Le Choc du Départ

La lune projetait à travers les fentes des volets sa lueur blafarde sur le plafond de la chambre. Impossible de dormir, trop de pensées se bousculaient dans ma tête. Les rais au plafond transformaient la chambre en cellule.

Je me levai en silence. Friedrich grommela quelque chose et se retourna sous les couvertures, sans se réveiller pour autant.

La neige dehors confinait l'appartement de tout bruit extérieur. Seuls résonnaient dans la nuit les lourds battements de la pendule et le goutte à goutte erratique du robinet qui s'était mis à fuir quelques jours plus tôt. La nuit m'avait toujours fait l'effet d'un câlin prolongé jusqu'à l'étouffement, avec son silence moelleux qui m'oppressait.

Quelques notes retentirent, assourdies. La musique s'arrêta un instant, remplacée par des bruits de pas. Puis la mélodie reprit, mélancolique. Je souris. Rachel était réveillée, elle aussi, et sous la pression de ses doigts le piano peuplait la nuit de rêves et chassait mes peurs.

Je me lovai dans le fauteuil le plus proche de la cloison qui me séparait de Rachel et me laissais bercer. Je m'assoupis ainsi, le regard perdu dans les braises mourantes du poêle.

Je me réveillai en sursaut, quelques minutes ou bien des heures plus tard. Le claquement de lourdes semelles dans l'escalier s'arrêta à notre étage. Des doigts frappèrent contre une porte qui s'ouvrit sous les coups. Le piano se tut à l'instant, arrêté à contre-temps.

« Wer ist da ? »

La voix de Rachel, plus frêle que jamais, me souleva le cœur. Mais le pire était à venir.

« Polizei. »

Une voix forte, rauque, qui ne connaissait ni la fatigue de cette heure indue, ni la pitié, ni le doute. Une voix que seule une rangée de galons sur l'uniforme confère à un homme.

« Ich komme. »

Elle allait partir, comme ça, sans un au revoir, parce qu'on ne lui en laisserait pas le temps, juste assez pour attraper un manteau, peut-être des chaussures, certainement pas assez pour se préoccuper d'amis, du chat, des dernières photographies de sa famille sur le piano, d'un pull en plus contre l'hiver qui attendait, dehors.

J'enfilai une robe de chambre et me précipitai sur le pallier. La brigade de police entourait déjà ma voisine. Emmitouflée dans une pèlerine grise, elle descendait les marches pieds nus, serrant contre sa poitrine la dernière image de son frère qu'il lui restait. J'aurais dû m'en douter.

J'avisai une paire de bottes. Elles n'étaient sans doute pas à sa taille, mais des ampoules étaient toujours préférables aux engelures qu'elle ne manquerait pas d'attraper dans la neige. Je m'élançai à sa poursuite dans l'escalier. De petits pas couraient derrière moi, j'y reconnus mon fils cadet. J'aurais préféré qu'il n'assistât pas à l'arrestation de Rachel, mais il était, comme toujours, trop tard pour y songer.

Elle se retourna en m'entendant arriver. Quoique grelottante et les yeux trop brillants, elle m'adressa un petit sourire. Les fusils qui l'entouraient me paraissaient énormes face à cette frêle silhouette, démesurés, et contre quelle menace ?

Je voulus m'avancer pour lui donner les bottes, mais les policiers s'interposèrent. Le signal était clair : elle était prisonnière, elle n'aurait plus jamais d'interaction avec le monde extérieur, et surtout elle ne méritait même plus de courir à la mort vêtue décemment. Si elle mourait de froid, là, elle leur épargnerait le travail.

Alors je restais plantée là, sous le porche, un gamin accroché à la jambe, mes bottes sous le coude. Et, dans cette situation si peu propice au dialogue, Rachel se mit à parler.

« Tu sais, au fond, maintenant je n'ai plus peur. La fin est là, si proche, je n'ai plus qu'à tendre les bras pour prendre mon envol. Tout se finit ici. Et tout est clair, clair, si clair. Oh pour des millénaires, je me sens plus légère... »

Elle fredonnait, insoucieuse des canons pointés sur elle et des cris des policiers qui n'y comprenaient rien, qui ne savaient plus comment arrêter cette rebelle pourtant déjà condamnée. Je reconnus l'une des mélodies qui me berçaient parfois, la nuit.

« Au revoir, Rachel, bon voyage...

— Ne m'oublie pas. Good morning, and if in case I don't see you later, good afternoon, good evening and good night ! »

Les pauvres policiers avaient complètement perdu le fil de la conversation. Enfin, à la vérité, il ne m'avait fallu rien moins qu'une Rachel dans ma vie pour me motiver à apprendre le français. Native, elle avait émigré — ou plutôt ses parents, elle tenant lieu de bagage — jeune vers la formidable industrie de la Ruhr, qu'elle s'était empressée de quitter pour l'université. Curieuse de tout, Rachel devint dès lors ma voisine de banc puis ma voisine tout court, et tandis que je guidais la petite nouvelle dans la ville elle m'enseignait le monde.

Finalement, ils embarquèrent Rachel avec eux, à pied. Je restai longtemps, bien après que la petite troupe avait passé le tournant, à scruter les spectres que je croyais toujours discerner dans les nuages de buée qu'exhalait mon souffle. Mais la neige recouvrait les dernières traces, et l'enfant tirait toujours sur ma jupe pour me demander ce qu'il se passait, et il fallait rentrer.

Plus tard, dans la nuit, ou peut-être simplement le soir, car tout était déjà trop sombre dans ma tête, on entendit des coups de feu. Je ne sus jamais si Rachel avait été tuée ce jour-là ; je ne la revis jamais. Mais au fond, j'espérais qu'elle fût morte, bien mieux qu'à souffrir loin de tout, et qu'enfin je pus faire mon deuil.

Ce deuil, je le traînerais toute ma vie. On ne pleurait pas les absents, ou bien on pleurait pour eux, mais ce n'était pas la même chose. Je ne pouvais pas m'empêcher de me dire que, peut-être, elle avait été épargnée, car sans corps ni avis de décès on ne savait jamais, et puis c'était une battante, elle aurait tout aussi bien pu s'enfuir, et retrouver son frère, et partir loin des hostilités.

Il y avait tant d'horreur dans le monde. J'étais une idéaliste, et je voulais juste croire — seulement croire, laissez-moi croire, je vous en prie — qu'il existait encore de la pitié, quelque part, et que Rachel connaîtrait la paix.

Il était sans doute cruel, et surtout égoïste, de lui souhaiter la vie. Si sa vie devais être moitié aussi terrible que ce que j'entendais, elle, quoique sans dieu, devait prier la clémence et l'oubli de la mort.

Mes pensées faisaient ces allers-retours incessants d'une prière à l'autre, j'étais perdue, et si quiconque là-haut avait osé répondre à mes appels, la pauvre Rachel serait sortie du tombeau pour y rentrer aussitôt bien plus que le Christ à Pâques.

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