I - 15. La chute d'Eden (2)


4 novembre 2018 – 1700 mots


Eden, 25 mars 2010

Expulsée de Fallnir comme les autres anges gardiens, Astyane était rentrée sur Eden en attendant une nouvelle affectation. Elle revenait souvent à la Chancellerie s'entretenir avec Pierre. Elle s'arrêtait dans la galerie d'art, devant ces tableaux qui témoignaient de l'histoire de Daln. Elle voyait plus dans ce passé que des dates et des noms, des chiffres et des mots. Au travers du prisme des sentiments, elle comprenait différemment le monde.

L'Apocalypse, relégué tout au bout de la galerie, fut sa plus grande révélation.

C'était l'œuvre d'un vampire, devenu fou au soir de sa vie, qu'il avait consacrée aux représentations du Mal. Sous son pinceau, les plus tragiques événements de l'histoire de Daln étaient devenus des victoires du Mal, pleines d'allégories complexes et de détails fascinants.

Pour cette œuvre de quatre mètres sur cinq, il avait choisi les couleurs les plus sombres, des nuances de sang séché. Des nuages dans lesquels des démons étaient à deviner occupaient un ciel à peine rougi par le déclin du soleil. Ils faisaient écho aux ruines qui parsemaient le sol ; celles de la civilisation à tous les âges. Car au-delà du village paysan brûlé, avec ce squelette de cheval encore harnaché à une carriole démontée, il y avait une autoroute éventrée, des immeubles effondrés aux murs encore parsemés de traces de combats. Le tableau était tout empli d'une infiltration des ténèbres du ciel dans ce qui restait du monde. On apercevait çà et là quelques représentants de chaque race, hagards, les yeux vides ouverts sur un retour à l'âge de pierre, qui s'entre-tuaient ou dévoraient leurs morts.

Le Mal naissait en transparence ; une impression seconde qui entrait par l'œil comme un fléau, faisait croître le malaise, puis la terreur, puis détourner le regard. Une bouche-gouffre, encadrée de mille yeux noirs, des bras osseux qui saisissaient les derniers êtres vivants pour les broyer dans leurs mains griffues. Voyant venir sa fin, le mon-de devenait dé-mon et se dévorait lui-même jusqu'au néant.

D'où venait le Mal ? Comment le reconnaître ? Pierre et Astyane savaient tous les deux que les Lois d'Eden étaient un faux salut. Le Bien et le Mal ne se décrétaient pas avant d'être vécus. La vie était une série de choix.

Lorsqu'elle était venue le voir au Centre médical, Astyane avait entendu ses pensées.

Au lieu de repousser le Mal qui sommeille dans les quatre races, nous l'avons muselé. Au lieu de les éduquer, nous les avons dressées. Nous sommes opposés à l'ordre naturel. N'avons-nous donc rien de mieux à faire ?

Alors, elle avait su.

Je préférerais voir l'avarice, la cupidité, la jalousie, l'argent les tuer tous jusqu'au dernier, plutôt que de devoir y mettre de l'ordre. Si c'est contre-nature, cela n'a pas de sens.

***

Lorsque Samaël atterrit à l'entrée de la Chancellerie, Astyane lui barra la route.

« Contre-nature ? » lança-t-elle, sans qu'il comprenne vraiment pourquoi.

Tel ce rocher qui semble ballotté par les vagues qui se jettent sur lui, Eden se tenait encore à sa place au firmament, mais la structure politique de la cité avait déjà rendu l'âme : les anges, archanges, diplomates, fonctionnaires, administrateurs, gardiens, instructeurs, éclaireurs, fuyaient en désordre en direction des transférateurs, qui pour la plupart ne fonctionnaient plus.

Chaque nouvelle secousse, comme un avant-goût du séisme, faisait trembler les hautes colonnes de marbre, menaçant d'abattre le plafond sur Astyane.

« Écarte-toi, dit Samaël, j'ai à faire.

— Je ne te reconnais pas.

— C'est normal. J'ai changé.

— Non, c'est que tu n'existes plus. Tu as perdu le combat contre le Mal. Il ne subsiste de toi qu'une enveloppe corporelle animée de passions. »

Galvanisé par l'accroissement de ses pouvoirs, Samaël fit mine de l'écarter d'un geste du bras. Il ne la croyait pas capable de le comprendre, ni même de lire ses pensées.

« Je regrette, dit Astyane sans bouger de sa place.

— Tu es trop jeune pour savoir où est notre place dans l'univers. Il n'y a pas de Bien. Il n'y a pas de Mal. Il n'y a que les intérêts de tel et de tel. Mon intérêt va à l'encontre d'Eden, et si Eden veut se défendre de moi, qu'elle le fasse.

— Oui. C'est pour cela que je suis restée. Vois mon visage. Nous avons travaillé ensemble. Nous avons fait plusieurs missions sur Daln. Nous avons parlé. J'ai pressenti ta colère vis-à-vis des quatre races. Ceux qui te suivent ne te comprendront bientôt plus. Il n'y a que moi qui peux voir derrière les illusions qui encombrent ton propre esprit. Je suis ton salut. Regarde-moi dans les yeux et décide de me détruire. Si tu prends cette décision, c'est qu'il n'y a plus rien à sauver en toi.

— Qui es-tu ? s'exclama Samaël. Est-ce qu'Unum t'envoie pour me défier ?

— Tu l'as dit toi-même à Erlena. Unum n'a jamais existé, ou alors, bien avant que les anges ne saisissent le pouvoir à leur portée, l'atman qui te monte maintenant à la tête. Je ne suis rien. Je suis seulement capable de voir et de lire. Un sage kaldarien a dit que puisqu'on ne pouvait vivre mille vies, il fallait lire mille livres. J'ai lu mille livres et j'ai entendu mille vies autour de moi.

— Tu es une ange exceptionnelle, reconnut Samaël. J'ai mal jugé de tes pouvoirs. Tu ne mérites pas de périr avec Eden. Tu mérites d'imprimer ta marque dans le monde nouveau.

— Tu veux que je te rejoigne ?

— Non. Je veux que tu vives et que tu fasses tes propres choix. »

Il se voyait en dieu magnanime, qui accordait la vie sauve à celle qui, peut-être, plus tard, lui poignarderait le dos ! Une bien belle explication alors qu'en réalité, il manquait surtout de temps pour deviser avec elle.

Samaël traça trois torsions d'espace. Deux pour faire s'effondrer le plafond en écartant le rideau de colonnes, une pour le porter au travers des débris en chute libre, en direction du bureau du Chancelier. Ou bien Astyane serait écrasée sous les tonnes de pierre, ou bien elle mériterait de survivre. Tel était son jugement.

Le titange Pierre, véritable cette fois, avait extrait son corps immense et ancien de ce bureau où il semblait à l'étroit. Il regardait Samaël de haut, indécis, indifférent au tourbillon de tumulte que l'ange gardien apportait avec lui.

« C'était donc toi. »

Sa voix profonde, pleine de fatigue et de résignation, n'était pas celle d'un ange qui souhaite se battre.

« C'est toi que le Stathme a choisi pour changer le monde. Je savais que cela devait arriver.

— Alors pourquoi n'avez-vous rien fait pour vous protéger ? Pour sauver Eden de son destin ?

— Tu l'as dit à Erlena. Je suis sans pouvoir. Tu l'as dit à l'instant. Je ne pouvais rien faire contre ce destin.

— Pierre ! »

Plutôt que s'effondrer, le plafond s'envola. Samaël et Pierre furent emportés par le pan de sol sur lequel ils gardaient pied. Astyane, surgie derrière l'ange gardien, traversa cet espace telle une flèche et le heurta. Son visage encore trop jeune était parsemé d'égratignures, ses gants déchirés. Elle ne savait pas voler aussi bien que lui. Il la repoussa d'un coup de pied et refit face à Pierre, qui semblait attendre l'accomplissement de sa tâche. Il devait mourir avec Eden.

Samaël tendit le bras, il solidifia l'air dans sa main en une lance de deux mètres, de taille à transpercer le titange, qu'il projeta dans sa direction.

Une torsion d'espace renvoya son projectile en arrière, qui s'écrasa dans un rocher flottant. Une colonne surgit devant lui et Samaël, plus que l'écarter, émietta rageusement cet obstacle. Astyane avait rejoint Pierre et l'ange lui parlait. Tous deux semblaient s'envoler au paradis. L'air montait avec eux, aspiré par les premiers interstices dans le dôme de verre de la cité.

Au terme de ses paroles, Pierre posa la main sur la jeune ange et l'expédia sur Daln, comme Samaël l'avait fait avec sa compagne un quart d'heure plus tôt. L'espace protesta à sa manière contre ce transfert, formant un entrelacs violacé là où il s'était refermé sur l'ange, qui s'effaça progressivement.

Samaël monta vers le titange, entouré cette fois de dix lames d'air, auxquelles il mit feu. Ses armes dansèrent en spirale de lumière. D'un geste négligent du bras, Pierre mit fin à leur ballet. Plus elles avançaient vers lui, plus il s'en éloignait. De dix torsions simultanées, une réalisation impossible, il les envoya aux alentours comme s'il rayonnait une couronne d'or.

« Tu dois savoir quelque chose, proclama-t-il. Tu n'es pas un ange exceptionnel. Tu ne seras jamais ni un roi, ni un seigneur. Tu es simplement le nouveau bras que le Stathme a choisi. Tu ne seras bientôt plus que colère et rancœur, car c'est cette colère que veut le Stathme. Tu ne seras plus ni heureux, ni libre. Le Stathme creusera ta souffrance, car c'est cette souffrance qu'il veut. Samaël, je prierai pour toi.

— Je ne veux pas de tes prières. »

Une onde se propagea vers le haut, porteuse d'une gravité nouvelle, comme si les directions s'inversaient soudain. Les débris qui flottaient semblèrent hésiter, puis tombèrent soudain avec force. Pierre chuta de même vers Samaël, qui se maintenait à sa place dans le chaos, tordant l'espace à son maximum, jusqu'à ce que celui-ci coule autour de lui en ignorant sa présence.

« Ce cycle de souffrance devra prendre fin » dit Pierre.

Il se savait mort mais son esprit hésitait encore. Ses pensées étaient trop grandes, trop complexes pour que les lames qui le transperçaient eurent le droit d'y mettre fin. Samaël attendit que Pierre s'éteignît tout à fait pour s'estimer vainqueur. Eden, écrasée par les forces considérables, ployait comme un chiffon. La tempête de son atmosphère en fuite soulevait les plus petits débris, les autres nageant au gré des soubresauts gravitationnels.

Samaël contempla un instant ce spectacle. Il ne le voyait pas comme son œuvre. Il s'imaginait observateur et non acteur. Il assistait au changement d'un monde.

La certitude d'avoir été la clé de ce changement ne viendrait que demain. Il oublierait le Stathme. Alors débuterait son règne.

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