II - 13. La tempête
28 décembre 2018 – 2100 mots
Le vampire civilisé qui retourne à son instinct de chasse est un peu comme le chat qui, malgré le fait que ses maîtres le nourrissent tous les jours à sa faim, ne peut s'empêcher de pourchasser les mulots et de jouer avec eux de manière fort cruelle, jusqu'à ce que leur cœur lâche. Car tout ceci n'est bien qu'un jeu : un comportement qui résulte de la déformation d'un instinct, utile du temps où la nourriture ne tombait pas toute prête chaque jour au même endroit.
Agent Marcion, Section aux Problématiques Extérieures, B.I.S.
Salvanie Orientale, Septembre 2010
Tout au long de son voyage, si Leam avait rencontré un humain, nul doute qu'elle l'aurait tué. Mais elle ne vit personne.
La première semaine, elle avança de trente lieues par jour au moins. Son paquetage était réduit au strict minimum, ses vêtements tout juste suffisants pour se garder du froid. Sa constitution de vampire pèserait aussi dans la balance. Sa température corporelle pouvait descendre à trente-cinq, trente-quatre, peut-être trente degrés Celsius sans l'affecter.
Chaque nuit lui offrait, du sommet d'un col, une vue de celui qu'elle atteindrait vingt-quatre heures plus tard. Des lacs d'eau pure nichaient au creux de ces vallées vierges de toute civilisation, qui commençaient à geler, tandis que des nuages s'amoncelaient à l'Est. L'hiver lui préparait sa première tempête, la pire de toutes selon le proverbe. Leam l'attendait avec patience et résolution.
Dès le deuxième jour, tenaillée par la faim, elle chassa. Elle pista un lièvre, le tira de loin, le dépeça et fit un feu pour le cuire. Elle avait appris dès son enfance à braconner pour améliorer l'ordinaire. C'était courant à Norlisk parmi les familles d'ouvriers.
Leam ne faisait pas ce voyage seule. La véritable vampire en elle attendait de se manifester. Déjà elle sentait cet autre genre de faim, que ne pouvait rassasier une viande cuite chassée grâce à une arme technique. Le lendemain, repérant d'autres traces, elle laissa sa tente et son arbalète, ne se munissant que d'un couteau. Elle marcha jusqu'à un plus gros terrier, d'où émergea la tête d'un renard. Il semblait vouloir lui dire : moi aussi, je suis un prédateur. Que me veux-tu ? Passeras-tu ton chemin ? Elle hésita trop longtemps et le laissa s'enfuir. Dans cet écrin de nature préservée, aucun animal n'était plus craint que le vampire. Et Leam en était le parfait modèle.
Tenaillée par la faim, elle ne parvint pas à trouver le sommeil le jour suivant. Le soir austral, interminable, tombait à peine lorsqu'elle jaillit de sa tente, couteau à la main. Si elle recroisait le renard de la veille, elle n'hésiterait pas cette fois et l'égorgerait de ses propres dents. Elle se sentait prête à attaquer un ours à mains nues. La fatigue aidant, sa colère se révélait pleine et entière, et la crainte des choses vivantes, des orignaux et des lynx qui s'enfuyaient à son approche, ne faisait qu'alimenter cette colère. Elle était ivre de faim.
Cette nuit-là, Leam retrouva les traces du renard. C'était comme si l'instinct de chasse prenait le dessus. Toutes les pistes lui étaient données, elle n'avait pas à réfléchir, juste à sentir. L'apercevant de loin, elle marcha sous la lumière de la lune pour se faire voir ; le renard s'enfonça dans un trou de la terre. Il ne ferait pas cela s'il n'y avait pas une autre sortie, et Leam l'avait déjà repérée. Elle se posta juste au-dessus. Ses muscles n'obéissaient plus à elle-même, mais à l'instinct. Elle voulait mordre.
Son geste fut plus vif que le retrait de l'animal ; elle planta son couteau entre les deux yeux du renard. Il était beau ; sa fourrure neigeuse, grisâtre, se colorait déjà en blanc pour l'hiver. Une fois sa victoire certaine, Leam eut l'impression d'émerger d'un rêve, face au corps de l'animal animé de soubresauts réflexes, cherchant encore à s'enfuir alors qu'il était déjà mort. Elle en dépeça la fourrure avec soin, pour la jeter sur ses épaules. Un vent menaçant se levait et Leam n'eut d'autre choix que de s'installer dans le terrier. Elle savait que la neige couvrirait toutes ses traces et changerait l'apparence des lieux ; elle ne retrouverait pas sa tente. Il ne lui resterait qu'un couteau, une boussole, ses vêtements enveloppés de fourrure, et c'est revenue à l'état sauvage qu'elle marcherait jusqu'au temple de Bamès.
Tandis que la première tempête de l'année se déchaînait sur la Salvanie Orientale, Leam explora le terrier du renard – de la renarde, en réalité. Elle entendit un piaillement déchirer la pénombre. En panique, son couteau à la main, les yeux perçant l'obscurité, la vampire glissa à pas furtifs jusqu'à un étalage de paille et de petits ossements. Dans ce nid douillet se serraient trois renardeaux qui ne passeraient pas l'hiver. Ils sentaient son odeur mais ne pouvaient s'enfuir ; leurs pattes les portaient à peine et leurs yeux n'étaient pas ouverts.
Quels imbéciles que ces renards, se dit-elle, qui avaient choisi le parfait moment pour faire des petits ! L'hiver était le temps de l'hibernation. Qu'ils attendent donc le printemps, ces incapables. Piètre défense pour ne pas se sentir responsable de leur mort. Leam écrasa le couteau dans sa main. La pitié imposait de les tuer tout de suite. Cette pensée lui étant venue, elle prit peur d'elle-même et quitta le terrier en hâte.
La tempête était passée et le vent de traîne ne jetait plus les flocons que par petites poignées, comme les pétales de fleurs lors d'un mariage. Leam pensa encore à Vladimir. « Qu'est-ce tu lui trouves ? – Il est naïf et innocent. – Ce n'est pas un si bon signe. Qu'il le reste et tu t'ennuieras, qu'il ne le reste pas et tu cesseras de l'aimer. – Mais lui, il m'aime, et il ne me craint pas. – Il devrait ! Aux monstres, il faut d'autres monstres. »
Leam passa la frontière de la Salvanie au petit matin. Le soleil s'effaçait derrière des bancs brumeux, lui laissant plus de temps pour marcher. La route de sol gelé passait au milieu d'une vallée, au milieu de laquelle un poste-frontière venu de nulle part avait été posé, ainsi qu'une barrière. Cette minuscule bicoque de bois ouverte aux quatre vents avait quelque chose de foncièrement triste, comme un magicien raté conscient de son ridicule, mais qui ne connaît pas d'autre tour. Leam ne s'approcha même pas de la cabane abandonnée.
Elle n'avait pas froid. Leam ne sentait plus rien d'autre que la faim. La perspective de se nourrir d'autres vies la maintenait en vie ; sans quoi, épuisée par la marche, elle se serait peut-être arrêtée sur place. Or s'arrêter signifiait mourir.
Tu veux revoir Vladimir Kerckhoffs ? Tu as tort, disait le monstre, mais je peux faire cela pour toi. Il me tarde de le revoir et de me nourrir de lui.
« Je ne boirai pas son sang » dit-elle à haute voix, écœurée par ses propres pensées.
Il existe de nombreuses autres façons de se nourrir de quelqu'un, de nombreuses autres manières de mordre. Tu es vampire et tu disposes de toutes les armes des vampires. La force, la grâce, la persuasion, le désir sont d'autres de ces armes.
Elle se trouvait maintenant à l'extrême Nord-Est de l'empire Naman, à la frontière avec le parc naturel. Seul un quart de la surface continentale de Daln appartenait au territoire des États, le reste se partageait en zones neutres délimitées autrefois par les anges, afin que la croissance de la population dalnienne n'impacte pas les équilibres indispensables à la préservation de la biosphère.
Hormis le poste de garde abandonné, Leam n'avait rencontré aucune trace de vie humaine ou vampire sur son chemin. Il lui vint à l'esprit que le temple de Bamès était peut-être une invention. Après une ou deux heures de marche, elle fut certaine d'avoir affabulé sa destination en chemin. Au bout ne se trouvait rien d'autre que la banquise et la victoire finale de sa colère, de sa faim.
Je te déteste, se dit-elle.
Elle se souvint de sa maîtresse de Tatska de Kimpa. Pour devenir ceinture pourpre soi-même, il fallait obligatoirement voyager jusqu'à la capitale de l'Empire Naman et y recevoir l'enseignement des maîtres. Elle voyait Bamès de la même façon. Le sanctuaire du kaldarisme, le faisceau de l'équilibre.
« Maintenant que nous avons atteint le même grade, Leam, je peux t'apprendre qu'il en existe un autre.
— La ceinture pourpre n'est-elle pas le grade ultime du Tatska ?
— Nous ne faisons que délivrer les rudiments de sa philosophie. Le Tatska est un art profondément kaldarien : fondé sur l'équilibre et la connaissance de soi. La ceinture ultime ne peut être enseignée par nul autre que toi-même, et de nulle autre façon que par la vie elle-même. Son épreuve t'attend au tournant de ton existence, à la croisée de plusieurs chemins. Plus tard, tu rencontreras sans doute des personnes ayant réussi, d'autres ayant échoué. Tu les reconnaîtras. »
Les maîtres de Tatska jouissaient d'une haute réputation parmi les citoyens de l'Empire, bien que le gouvernement impérial n'y vît qu'un art du combat, tout juste bon à rendre ses soldats puissants. L'Empereur aurait aimé militariser cet art, garder la main sur les écoles et les temples d'enseignement. Il se fichait éperdument de la dimension mystique, religieuse et philosophique du Tatska : cet art devait avant tout être utile ; s'entend, utile pour lui.
Depuis la chute d'Eden, Leam se transformait. Elle ne voyait pas mille manières de retrouver l'équilibre. Le pèlerinage vers Bamès était la clé.
Si elle ne devenait pas folle sur le chemin, elle en reviendrait en paix.
Tout comme elle avait rencontré le renard une ou deux semaines plus tôt, la vampire croisa le chemin d'une meute de loups. C'était une nuit claire ; elle marchait depuis une dizaine de lieues lorsqu'ils étaient apparus, à quelque distance, sur un promontoire de pierre gelée. Leurs yeux luisaient comme en écho aux cercles d'étoiles du ciel. Qui es-tu ? disaient-ils. Tu sembles descendue bien bas. Ils ne la craignaient pas, mais s'éloignèrent néanmoins, car ils avaient quelque autre affaire.
Le gel perpétuel ne tuait pas la vie, mais la ralentissait. Plus rares se faisaient les traces et sa faim n'en devenait que plus féroce. Leam avait l'impression de ralentir. Elle comptait les lieues parcourues et se trompait ; elle cherchait sa position dans les étoiles, sur sa carte, et se fiait à peine à sa boussole.
Ce voyage lui permettait-il de se connaître ? Oui, il donnait vie à la deuxième vampire. Il donnait corps à la faim. Leam apprenait tout sur le monstre.
Deux jours avant de trouver le temple de Bamès, le vent se leva de nouveau. Leam se mit en quête d'un abri. C'est à ce moment qu'elle rencontra l'ours. L'animal occupait une grotte naturelle fermée avec des branchages. Il entendait certainement y passer l'hiver, aussi ne trouva-t-il l'arrivée de Leam guère plaisante.
Deux fois plus gros qu'elle, gonflé du gras accumulé pendant l'été pour son hibernation, il se mit debout et gronda. Leam s'entendit alors feuler, un sifflement rauque de prédateur qui montait de la gorge et sifflait entre les canines.
« Profite de tes dernières respirations » dit-elle en raffermissant la prise sur son couteau.
Dans le rugissement de l'animal, dans ses yeux injectés de sang, elle perçut la peur. La loi de la nature avait déjà tranché. La vampire serait victorieuse. Un plaisir coupable l'envahit à cette certitude. Elle se vit baignée et rassasiée de sang.
Le combat se déroula comme au ralenti. La bête entendait la briser d'un coup de patte, la déchirer d'un coup de griffes ; Leam ne fut pas sur sa trajectoire. Elle sut où se trouverait l'ursidé gigantesque, quel chemin prendrait son corps dans l'espace. Elle fit une sorte de bond, traversa l'air comme une flèche lancée, trouva la carotide et enfonça la lame dans l'épaisse fourrure. Sachant qu'il allait mourir, l'animal ne fut plus qu'un tourbillon de rage. Elle s'écarta d'un autre bond et il ne put même pas la rejoindre, s'effondrant à ses pieds dans une mare de sang.
Elle goûta à ce sang. Les alcools n'avaient jamais vraiment pu enivrer Leam, mais cette chaleur, cette vie lui tournaient la tête. Sa vision se troubla. Elle s'éveilla repue et sortit au grand jour. Les congères s'étaient déplacées comme le font les dunes dans un désert. La route vers le temple de Bamès était grande ouverte.
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