La Peur des Autres

« Au commencement étaient les sens.

— Pardon ? »

Même après toutes ces années, toute la complicité qui nous reliait ne rendaient pas les réflexions incongrues de Rachel plus intelligibles à mes yeux. La petite voisine dessinait des pointillés dans la neige qui s'accrochait encore au garde-fou du balcon, envoyant voler de lourds amas blancs dans la rue en contrebas. Elle ne me répondit rien, sans doute déçue, au fond, de ne pas trouver en moi une interlocutrice digne de ses élucubrations.

« Tu n'as pas froid, comme ça ? » lui demandai-je en secouant la nappe pleine de miettes dans le vent, pour le plus grand bonheur des pigeons.

Elle haussa les épaules, puis marmonna que la bouilloire sifflait, qu'elle devait rentrer mais que je pouvais venir, si je voulais, poursuivre cette lumineuse discussion au chaud autour d'une infusion. Elle paraissait presque accueillante, cette lunatique de Rachel, et je me surpris à sourire en dispersant les derniers résidus de pain rassis dans les airs.

Il n'y avait pas de lumière sur le palier, plus depuis que l'ampoule avait claqué et que personne n'avait l'esprit à la changer. On s'enfermait dans nos têtes comme ultime refuge, chacun chez soi, sans se préoccuper de ce que les autres pourraient aussi bien faire à notre place. On vante la solidarité dans le naufrage et le capitaine dévoué à son navire mais même en ces temps troublés nous n'étions pas fichus de remplacer une bête ampoule. Peut-être n'étions-nous pas assez miséreux.

Je toquai chez Rachel et la porte s'ouvrit sous les coups. Je lui avais pourtant dit de vérifier l'état de la clenche. Décidément, cet immeuble tombait en miettes.

Rachel était retournée sur le balcon, sa tasse fumait allègrement entre ses mains.

« Tu devrais davantage faire attention à tes enfants. »

Je me servis un thé et la rejoignis dehors dans le froid, soudain étrangement reconnaissante envers mon écharpe et la douce chaleur de la tasse à travers mes mitaines.

« Ils jouent aux policiers. Qu'y a-t-il de mal ? »

Elle se détourna des enfants qui piaillaient dans la rue pour fixer sur moi son drôle de regard. Je réprimai un frisson, consciente de ma bêtise.

« Ils apprennent à séquestrer les ennemis de la nation. Quelle magnifique aventure que l'apprentissage de la justice ! Enfin, l'essentiel de sa vertu réside dans les pensées du législateur. C'est de celui-ci qu'ils devraient apprendre à se méfier.

— Rachel, ce ne sont que des enfants...

— Ils n'en sont que plus fragiles. Méfie-toi, Elsa, avant que la justice ne se retourne contre toi. »

Elle rentra à l'intérieur sans un dernier regard pour les enfants. Je la suivis, indécise. Même après avoir fermé la porte, le vent venait caresser mes chevilles par un jour sous le battant.

« Écoute, je sais que ça te touche particulièrement, mais j'aimerais que tu laisses mes enfants en dehors de...

— Tu sais combien de gens sont arrêtés sur la simple foi de quelques racontars de gamins ? Un mot innocent dans l'oreille de la mauvaise personne, et c'est toute une famille qui disparaît du jour au lendemain. Ils me connaissent, Elsa. Ils savent. »

Elle avait peur. Tout le monde était à fleur de peau, on se suspectait les uns les autres. Rachel était la plus nerveuse. Elle n'avait plus de nouvelles de son frère depuis des semaines, et elle savait que son tour viendrait.

« Tu crois vraiment qu'ils te feraient du mal ? »

Elle détourna les yeux, et son regard erra vers le piano et les photographies posées dessus.

« Sans doute pas consciemment. Mais je sais qu'ils me traitent de sorcière et que les surnoms comme ça ne prédisent rien de bon.

— C'est toujours mieux que de te traiter de juive...

— Je ne suis pas juive ! »

Elle soupira.

« Enfin, je l'ai été, avant. Et ma famille l'est toujours. C'est bien le problème.

— Tu es juive aux yeux de la loi, Rachel.

— Vous en parlez tous comme d'une maladie héréditaire, comme si le judaïsme était inscrit dans mes veines plutôt que dans ma tête. Comme si, parce que me parents sont juifs, je devais l'être aussi, sans avoir droit au chapitre, sans pouvoir librement choisir de croire ou de ne pas croire. C'est pourtant le principe d'une religion, non ? La foi n'a de sens que si elle vient du cœur. Moi, je n'y crois pas, et quand bien même j'y croirais, vous ne pourriez rien en savoir. Vous n'avez pas de caméras dans ma tête ! »

Elle criait, elle crachait, presque, toute cette haine, cette rage qu'elle dissimulait au jour le jour. Tout ce qu'on cachait pour ne pas être considéré comme ennemi de la nation. Tout ce qui était cause que des gens disparaissaient, des amis, des voisins et qu'on ne revoyait plus jamais.

Le silence reprit ses droits, lourd. Même les corbeaux s'étaient tus. Plus respectueux que les hommes, ils écoutaient patiemment ce qu'on leur criait, ce que les autres ne prenaient pas la peine d'entendre.

« C'est si compliqué que ça, de comprendre que je ne crois pas ? »

Redevenue calme, sa voix s'était brisée, comme honteuse de son coup d'éclat.

« On croit tous en quelque chose, tu sais.

— Moi pas. J'en ai assez de croire, d'être assez naïve et d'adhérer à tout, de laisser couler les bêtises parce qu'on ne sait jamais, il pourrait y avoir du vrai là-dedans. Je ne crois plus en rien.

— C'est assez triste, comme vision du monde...

— Réaliste. C'est ça : juste réaliste. »

Rachel se tut. Ses yeux gris, si froids, fixaient toujours les photographies sur le piano : les seuls souvenirs de sa famille, qui disparaissait petit à petit pour ces croyances qui faisaient d'eux des ennemis à chasser.

Je me levai sans trop savoir que dire pour la réconforter, que faire pour la sauver de sa condition de juive qui la condamnait à une vie de peur et à l'attente de l'arrestation.

Elle me raccompagna jusqu'à la porte, peut-être, avant de me laisser sur le palier. Nous étions trop sonnées pour parler, étouffées par le poids des non-dits. Nous nous quittâmes sans un au revoir.

Les enfants étaient dans la cuisine quand je rentrai. L'aîné lisait à voix haute un article à la gloire du nouveau chancelier à ses cadets.

Un poids me serra la gorge, comme un début de nausée. Les mots de Rachel résonnaient encore dans mes oreilles, mais je n'osai pas leur confisquer le journal. Si je les punissais, ils recommenceraient dans mon dos, ou pire, me traiteraient de sympathisante et de traîtresse à la nation.

Rachel avait raison, je laissais couler en croyant que tout s'améliorerait avec le temps. Mais n'étions-nous pas tous ainsi, à attendre un jour meilleur où nous n'aurions pas à nous battre pour défendre le Bien ? Bien sûr, cela portait déjà un nom : le Paradis...

Ne pourrions-nous donc être vraiment heureux que dans la mort ?

Je soupirai, sortis une poignée de couteaux et demandai aux enfants d'éplucher les pommes de terre.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top