I - 10. Une réunion d'anges libres


27 octobre 2018 – 1400 mots

Il est courant de justifier a posteriori les actions que l'on ne parvient pas à expliquer sur l'instant : c'est d'ailleurs un des ressorts de la consommation de masse. Un homme entre dans un magasin de bricolage avec la ferme intention d'y trouver un interrupteur de salon. Il repart avec un barbecue neuf. Sur l'instant, cet achat a pu être compulsif, les vendeurs ont pu lui forcer la main. Mais sur le chemin du retour, l'homme trouve les raisons pour lesquelles il pourrait bien avoir besoin de cet outil (quand bien même il n'a pas de jardin). En arrivant chez lui, il sera convaincu d'avoir prévu de longue date cet achat invraisemblable.

Bill Velt, Mémoires de guerre, Chapitre III


Archipel Zélane, 25 mars 2010


L'on peut se donner un but qui, selon tout examen, paraît fort noble ; dont pourtant les seuls moyens correspondants, les seules actions dont la réalisation permet d'atteindre ce but, sont sans commune mesure, voire contradictoires.

Dans les mois qui précédèrent la chute d'Eden, ceux qui seraient plus tard responsables ne pensaient pas encore aux moyens. Ils se concentraient sur la fin, ce qui est presque toujours une erreur : il fallait qu'ils se libèrent du joug d'Eden. Même lorsqu'ils assistèrent plus tard à la désintégration des débris de la cité céleste, ces anges voyaient cela d'un œil extérieur et ne s'estimaient pas responsables. Ils se concentraient sur le but atteint.

Après avoir pris congé de ses collègues au Centre Médical, Erlena partit en direction d'une réunion d'ange libres. Elle savait désormais se représenter un monde sans Eden, sans cette oppression constante que la cité représentait pour elle et les autres. Mais elle ne pensait pas aux moyens. Elle ne pensait pas à la souffrance que pouvait causer la fin d'Eden. Ceci l'empêchait de douter du bien-fondé de leur action future.

La cité était en mode nocturne. Elle suivait un cycle jour-nuit de la même durée que sur la surface de Daln, au niveau de l'équateur. En journée, un maillage de luminaires attachés à trois cent pieds de haut, sur une grande toile métallique, reproduisait un ciel planétaire en dégradés de bleu et de rouge. La nuit, la corporéité de ces teintes moirées s'évanouissait sur l'espace infini, où les anges avaient tout le loisir d'observer les constellations comme personne à la surface.

Erlena marcha jusqu'à un transférateur. Une centaine d'entre eux permettaient aux anges de faire les allers-retours entre Daln et Eden. C'était un privilège des archanges, ainsi que de certaines corporations de techniciens et de diplomates, de pouvoir faire le trajet sans devoir justifier d'une mission à la surface.

Le transférateur était l'une des nombreuses machines d'Eden basées sur le pouvoir de l'atman. Faute de lien physique, il fallait le faire fonctionner manuellement. C'était le travail d'une équipe d'anges qui s'y relayait en permanence. L'appareil ressemblait à un dôme de télescope. Erlena y entra par une petite porte. Elle attendit dans la salle intérieure. Aux techniciens de lui fournir l'atman. À elle de le guider vers son point de chute.

La matière de transfert, une substance abstraite à la frontière entre le liquide et le gaz, d'un blanc laiteux, emplit la salle. Il s'agissait d'un intermédiaire pour que l'atman capte les contours du corps à transférer. Elle n'empêchait pas Erlena de respirer ni de se mouvoir, lui volant seulement ses repères. Puis ce décor nitescent s'en alla par copeaux, à mesure qu'elle traversait le non-espace. Il fallait rester conscient tout au long du processus, afin d'en garder le contrôle.

C'était toujours la nuit lorsque des arbres se reformèrent autour d'elle comme si c'était l'univers, et non sa position d'observatrice, qui avait changé. Le transfert prit fin lorsque ses pieds touchèrent le sol et écrasèrent des brins d'herbe.

« Erlena. »

Samaël surgit de la pénombre et l'invita à le suivre. Avec le temps, il semblait l'entendre avec plus de facilité ; elle au contraire voyait l'esprit de son amant disparaître derrière des voiles de fumée. Elle ne lui en avait pas parlé. Elle craignait que ce ne soit le signe d'une relation instable ; car Erlena tenait bien plus à lui qu'à tous ceux qui l'avaient précédé.

Comment faisait-il les aller-retour entre Eden et Daln, sans être repéré par les détecteurs de la cité ? Par mes propres moyens, répondait-il évasivement, avec cette assurance tranquille et charmante.

« Fais bien attention où tu mets les pieds » indiqua-t-il.

Ils se trouvaient à trois mille lieues de toute habitation, à l'extrême Sud de l'archipel Zélane, une poignée d'îles volcaniques méconnues et sauvages. Une réserve naturelle interdite de peuplement – mais qui aurait eu l'idée de s'aventurer ici ?

Une faune et une flore intrigantes s'étaient développées dans cet isolement total, oiseaux coureurs géants, petits mammifères insectivores noctambules ; sur lesquelles régnait la verlame, la plante la plus toxique du monde. Avec ses feuilles aussi coupantes que des rasoirs, gorgée de sucs vénéneux, elle couvait ici en attendant qu'un explorateur mal avisé la porte sur le continent orkanien. L'exterminer faisait partie des projets d'Eden qu'Erlena trouvait désormais tout à fait futiles. En agissant eux-mêmes, les anges feraient encore plus de mal que de bien. Qu'ils laissent donc la nature de Daln trouver elle-même ses équilibres.

Samaël la guida jusqu'à une petite clairière rocheuse où les anges s'étaient assis, pensifs. Leurs visages taillés dans le marbre, leurs tuniques et leurs toges donnaient à cette scène l'allure d'une composition symboliste d'allégories mythologiques.

« Nous sommes tous là, déclara Samaël, ce qui était plus un ordre qu'une remarque. Il est temps de discuter de notre projet. Uriel, nous t'écoutons.

— Oui, Samaël, comme je te le disais hier, j'ai fait le tour des hangars. Trois vaisseaux sont en fin de maintenance. Ils sont peu surveillés. Je peux faire passer les contrôles à deux autres pilotes.

— Très bien. Je crois qu'Arama sait piloter elle aussi. »

Eden employait une flottille de vaisseaux polyvalents, non seulement pour les opérations de maintenance de la structure de la cité, mais aussi pour transporter du matériel vers et depuis la surface.

Privés qu'ils seraient du réseau de transférateurs, il leur avait semblé nécessaire de s'approprier plusieurs frégates Dragon. Ce serait leur garantie de pouvoir échapper à d'éventuels poursuivants d'Eden. La preuve que leur entreprise n'était pas une simple fugue frivole.

« Moi aussi, ajouta Erlena, j'ai fait ça dans un de mes postes.

— J'ai besoin de toi ailleurs, rétorqua Samaël.

Il ne lui laissa pas le temps de répliquer.

— Récapitulons, proposa l'ange gardien. Uriel, Arama et Asmodée, vous vous occupez des trois vaisseaux. Erlena et moi serons sur Eden. Nous avons autre chose à faire. Quelques-uns d'entre vous peuvent accompagner les pilotes au cas où. Pour tous les autres, ce n'est pas la peine d'être sur la cité. Restez ici et attendez qu'on vous recontacte.

— Tu confirmes qu'ils ne nous poursuivront pas ? demanda Uriel.

— Nous n'aurons pas à nous préoccuper d'Eden. Nous serons libres. Comme nous le souhaitions. »

Samaël prit Erlena par le bras et l'emmena à l'écart du groupe.

« Demain, il n'y aura plus d'Eden, dit-il comme si elle savait que c'était le seul but de leur rébellion. Demain Daln sera livrée à elle-même et nous en serons les rois.

— Pourquoi veux-tu être sur la cité ?

— J'ai besoin de voir le Stathme.

— Et comment comptes-tu t'y prendre pour que demain, il n'y ait plus d'Eden ? demanda-t-elle en reprenant ses mots, envoûtée par leur simplicité, charmée par leur bon sens.

— Je le saurai une fois que j'aurai vu le Stathme. C'est assez compliqué à expliquer, mais... depuis que tu m'as parlé de cet objet, j'ai l'impression d'avoir tout compris. C'est peut-être le destin. Je suis le blessé qui n'a jamais guéri, je deviendrai le plus puissant des anges, plus puissant que le Chancelier Pierre. Car je possède leur avenir entre mes mains.

— Je te le montrerai » dit Erlena.

Elle pensait qu'il le subtiliserait peut-être. Privée de la source de sa puissance, Eden cesserait de briller dans le ciel. Tout changerait.

Quelle que fût la force avec laquelle Samaël le prédisait, elle ne croyait toujours pas qu'Eden tomberait.

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