I - 7. La grandeur de Fallnir


27 octobre 2018 – 1800 mots

Cet homme qui te dit : la souffrance est nécessaire, fuis-le.

Cet homme qui te dit : le malheur est inévitable, fuis-le.

Pourquoi ne m'écoutes-tu pas ?

Livre des Sages


Une "génération" est un ensemble d'hommes dont le concept peut être défini récursivement ainsi: éduquée par la génération précédente (N-1) afin de ne pas reproduire les mêmes erreurs, la génération N apprend trop tard en quoi consistent ces erreurs, par l'expérience ; il lui reste tout juste assez de temps avant la sénilité pour professer son repentir et engloutir la génération suivante (N+1) sous ses espoirs indigestes. Ce mécanisme immuable semble donner raison aux pessimistes, selon lesquels le futur ne peut rien, et aux passéistes, selon lesquels s'était mieux avant (puisque c'était tout aussi mauvais). Il n'en est rien. Des hasards surviennent, quoi qu'ils surprennent tout le monde.

Adrian von Zögarn


Fallnir, Janvier 2010


Il n'y a pas de dictateur.

Il n'y a que des personnes clairvoyantes qui savent tout aussi bien que le peuple ce qu'il souhaite vraiment – d'ailleurs, beaucoup de dictateurs sont démocratiquement élus. Et le peuple sait exactement ce qui est bon pour lui, à la manière de ces animaux qu'il faut laisser en liberté pour qu'ils vivent au mieux. S'il semble manifester des signes d'opposition, c'est que des agents étrangers conspirent contre le gouvernement.

« Garde à vous ! »

Un an après son élection à une courte majorité, le président Gérald n'était donc pas un dictateur. L'idée n'aurait pas effleuré l'esprit de Tristan. Aurait-on prononcé ce mot, le jeune homme aurait répondu « ce n'est pas un dictateur, il n'a que l'intérêt du peuple à l'esprit ». Effectivement, l'un n'empêche pas l'autre.

De toute façon, Tristan était trop occupé pour penser. Le dos arqué, aussi raide que possible, il oscillait d'avant en arrière comme une tour plantée en terrain venteux. Il regardait dans le vague, concentré sur sa posture, certain qu'il manquait un bouton à son uniforme, bien qu'il ne pût faire le moindre mouvement pour le vérifier.

« Messieurs, je ne vais pas faire de grand discours. Ce matin nous n'accueillons pas une délégation en carton. Il ne s'agit pas d'une cérémonie de convenance. Ce ne sont pas papy et mamie qui vous regardent. Ce sera le président Gérald et le général Marien. D'habitude je vous demande d'être beaux, de vous tenir droits, la tête haute, la poitrine bombée, et caetera. Là, je veux que vous soyez parfaits. Je veux que le président vous regarde et qu'il vous trouve bien. Si j'arrive à avoir ça, ce sera tournée générale ce soir sur la base. »

La victoire de Gérald avait surpris Daln toute entière, plus encore les partisans du président, mais absolument pas l'homme lui-même. Car il savait disposer d'un avantage considérable, d'une carte maîtresse qui ne se joue qu'une fois tous les cinquante ou cent ans : il disait ouvertement que la fin justifie les moyens. Aveugle à ses propres biais conceptuels, Eden ne se doutait pas que ses erreurs de raisonnement infuseraient parmi ses ouailles. Elle avait enseigné la toute-clairvoyance, la justice et la sincérité d'Unum, jamais la modestie ni l'humilité ; aussi pourquoi s'offusquer maintenant d'un homme qui se prétendait juste, clairvoyant et sincère, et n'était ni modeste ni humble ? Biberonné à l'enseignement du Dieu Juste, Gérald estimait faire le bien comme on lui avait enseigné (le bien de son peuple, s'entend).

Nous devons changer notre méthode, martelait-il. Trop de lois, trop de règlements, trop de mots nous empèsent et brident les efforts de notre nation. Nous nous cachons derrière cette éthique, cette responsabilité, cette mesure. Fallnir se doit avant tout d'être libre, on ramassera les morceaux plus tard. Il faut crever l'abcès, on s'en portera mieux.

« À vos rangs ! »

Gérald avait promis que, sitôt élu, il saborderait les institutions. Il tenait parole. L'État de droit, c'est-à-dire un système politique dans lequel la nécessité est subordonnée à la méthode, l'action gouvernementale devant entrer dans un cadre légal, devenait un État de grâce, où Gérald pouvait tout faire. Chaque succès s'ajoutait à son palmarès. Et il n'avait que des succès. Ceux qui disaient le contraire colportaient des mensonges d'Eden et d'agents de l'étranger. L'œil soupçonneux regardait vers l'Est, vers la Wostorie voisine, et il se murmurait déjà que des plans étaient en gestation... que les forces d'autodéfense de Fallnir continueraient de recruter et de gagner en budget.

Tristan eut l'impression qu'il ne commandait pas ses gestes, qu'il n'agissait que par mimétisme avec les mille cinq cent jeunes hommes qui l'entouraient sur ces rangées, exactement semblables à lui par leur âge, leur posture, leur uniforme, leurs cheveux presque rasés, leurs raideur exagérée. Sa poitrine se gonfla comme un ballon ; il avait du mal à respirer. Cinq ou six rangs derrière lui, une recrue tomba dans les pommes. Deux infirmiers qui parcouraient les rangées tels des videurs le traînèrent avec des gestes habitués.

Il n'avait voté pour Gérald que par dépit ; l'avenir lui semblait peu reluisant. Gérald avait le mérite de désigner des coupables : Eden d'abord, dont les plans démographiques odieux, imposés aux pays de Daln, avaient provoqué une courte baisse de population à Fallnir, donc un remous dans sa production économique. Ensuite, la Wostorie, concurrent tout trouvé de l'agriculture et de l'industrie fallniriennes. Ainsi Gérald visait-il d'abord les anges, en ne renouvelant pas leurs accords de séjour à Fallnir. Bientôt il doublerait les impôts des non-humains résidant dans le pays. Les lois interdisaient à ces dryens et vampires d'entrer dans la force d'autodéfense ; il fallait donc qu'ils contribuent autrement aux efforts de cette grande nation.

Tristan avalait ces justifications les plus scandaleuses, comme ce patron de bureau qui a un employé favori, dont il accepte tous les retards, dont il valide toutes les excuses sans discuter – mon chat est malade, ma grand-mère s'est foulée la cheville en faisant du ski, j'étais au mariage de mon cousin, le petit-fils du cousin issu de germain de la marraine de la mère de l'oncle adoptif du frère de mon beau-père vient d'avoir deux ans.

Du président Gérald, du général Marien, il ne vit quasiment rien. Les deux hommes marchaient sans hâte en faisant semblant d'examiner les troupes, mais leurs regards survolaient à peine le premier rang, comme celui d'un expert flânant sur un marché aux puces. Il lui sembla bien qu'ils souriaient.

Lorsque la revue prit fin, que les troupes furent rendues à leurs commandants respectifs, d'échelon en échelon, et que le chef de compagnie, de très bonne humeur, lança un tonitruant : « rompez ! », Tristan émergea du rêve dans lequel il était devenu une quille, une marionnette dans un immense dispositif.

Il ressentait le besoin urgent de discuter avec quelqu'un, n'importe lequel de ses collègues, comme pour leur raconter ce rêve et découvrir s'ils avaient fait le même. Or la compagnie passait à l'état gazeux ; l'appel du réfectoire. Il avait l'impression de leur courir après ; non dites, les répliques par lesquelles il aurait engagé la discussion se gâchaient. – Est-ce que tu étais au premier rang ? Est-ce que tu as vu le général ? Est-ce que Gérald ressemble à ce qu'on voit à la télévision ?

Une main se posa sur son épaule.

« Tristan Nilaire, c'est ça ? »

Le commandant était un homme jeune, de la toute première promotion sortie du Collège des Ingénieurs sous l'ère Gérald. Il portait une tentative de moustache, trop raide, trop fine, qui ressemblait à une queue de rat collée à sa lèvre supérieure. Toutefois l'uniforme, les insignes, qui se confondaient avec sa personne, l'auréolaient d'un pouvoir qui pétrifiait Tristan sur place. Lui, jeune recrue, simple sous-officier en formation, rencontrait le regard de ce lointain supérieur ? Qu'avait-il donc fait ?

Tristan s'était engagé dans la force d'autodéfense faute de trouver mieux – à l'instar de son vote pour Gérald. Une manière d'échapper à ses parents, de transcender leurs exigences contradictoires – sois tel qu'on puisse être fier de toi, mais ne nous dépasse pas socialement. « Notre fils est dans la garde nationale » sonnait comme le parfait artifice.

« Tu connais un certain Armand Gillian ?

— C'est le fils... des voisins... de mes parents, déroula Tristan avec peine.

— J'en étais sûr ! » s'exclama le commandant.

Il ne devait avoir que deux, trois ans de plus que lui. Arrivé en poste, Gérald s'était ému du manque d'officiers dans la force d'autodéfense. Pour constituer un état-major digne de ce nom, il avait ratissé large ; et voyant que le Collège des ingénieurs de Rema, école certes réputée, était financé par des crédits de son gouvernement, il avait instauré un généraillon à la tête de la vénérable institution et envoyé par les postes aux étudiants un uniforme qui ressemblait fort à un pyjama.

« J'étais au Collège avec lui, expliqua-t-il. Mais il a tout plaqué sans rien dire à personne. Plus un mot, pas une lettre, pas un appel téléphonique. La disparition totale. Tu sais ce qu'il est devenu ?

— Il est parti, dit Tristan. Ses parents non plus n'ont jamais eu de nouvelles.

— Amusant, dit le commandant, preuve qu'il ne savait quoi dire, car cette histoire n'avait rien d'amusant du tout. Eh bien, si j'ai bien compris, vous êtes un peu Fallnir et la Wostorie, vous, les Nilaire et les Gillian. Avec un fils unique de chaque côté. Il m'a raconté ça un jour. Quelle histoire. »

L'absence de nouvelle information le laissait sur sa faim.

« Sacré Armand, poursuivit-il sans entrain, comme s'il racontait pour la centième fois la même anecdote. Sacré Armand. Fameux en aéronautique. Un vrai constructeur de dirigeables, un vrai de vrai. J'étais en réunion l'autre jour avec des ingénieurs, ils prétendaient que le dirigeable militaire n'avait aucun avenir. J'aurais bien aimé avoir Armand sous la main.

— Combien d'élèves du Collège passent dans l'état-major ?

— Un tiers cette année, je crois, donc une bonne centaine. Mais ne crois pas qu'on récupère les meilleurs. Les deux cent premiers vont en Orkanie. »

Ainsi, un étudiant formé grâce à l'argent public fallnirien pouvait quitter son pays et partir enrichir l'industrie étrangère. Cette idée révulsa Tristan. Après sa licence d'économie appliquée, il avait certes songé à faire de même, mais sa situation était toute autre, oui, toute autre.

Un autre officier fit un signe de la main au commandant. Tristan crut qu'il le regardait lui aussi et se sentit défaillir.

« Bon, je ne vais pas te déranger plus, mon garçon. Bon appétit et à tout à l'heure pour les exercices. »

Une fois les supérieurs partis, Tristan retomba sur Daln, s'étonna et rit lui-même des transports dont il venait d'être agité. Lorsqu'ils se tenaient en tête de dispositifs de centaines de soldats, lorsqu'ils donnaient les ordres pour les exercices, les officiers plissaient le front, soucieux. Ils pétrissaient cette pâte humaine comme le potier sur son tour. On les sélectionnait à l'État-major pour leur science dans le maniement des hommes. Mais ce n'étaient que des hommes, eux aussi !


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top