Texte n°415

« Je n'abandonnerai pas ! »

Edden leva des pupilles déterminées vers le souverain. Ses yeux gris pâle, si différents des siens, posaient sur elle un regard qu'elle ne savait qualifier. Elle n'avait jamais su décrypter les expressions d'un visage et dès qu'une personne cachait ses émotions, même en le faisant mal, elle ne discernait que très peu d'éléments.

Bien vite, ses yeux la piquèrent et la force écrasante qu'imposait le roi s'appuya sur sa nuque, ses épaules, son échine. Elle semblait briser un à un les os qui constituaient son squelette. Elle serra les dents. Elle se devait de tenir. Le monarque émettait des réticences depuis qu'elle devait quitter Myenora, et même ses mensonges sur le danger que représentait le continent n'avaient pu distiller sa méfiance. Le moindre clignement de paupières, le moindre signe de soumission et elle ne partirait pas. La masse s'appuya un peu plus sur ses épaules. Ses dents crissèrent. Sa vengeance macérait depuis trop longtemps pour qu'elle abdique si proche du but !

L'échange de regard aurait encore pu durer longtemps si les battants de la salle n'avaient pas grincé. Sentant ses forces faiblir, Edden fit volte-face, trop vite et le dos trop courbé pour qu'il ne s'agisse pas d'un aveu.

Elle étouffa un soupir lorsque sa colonne vertébrale et ses muscles se relâchèrent. Déjà, le serviteur ruisselant de pluie délivrait son message, si esclave de l'étreinte de fer que son genou frôlait le sol. Edden serra la mâchoire, impassible. Après quelques passages dans la salle du trône, l'homme supporterait l'emprise.

« Il est ici, sire, délivra t-il d'une voix mal assurée, devenue tremblante par le poids qui reposait sur ses épaules. Le traître est ici. »

C'était le moment. Edden ne laissa pas le temps au souverain de répondre. Elle ramena machinalement sa tresse sur son épaule gauche avant de s'adresser à son roi.

« J'y vais, Père. »

Elle prit une grande inspiration, réajusta la cape émeraude qui pendait dans son dos et, d'un pas rendu irrégulier par l'anxiété, elle se dirigea vers les lourdes portes. Elle s'arrêta un instant à l'entrée de la salle du trône, observant la pluie ruisseler sur les pavés, avant de sortir d'un pas décidé sous l'averse.

Les portes claquèrent derrière elle. La jeune femme rabattit son capuchon vert puis jeta un œil vers les nuages qui se déchaînaient dans le ciel. Un éclair jaillit dans l'obscurité, suivi d'un roulement de tonnerre. La pluie repartit de plus belle. Edden riva ses yeux sur le sol. La pluie dégoulinait sur sa peau moite. Elle passa sa manche trempée sur ses paupières.

En contrebas, à quelques mètres d'elle à peine, s'étendait la ville. Le tonnerre résonna dans l'obscurité, suivi d'un éclair. Les bâtisses blanchâtres aux moulures de marbres s'illuminèrent. Loin de la lumière éclatante du soleil qui ravivait la pureté blessante des angles, Myenora ressemblait enfin à ce qu'elle avait toujours été : un cachot. L'obscurité de l'orage rappelait les geôles. Un instant, la douleur sourde dans la poitrine d'Edden disparut. Elle allait enfin quitter les Murailles !

Elle profita d'un grondement du ciel pour poser le regard sur le reste de la cour. Déserte quelque temps auparavant, elle remarquait à présent deux formes sombres et floues. Elle accéléra le pas. La joie qui lui restait disparut dès qu'un éclair illumina l'homme qui se tenait à côté du traître. Ne pouvait-il donc pas confier l'escorte d'un simple prisonnier à des gardes ? Ses yeux luisirent d'amertume. Sans doute était-ce un moyen de la faire changer d'avis. Il pouvait toujours rêver.

Elle parvint à sa hauteur. Ses traits fins sublimaient son teint pâle, sa haute carrure et ses yeux bleu foncé. La pluie cendrait les cheveux qui dépassaient de sa capuche.

Tylian. Son frère. Edden le trouverait beau s'il n'arborait pas cet air arrogant de futur roi, si ce sourire dédaigneux ne peignait pas ses lèvres et s'il ne semblait pas si fier d'empoigner le bras de l'homme qui se tenait à ses côtés, tel un condamné prêt à être exécuté. La jeune femme posa le regard sur celui-ci. Malgré les menottes qui entaillaient ses poignées, il se tenait impassible, le regard rivé vers l'horizon, le menton relevé. Bien qu'il fût plus petit que le blond, Edden ne put s'empêcher de remarquer ce même air arrogant sur son visage et cette même fierté dans le regard. Elle grimaça. Il devrait accepter, de toute façon. Il n'avait pas le choix.

« Edden.

— Tylian. »

Elle avait pris soin d'employer l'expression la plus neutre possible, mais elle n'avait pu cacher une certaine froideur dans ses paroles. Son frère le remarqua aussitôt. D'un geste vif, il tendit sa main libre vers son bras avant de se raviser, se rappelant sans doute qui elle était. Du bout des lèvres, il lui murmura quelques mots. Elle soutint son regard de braise. Bien que futur souverain, Tylian ne dégageait pas la puissance de son père.

« Ceci est mon prisonnier, articula t-elle. Je prendrai les mesures qui me semblent nécessaires, annoncerai le châtiment qui me semble nécessaire, et cela avec ou sans ton consentement, Tylian.

— Les mesures nécessaires, Edden.

— Celles que je choisirai. Ceci concerne ma mission Tylian, pas la tienne. Et un futur roi ne devrait pas rester à converser avec l'Impure sous une averse. »

Il sourit avant de bousculer le prisonnier en avant. Par convenance, Edden se recula. Elle jeta un regard au traître. Ni peur, ni dégoût sur son visage.

« N'oublie pas d'appeler l'escorte. Il sera ravi de l'avoir, et je suis certaine que tu as le temps de confier une mission à des gardes étant donné que tu as celui d'accompagner un prisonnier. »

Il la jaugea du regard avant de tourner les talons, les épaules rentrées pour se protéger du froid. D'un signe de tête, Edden ordonna à Naath d'avancer. Comme Tylian quelques secondes auparavant, elle rentra la tête dans les épaules.

Ils finirent par arriver à l'entrée d'une chapelle. Le monument ne devait pas dépasser les quatre mètres, chose assez étrange pour un édifice religieux. Les doigts d'Edden coururent le long des pierres rugueuses. Autrefois régulières, elles se déchaussaient à présent, abîmées par le lierre qui s'insérait entre les brèches. Le lieu, bien que proche du château, conservait un calme apaisant.

La jeune femme poussa la porte de bois. Le vieil édifice tombait à l'abandon depuis la construction d'une chapelle adjacente au château mais Edden l'avait toujours aimé et trouvait en lui le lieu idéal pour interroger son prisonnier. Les règles affectées aux dieux s'appliquaient toujours ici, elle ne risquait donc rien.

Quoique protégé de la pluie, l'endroit était glacial. Edden regarda autour d'elle. Bien que moins détérioré à l'intérieur, le lieu de culte avait connu les ravages du temps : les pierres s'ornaient d'une fine pellicule grise ; la seule et unique fenêtre, sur le mur du fond, laissait passer les courants d'air. Le lieu conservait toutefois une certaine beauté, avec sa voûte en croisée d'ogives et ses statues. Quatre, situées à chaque intersection des murs correspondant aux points cardinaux. Le septentrion, le couchant, le méridien et le levant.

« M'amener dans un édifice religieux pour m'interroger, perspicace de votre part, Edden d'Idogan. »

La jeune femme tourna la tête vers son prisonnier. Bien que dégoulinant de pluie, il possédait cet air orgueilleux, presque arrogant peint sur ses traits, le même qu'elle haïssait tant chez son frère. Le visage du traître était trop fermé pour qu'elle puisse déceler une quelconque émotion, même l'habituel dégoût, et elle préféra prendre la parole.

« Je ne suis pas venue ici pour interroger qui que ce soit. Je connais les faits et n'ai nulle envie d'entendre une énième version de la mort de mes hommes. Cependant...

— Vos hommes ? » avança-t-il, les sourcils froncés.

Sous le coup, elle ne sut pas quoi répondre. Malgré ce qu'on lui avait dit, l'homme ne correspondait pas à l'idée qu'elle se faisait de lui. Son regard, au premier abord neutre, voyait tout et déduisait d'autres choses. Loin de l'idée qu'elle se faisait d'un traître.

Il sembla deviner son trouble. Ses sourcils retrouvèrent leur position initiale et la ridule qui était apparue au-dessus de son nez bourbonien fit de même.

« Je ne suis pas un traître, reprit-il. Je... »

Edden ne lui laissa pas le temps de finir. Elle saisit l'occasion.

« Je sais qui tu es, Naath. Et tu n'es rien d'autre qu'un de ces innombrables lâches. Le jugement devrait donc être le même. »

Pour la première fois, elle le vit esquisser un mouvement en arrière. La satisfaction s'afficha sur ses traits. Certes, elle poussait sans cesse les gens à prendre des mesures extrêmes pour punir les fautes, et c'était pour cela que ce jugement lui revenait. Mais, aujourd'hui, elle préférait laisser une dernière chance à son prisonnier avant de prononcer sa sentence. Elle avait besoin de lui.

Edden retira sa capuche, dévoilant son visage triangulaire. Ses cheveux ruisselaient de pluie et quelques mèches éparses collaient à son front humide.

Naath dut deviner ses véritables intentions ou, du moins, ne pas lire d'expression sadique sur son visage, car il avança d'un pas. Parfait. La jeune femme prit néanmoins garde à dissimuler ses émotions. Il ne devrait jamais savoir.

Voyant que son prisonnier attendait, elle reprit la parole.

« J'ai un marché à te proposer, Naath. Un marché qui pourrait t'intéresser. »

Elle plongea ses yeux dans les siens. Aucune lueur d'intérêt ne s'était allumée dans son regard brun et il conservait son expression empreinte d'arrogance. Il attendait, patient, afin de voir si le marché l'intéresserait. Edden fut surprise de le déceler. D'habitude, les prisonniers saisissaient la chance qui s'offrait à eux sans réfléchir, trop heureux d'échapper à la condamnation qui, à cause de leur décision irréfléchie, n'était que retardée. Ce n'était pas le cas de son prisonnier. Il réfléchissait – peut-être trop – avant d'agir.

« Je pars pour les terres sèches au-delà des Murailles dans quelques jours, accompagnée de deux autres personnes. Te cacher pourquoi serait stupide : le continent s'est installé sur nos terres et, ne connaissant ni nos coutumes, ni nos accords, Myenora se doit de s'assurer que ce n'est pas une menace. Une négociation, donc, sans doute doublée d'une enquête discrète. Nous accompagner pourrait t'éviter la sentence réservée aux traîtres. »

Sa mâchoire se contracta à l'évocation du mot. Par réflexe, elle porta la main au pommeau de sa lame tout en sachant pertinemment qu'elle ne pouvait s'en servir ici.

Le dénommé Naath fronça à nouveau les sourcils. A nouveau, Edden fut étonnée de sa réflexion. N'importe qui d'autre aurait foncé tête baissée, même si c'était un piège. Le jeune homme lui, réfléchissait. Son honneur avait été bafoué, il risquait une lourde peine et il réfléchissait, l'air calme et posé, comme si nulle menace ne planait au-dessus de sa tête.

Il finit par plonger son regard dans le sien. Edden n'y lut à nouveau rien. Un agacement fugace passa sur son visage avant qu'il ne prenne la parole. Ses observations ne devaient pas suffire.

« C'est un piège.

— Mentirais-je dans un lieu de culte, Naath ? Même le plus intelligent des meurtriers ne le ferait pas. Ma proposition est des plus sérieuses. »

Elle le vit sonder son regard, sans doute pour déceler une part de mensonge puis, ne voyant qu'un masque froid, repartit dans sa réflexion. Elle s'astreignit à ne montrer aucun signe d'anxiété néanmoins, ses doigts pianotaient dans le vide, derrière son dos.

« J'accepte, dit-il enfin.

— Bien, murmura t-elle en retenant un soupir de soulagement. Nous partirons dans trois jours. Tâche d'être prêt. »

Elle tourna les talons, s'apprêtant à quérir les gardes, lorsque Naath l'interrompit. Elle crut percevoir un léger sourire dans sa voix, comme s'il venait de trouver la résolution d'un problème particulièrement complexe. De la fierté.

« Vous avez besoin de moi.

— Plaît-il ? fit-elle, étonnée, tout en se retournant vers lui. »

La barre dans sa poitrine s'accentua. Le simple fait de respirer lui semblait difficile. Son corps commençait à trembler. Elle s'astreignit à bloquer ses genoux et à crisper la mâchoire afin de les canaliser.

« Vous êtes seulement trois, et personne ne vous aurait jamais laissé partir si vous n'aviez pas trouvé un quatrième membre. »

Il n'attendait pas de réponse.

Les yeux d'Edden pétillèrent, l'anxiété la quitta. Perspicace.

Elle allait s'amuser.

Commentaires :

Heart_of_Darkness_2
Bonjour ! J'ai bien aimé lire ce chapitre qui dispose de très peu de fautes d'orthographe, la concordance des temps est respectée, il y a aussi, très peu de répétitions. C'est fluide, agréable à lire. Le rythme est léger, les scènes cohérentes entre elles. Mais, j'ai un doute sur cette expression : <<... un léger sourire dans sa voix >> Ce n'est pas plutôt : << ...un léger sourire sur ses lèvres >> Ou encore : << ...une intonation dans sa voix >> À part, ça, j'aime beaucoup ce chapitre qui est très bien structuré.

--------

NadegeChipdel
Coucou ! Avis sur ce chapitre : Je suis séduite par ce que je viens de lire, tout simplement ! Ce texte coule tout seul, les éléments s'enchaînent sans temps mort. Et surtout, la qualité est toujours présente : je tiens à souligner la richesse et la qualité du vocabulaire employé. Le cadre comme le contexte de l'histoire sont présentés avec beaucoup de justesse. Les descriptions sont pleines de bon sens et ne tombe pas dans le superflu. De fait, si je pinaille un peu, j''ai relevé quelques menus détails : * tu utilises deux fois "ruisseler" en deux pages, * dans la dernière partie de ton chapitre, tu dis "Te cacher pourquoi ". J'avoue ne pas avoir compris le sens de cette phrase. En somme, voici une histoire que je serai ravie de découvrir. Bravo !

-------- 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top