I - 1. Rema


14 octobre 2018 – 2600 mots

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La Westie est le foyer de peuplement humain le plus ancien de Daln. Pour son patrimoine historique, Rema, capitale de Fallnir, est une ville fantastique. On y trouve tout ce dont peut rêver un apprenti archéologue : des vestiges de la période impériale (palais, établissements de bains), des bâtiments détournés de leur usage premier (la prison d'État, par exemple, devenue le palais présidentiel après son incendie en 1800), et, bien sûr, une école d'archéologie. On y trouve aussi tout ce dont peut rêver un apprenti alchimiste : des bibliothèques poussiéreuses, quantités d'ouvrages occultes et de faux ouvrages occultes, des messages codés dissimulés dans les dallages des vieux palais et les vitraux des cathédrales. La bière, bien que plus chère qu'à Yora, n'en est pas moins d'excellente qualité. Enfin, les barbiers sont réputés dans le monde entier. Les gentilshommes de Daln tout entière – les humains, cela va sans dire, puisqu'ils sont les seuls à connaître les affres du poil au menton – viennent ici recevoir l'ultime coup de pouce pour briller en société. C'est ainsi que naquit ma désormais légendaire moustache.

Adrian von Zögarn

Janvier 2010


Samaël marcha jusqu'à la rambarde de fer forgé et plongea son regard dans le flot des passants. À l'heure de pointe, la garde de Rema se gorgeait de milliers de Fallniriens. On trouvait parmi eux de tout : des passagers pour commencer. Les retardataires tenaient leur billet à la main, l'autre plaquant leur chapeau sur leur front dégoulinant de sueur ; ils traînaient une valise derrière eux, fendant la foule avec une grâce de pingouin, baragouinant des chapelets d'excuses à chaque insulte que leur envoyaient les bousculés. Plus chargées mais mieux organisées, les familles formaient des groupuscules qui semblaient se déplacer comme une bulle d'air remonte à la surface. Les parents découvraient la gare et s'y perdaient, mais les enfants se tenaient par la main, assurant la cohésion du groupe. Tout ce petit monde s'arrêtait tantôt devant le grand panneau des départs pour constater qu'il avait une heure d'avance ou de retard sur le train.

Comme partout où se concentre une population humaine, l'écosystème de la gare obéissait à des lois immuables. Des vendeurs de journaux traversaient les allées en criant les nouvelles, des cireurs de chaussures abordaient les hommes d'affaires en costume, des bonimenteurs vantaient les mérites de leur élixir contre la chute de cheveux ; chaque boulanger du coin avait son étal, où deux stagiaires faisaient la moitié de son chiffre d'affaire. Sans parler des mendiants qui se partageaient la gare, parfois de vrais aveugles, parfois des faux ; des voleurs à la tire qui bousculaient leur gagne-pain ; des enfants qui subtilisaient des porte-monnaies dans les poches et dans les sacs.

Pour Samaël, déjà dix années en tant qu'ange gardien sur Daln, cette gare était à l'image de la planète elle-même : quels que soient les efforts accomplis pour la rendre sûre, pour diminuer le nombre de vols par exemple, ils échouaient. On attrapait des voleurs ; aussitôt relâchés ils recommençaient. On expulsait les ivrognes violents ; ils revenaient sur le parvis.

Du bouillonnement de pensées qui passait derrière lui tel un fleuve émergea un esprit qui se rapprochait. Samaël concentra sa neurolecture sur lui. Lire les pensées, comme toute faculté atmanique, était l'apanage des anges sur Daln, une faculté fort utile face à la propension des autres races au mensonge.

C'était un jeune garçon. Il avait remarqué que Samaël, accoudé à la rambarde de la grande mezzanine, était plongé dans une intense réflexion, l'œil rivé sur les quais où se massaient des humains par centaines. Une proie facile pour lui faire les poches. Samaël attendit que la main s'approche de sa tunique. Avec leurs cheveux blonds ou dorés, leurs visages parfaits et leurs yeux clairs, avec leurs tenues blanches, les anges pouvaient se différencier aisément des humains, sans parler des autres races de Daln. Mais l'atman pouvait les faire disparaître, les rendre invisibles dans une foule. Pour reconnaître un ange comme tel, il fallait qu'il décide de se faire reconnaître. Alors ce serait indubitable. Tel était le travail des anges gardiens. Rester dans l'ombre jusqu'au moment de révélation – jusqu'à l'arrestation du suspect.

Samaël tourna sur ses talons et saisit le poignet avec une force peu commune, celle d'un ange dont l'atman renforçait le métabolisme.

« Vas t'en » ordonna-t-il.

Comme il n'avait pas lâché sa prise, le gamin ne put exécuter son ordre. Il avait peur de lui et cette peur lui plaisait. Quoi qu'en disent les dirigeants d'Eden, la seule raison pour laquelle la cité des anges parvenait à faire régner un semblant d'ordre sur cette planète était cette peur instinctive qu'éprouve un être face à plus puissant que lui.

Sans cela, une foule en colère se serait constituée spontanément et aurait abattu Eden. N'était-ce pas l'enseignement de l'histoire de Daln ? Deux mille ans plus tôt, lorsque les anges ne s'étaient pas encore constitués en Cité céleste, qu'ils n'avaient pas encore propulsé leurs espoirs sur orbite basse, l'usage même de l'atman était prohibé. Contre cette énergie qu'ils nommaient imparfaitement magie, les races de Daln avaient jugé et tué. Ces foules mues par l'instinct se rassemblaient en meutes, fondaient sur la masure du sorcier du coin, y mettaient le feu et l'homme avec. Ces horreurs avaient pu durer tant que l'atman était un objet de crainte. Or les anges en avaient fait un objet de pouvoir, dont ils possédaient le monopole.

Certes, on avait le culte d'Unum, la notion de Bien, de Mal, etc. Mais Samaël ne le voyait pas en ces termes. Dix ans d'expérience sur le terrain, sur la surface de la planète, lui avaient donné un tout autre regard. Il arrêtait des criminels que remplaçaient de nouveaux criminels. Ceux-ci craignaient la force de l'État, la police, mais par-dessus tout, ils craignaient la puissance d'Eden, les anges gardiens, qui intervenaient dans les affaires les plus coriaces.

Cette peur était salutaire. Il arrivait même qu'elle provoque les comportements les plus amusants : des criminels en fuite se rendaient tous seuls à la police pour éviter que les anges les poursuivent.

« Vas t'en » ordonna Samaël en sentant la colère monter en lui. En contradiction avec ses paroles, il serrait de plus en plus fort. Il sondait cet esprit faible, à peine formé, et d'éternelles questions se reposaient. Que faire ? Que faire de ce gamin ? Comment se transformerait-il ? Le lâcher, et puis le laisser partir ; plus tard il tuerait quelqu'un. Le Mal était-il inné ou acquis ? Aucune des réponses toutes faites proposées par les pontes d'Eden, les archanges philosophes et leurs grands principes, ne pouvait le satisfaire. Samaël avait déjà assez vu du monde pour le confronter aux idéaux du culte d'Unum. Il en savait assez : Unum, que l'on prétendait pouvoir juger du Bien et du Mal en toutes circonstances, se trouvait aussi démuni que ses créations – d'où son éternel silence.

Samaël lâcha l'enfant, non sans incruster en lui une peur plus grande encore. Les yeux de la petite bête s'agrandirent d'horreur, une terreur des anges et de leur implacable justice qui durerait peut-être des années, peut-être toute sa vie. L'enfant deviendrait un dévot d'Unum, il ne manquerait aucun office ni aucune offrande, il pleurerait à genoux devant ses confesseurs et devant les statues des temples. Il marcherait pieds nus plutôt que de voler une paire de chaussures. Il s'infligerait les pires souffrances en quémandant la pitié de son dieu. Entre l'ascète et le criminel, Samaël ne connaissait pas de juste milieu ; il préférait amplement le premier au second.

« Tu sais maintenant. Va dans la clairvoyance d'Unum. »

Hagard, comme s'il venait d'être brûlé, l'enfant s'enfuit dans la foule. En voilà peut-être un qui ne poserait plus de problème – un parmi des millions. C'en était étonnant que Daln demeure encore, que les États ne se soient pas effondrés.

« Samaël ! »

Ange gardienne en formation, Astyane lui avait été affectée la veille. Comme lui, elle était recouverte d'un voile d'illusion, ce qui lui permettait de passer inaperçue malgré sa tenue d'un blanc marmoréen, très ample, dont les larges manches dansaient sans cesse dans l'air.

Parmi les anges de sa génération, Astyane possédait un véritable don de neurolecture. La faculté de percevoir les pensées et de les déchiffrer ne portait le plus souvent qu'à cinq mètres de distance. Astyane poussait ce rayon à dix ou quinze mètres. Qui sait ce dont elle était capable dans les autres domaines de la science de l'atman ? En tout cas, elle avait passé tous ses examens sur Eden avec brio.

Il l'avait chargée de retrouver par la pensée leur suspect dans le flot des passants en contrebas, une tâche épuisante mais plus efficace que de fouiller du regard.

« Tu l'as vu ? » demanda-t-il.

Samaël craignait surtout qu'elle n'ait aperçu ou entendu ce qu'il venait de faire. Il ne ressentait pas le besoin de se justifier, mais peut-être qu'Eden aurait porté un blâme. Cette administration aveugle était capable de tout, même envers ses meilleurs éléments, pour peu qu'ils la mettent en face de ses contradictions. Fallait-il donc appréhender les pires criminels avec bienveillance, en leur souriant, en leur proposant du café, aussi ?

« Je l'ai vu, annonça-t-elle. Il est en bas, assis à droite. Il attend son train. Mais j'ai entendu autre chose.

— Quoi ?

— Il y a une femme dans cette gare qui travaille pour un centre de recherches secret de Rema. La Section 7. C'est celle qui mange un pain aux olives, entre le quai 5 et le quai 6. »

Samaël jeta un coup d'œil. Une chercheuse ou une laborantine, pourquoi pas.

« On s'en fout. En fait, pourquoi tu me parles de ça ? On s'occupe de notre homme. Tu le marqueras dans ton rapport si tu veux.

— Elle se nomme Milla Revitch. Elle travaille sur une arme. Tu vois la valise qu'elle porte ? On dirait une valise diplomatique, avec la chaîne au poignet. Elle contient des documents ainsi que cinq cent grammes d'une matière nécessaire à la fabrication de l'arme.

— Je te l'ai dit, l'interrompit Samaël en prenant l'escalier qui menait aux quais. On appréhende notre suspect et tu diras ce que tu veux dans ton rapport. »

En vrai moulin à paroles, Astyane poursuivait son monologue.

« Elle regarde autour d'elle. Elle a peur d'être remarquée. La police ne peut rien contre elle, car elle a des accréditations gouvernementales, mais elle sait que ce qu'ils font va contre la loi d'Eden. Elle a peur que des anges s'en mêlent.

— Tu sais quoi ? s'énerva Samaël. Fais ce que tu veux ! Moi je m'occupe du gars. »

Il reconnaissait en elle un parfait produit de l'enseignement d'Eden. La droiture morale, la justice divine, etc. Mais qu'il fasse ce qu'il veut, le président de Fallnir, avec ses scientifiques et ses centres secret ! N'avait-il pas été élu par un peuple ? Eden n'approuvait-elle pas les institutions démocratiques ? Quel droit avaient les anges de prétendre a posteriori : oui, ça vous avez le droit, non, pas ça...

« Faisons cela, proposa Astyane. On se sépare. Tu t'occupes de ton homme et je la suis.

— Vas-y, tu te débrouilleras avec ton rapport, grommela Samaël sans perdre de vue le suspect. Je suis ton supérieur et je t'y autorise. »

La foule se referma sur elle comme une nappe de brouillard. Samaël concentrait sa neurolecture sur l'esprit du suspect, mais ce dernier lui échappait tel un poisson que l'on essaie d'attraper avec les mains. Il maintenait ses réflexions en mouvement, il projetait son attention au hasard autour de lui. Il dispersait sa pensée afin de la rendre intraçable. Les criminels avaient commencé à développer ce genre d'entraînement mental, constatant que ces techniques les sauvaient parfois d'une rencontre avec les anges.

Cela fit rire Samaël. Dix ans qu'il leur faisait la course ! On n'allait pas lui apprendre son métier.

L'homme se leva. L'ange gardien savait avec quelle vitesse il pourrait se fondre dans la masse. Il étendit la main d'un geste menaçant, car son bras était une arme ; et d'une voix forte, déclama :

« Ne bougez plus, Stev Galad ! »

La foule comprit immédiatement qui était visé par l'exclamation, une faculté remarquable due au fait que tous se regardent, sauf l'intrus, qui porte ses yeux ailleurs en espérant s'enfuir. Elle s'écarta avec vigueur. Le dénommé Stev, un homme barbu dans la trentaine, se savait sans doute perdu, mais il maintint ses pensées opaques. Souriant, ouvrant les bras pour signifier qu'il n'avait pas d'arme, il se préparait à jouer la carte du malentendu.

On s'écartait de lui et de Samaël, reconnu comme un ange, tandis que des policiers accouraient de l'autre côté du grand hall.

« C'est un malentendu » dit l'homme.

Un dernier coup d'œil et sa fuite fut prête. En le voyant détaler, Samaël étouffa un soupir. Il aurait voulu le foudroyer sur place ; c'était possible, mais Stev aurait une chance sur deux de mourir. Ce parasite humain ne serait pas une grande perte pour Daln, certes, mais la hiérarchie de Samaël lui ferait les pires outrages pour ce contretemps. Sans compter d'éventuels dommages collatéraux. Vous êtes un excellent ange gardien, Samaël, dirait l'archange référent de Rema, mais vous avez commis plusieurs infractions au règlement, vous avez déjà eu un blâme par le passé. Je crains qu'il ne faille vous renvoyer en stage d'habilitation.

C'était cette perspective, et non la volatilité du suspect, qui le fit fulminer tandis qu'il s'élançait à sa poursuite. En pleine tangente, l'homme bousculait quantité de passants ; il hésitait sur la marche à suivre. Une porte de service, perçant une grande baie vitrée, sembla récolter ses faveurs. Elle était bloquée et il s'escrima contre la poignée, avant de briser le verre d'un coup d'épaule. Sans doute sous l'emprise d'une ou deux drogues, Stev ne sentait ni sa force ni sa douleur. Lacérer son blouson d'éclats de verre ne lui faisait ni chaud ni froid ; il voulait juste s'enfuir. Il avait peur !

Samaël jeta un éclair dans sa direction. Dans un grand craquement, l'atman traversa l'air en ionisant ses molécules. La décharge de plasma pouvait aussi bien électrocuter Stev que le traverser de part en part ; l'ange gardien, qui avait laissé sa colère prendre le dessus, se dirigeait plutôt vers la deuxième option.

Mais l'homme zigzaguait entre les bancs et les rochers décoratifs du parvis de la gare. Samaël le manqua et décapita à la place une statue d'Unum. Le dieu, bonhomme barbu et ventripotent aux traits approximatifs – car chaque race voulait lui donner les siens – ne sembla pas lui en tenir rigueur.

Une pensée fulgurante traversa son esprit. Quelqu'un le ciblait, vers le haut, vers la droite. Stev avait un complice qui l'attendait à l'extérieur de la gare.

Le meilleur moyen pour se défendre de projectiles éventuels consistait à tracer une torsion d'espace. En poursuivant leur course, ignorant que la matrice de la réalité avait été déformée, les balles dévieraient ou réapparaîtraient ailleurs. Un ange suffisamment puissant pouvait même maintenir de telles torsions en permanence, il pouvait programmer l'atman pour le protéger. Samaël rêvait de disposer de tels sortilèges. Cela rendrait son travail plus facile.

Son flanc tout entier était exposé et le tireur en profita. Une balle dans l'épaule, une balle dans l'abdomen, une balle dans la jambe. C'était un miracle que son corps reste en un seul morceau. Il glissa sur les pavés du parvis, tomba en avant, oublia Stev. Samaël ne voulut même pas se souvenir des techniques d'atténuation de la douleur. Il ne voulait plus exister. C'était trop difficile.

Les circonstances qui l'avaient amené ici, à se vider de sa vie sur des pavés en compagnie d'agents de police fallniriens patauds qui faisaient mine de courser des hommes déjà enfuis, défilèrent comme les immeubles sur les côtés d'un métropolitain lancé à pleine vitesse. Il remonta jusqu'à l'existence d'Eden et en conclut qu'Eden était responsable de son supplice, avant de goûter enfin au repos.


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