouver un nouvel équilibre. Vous avez peur que votre colère grandisse et que vous en deveniez l'esclave.

— Je veux protéger ceux qui me sont chers.

— Le jeune Vladimir Kerckhoffs, en l'occurrence. »

Leam fit un geste de recul.

« Pourquoi connaissez-vous toute ma vie, maître ?

— Je n'en connais que la surface. Vous seule savez exactement qui ou ce que vous êtes. Le chemin que vous avez fait jusqu'ici vous a donné les dernières clés. Votre démon intérieur, Leam, se résume à une injonction. Il s'agit de son ordre primordial, qu'il profère à tous les vents. Lorsque vous étiez fatiguée, lorsque vous avez faibli, vous avez entendu cette voix. Vous avez obéi à cet ordre. Vous ne vous reconnaissez pas vous-même dans ce que vous avez fait, parce que vous n'étiez plus Leam.

— C'est... c'est cela.

— Mais maintenant que vous connaissez cet ordre, lorsque vous l'entendrez de nouveau, vous saurez y faire face. Quel est-il, Leam ?

— « Mords ».

Voilà ce que lui disait le démon. Voilà ce que lui disait l'âme étrangère en elle.

— Ce qui vous détruit est donc la colère.

— La faim, corrigea Leam.

— Non, vous ne mordez pas parce que vous avez faim, mais parce que cela soulage votre colère. Vous êtes comme un chiot qui grignote tout parce que ses dents percent sa gencive. Quel rapport de tout ceci avec le Tatska, demandez-vous ? Il y a toujours eu des arts du combat et il y en aura toujours. La plupart des conscients considèrent ces arts comme des moyens d'accéder à la puissance, souvent ceux-là même accèdent à une bien piètre puissance. Car il ne s'agit pas de combat, mais d'équilibre. Cela, vous l'avez compris. Votre existence, Leam, est un combat entre plusieurs forces aux intérêts contradictoires. Le monstre en vous cherche à se nourrir et sa colère finira par vous détruire. Pour le maintenir prisonnier, vous devez développer une force équivalente.

— Savez-vous pourquoi...

— Oui, vous savez maintenant quoi et comment. Pourquoi ? Pourquoi le sang de votre famille a-t-il choisi ce moment pour se mettre à bouillir dans vos veines ? La destruction d'Eden a provoqué un grand bouleversement d'énergie sur Daln. Un équilibre a été brisé. Le monde entre maintenant dans une phase de transformation. Ce chemin sera ardu et douloureux. Mais nous pouvons espérer qu'il mènera à un équilibre plus stable encore. Il en est de même de Daln et de vous. »

Leam but une gorgée de thram. Peut-être le goût lui parut-il trop prononcé ou trop fade. La paix qui l'avait accompagnée depuis ses premiers pas dans la vallée se brisa en un instant. Elle crut que, derrière le voile de cette réalité agréable, réapparaissait le tumulte de la tempête. Cette tempête dans laquelle elle était née.

« Ce lieu n'existe pas, décida-t-elle en reposant son bol de grès. Tout ceci est impossible. »

Maître Zhu se leva. Étendu de toute sa hauteur, il était grand, malgré son âge. Il y avait plus d'harmonie dans sa silhouette élancée de dryen que dans celles, trapues, des humains que Leam avait rencontrés.

« En vérité, Bamès n'est pas un seul lieu, mais trois. Seuls ceux qui sont venus ici peuvent le comprendre. Les médiateurs de Kaldar, les maîtres du Tatska vous reconnaîtront comme l'une des leurs à ce chiffre. Trois. Ce temple est d'abord un lieu physique, qui flotte entre les vents glacés de l'extrême-orient tel l'étrave d'un navire fend les flots. Une énergie permet à cet écrin de demeurer. Nous nommons sur Daln cette énergie atman, le souffle de vie, et depuis la chute d'Eden, elle n'est plus la propriété exclusive des anges et de quelques originaux comme moi.

— Vous êtes un mage...

— Ce temple est aussi un lieu astral. Mon corps ne se trouve pas ici, jeune Leam. Je suis vieux, vous l'avez deviné malgré mon apparence relativement préservée des outrages du temps. Ceci est une projection de mon esprit. Une toile tendue par-dessus cette vallée préservée.

— Je le savais !

— En touchant à ces objets, vous devinez qu'ils ne sont que suggestion. Votre trouble qui est né après la chute d'Eden vient du retour dans votre famille de son héritage biologique. Bien avant que la cité des anges ne soit construite, vous étiez d'exceptionnels mages. Maintenant que les flots d'atman sont libres sur Daln, ils ont retrouvé en vous une maîtresse à servir. Cette énergie réveille votre passé. Ce pouvoir vous enivre, alors que vous n'en saisissez pas encore les effets.

— C'est cela, l'art ultime du Tatska ? L'art de la magie ?

— Il n'y a pas d'art ultime du Tatska, ni de sagesse ultime du kaldarisme, et il n'y a pas de temple de Bamès ailleurs qu'en vous. Ce temple est un lieu spirituel. Nous n'avons pas quitté votre esprit, jeune Leam. De cette manière, j'ai parcouru les lignes de votre existence et j'ai su votre nom.

— N'avez-vous rien à m'apprendre ?

— Je viens de vous l'apprendre. Vous êtes une mage en devenir et votre équilibre viendra du contrôle des forces qui s'agitent en vous. Atman et vampirisme sont deux choses équivalentes dans votre sang. Vous n'êtes rien d'autre que la somme de circonstances et de choix qui constitue votre existence. »

La crainte reflua vers elle comme le deuxième coup de carillon mettant fin à l'illusion. Leam ressentit l'urgence de s'enfuir, qui contrastait avec le calme absolu de maître Zhu.

« Je dois être endormie... je vais mourir de froid.

— Ne vous inquiétez pas, Leam. Celles et ceux qui ont fait le chemin jusqu'ici en entier sont rares, mais aucune, aucun n'ont abandonné sur le retour. En faisant la paix avec vous-même, vous deviendrez plus forte.

— Je dois retrouver Vlad.

— Exactement. Toutefois... »

Maître Zhu fronça les sourcils, deux lignes noires de poils rêches qui marquaient la fin des écailles de son front.

« L'attachement est une grande cause de souffrance. Il existe trois attachements : aux choses matérielles, aux personnes et aux choses de l'esprit. Aucun d'entre eux n'est une solution, si vous ne savez pas faire face à la disparition de l'objet auquel vous êtes attaché. Imaginez que votre compagnon Vladimir disparaisse. Que ferez-vous ?

— Face.

— Vous irez le rechercher jusqu'en Enfer. Le pouvoir qui sommeille en vous dira alors : libère moi, affrontons les dieux ensemble, nous ramènerons Vlad. Vous vous enchaînerez à ce pouvoir et vous perdrez tout.

— Je n'ai pas dit ça et vous inventez n'importe quoi.

— Vous mettez tant de soin à vous cacher de moi que je me trompe peut-être... il sera temps d'y réfléchir sur votre chemin de retour, Leam. Il est possible que nous nous revoyions. Je vous apprendrai peut-être quelques secrets de la maîtrise de cette force que certains nomment « magie » et que vous possédez désormais.

— Si la magie pouvait m'éviter de marcher encore cinq cent lieues dans la neige... »

La lumière tombait toujours de la même façon dans le temple, mais l'encadrement sans porte qui menait à l'extérieur était rempli d'une substance sombre, indéfinissable, comme de la paraffine noire. Ce serait le retour au froid, à la neige. Le retour vers Twinska.

« Ce n'est pas ainsi que cela fonctionne, Leam. Que Kaldar vous garde et que sa sagesse vous éclaire. »


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Pas de livre du projet Nolim sans un sage mystique !

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