- La mission -


Meranwë

L'eau fraîche coule sur mon corps surchauffé. Mes muscles tendus et douloureux se détendent enfin. Toute la poussière et la sueur s'évacuent peu à peu sous l'onde humide. Je ferme les yeux pour profiter de ce moment de relaxation après l'effort intense que j'ai dû fournir. Je tente surtout de refouler la frustration. Une fois encore, je n'ai pas réussi à prendre l'ascendant sur Gil. Il m'a nargué dès la première seconde où nous nous sommes retrouvés dans l'arène. Je remplis à nouveau l'outre d'eau et la vide sur ma peau agressée par le Soleil brûlant.

Comment arrive-t-il à faire ressortir le pire en moi avec tant de facilité ? Il sait où appuyer pour obtenir une réaction et ça me rend dingue. En deux-cent-soixante-dix ans, personne ne m'avait autant agacé. Nous nous rencontrons une fois toutes les décennies et pourtant cette relation électrique ne change pas. J'aimerais tellement lui faire ravaler son sourire narquois au moins une fois !

— Toutes mes excuses, Fanthur, lance Sardàn. Je ne voulais pas vous déranger pendant vos ablutions.

Il détourne le regard de ma nudité offerte à sa vue.

— Ce n'est rien.

J'enroule une étoffe autour de mes hanches et sors du bac encore dégoulinant. Je ne prends même pas la peine de m'essuyer, savourant au maximum la sensation rafraîchissante sur ma peau. Habitué à vivre sous les frondaisons épaisses de la Forêt d'Onyx, j'ai beaucoup de mal à supporter la chaleur écrasante des plaines.

— Vous avez été époustouflant, comme toujours, Fanthur. Une nouvelle fois, cet affrontement a mis en évidence votre vaillance et votre endurance. Tout le peuple Obscur vous acclame.

Je balaie ces dires d'un geste de la main. Être acclamé est une chose, perdre la face devant ce jeune freluquet en est une autre.

— Ce combat est un match nul et tu sais que cela ne me satisfait pas.

— J'en ai conscience, Fanthur. Vous êtes de force égale, malheureusement.

Je grogne en attrapant une coupe de miruvor et la porte à mes lèvres. Je bois d'une traite avant de la reposer dans un claquement sonore.

— Prépare au plus vite les malles, j'ai hâte de rentrer, ordonné-je.

— Je vais faire le nécessaire. Par contre, la reine Tyrande vous fait mander.

Je me tourne vers lui, surpris.

— Pour quelle raison ?

— Je n'en connais pas le motif, me répond Sardàn, imperturbable.

Soudain, l'inquiétude me gagne. J'ai déjà rencontré ma souveraine, les causes n'étaient jamais réjouissantes. Pourtant, le peuple des elfes vit en paix depuis de nombreuses années. C'est en m'interrogeant sur cette convocation que je me prépare à la hâte pour me présenter devant la reine.



Gil

— La température est à ta convenance ? me questionne Inil derrière le paravent.

— C'est parfait.

Je soupire de bien-être. Lentement, les tensions me quittent au contact de l'eau brûlante. Ce bain me fait un bien immense après cette confrontation avec Meranwë. Un rire léger m'échappe en y repensant. Toutes nos rencontres créent en moi une puissante exaltation. Le voir réagir à chacune de mes brimades me remplit de joie, même s'il sait se défendre, le bougre. Je caresse doucement la courbe de mon oreille, me renfrognant.

— Inil ? appelé-je pour m'assurer qu'il est toujours à proximité.

— Oui ?

— Trouves-tu mes oreilles minuscules ?

Sa tête dépasse soudainement de la cloison de tissu. Les yeux plissés, il me scrute avec insistance. J'en finis par me sentir gêné et les cache entre mes mains.

— Je ne m'étais jamais posé la question, répond-il en disparaissant à nouveau. Elles me semblent bien. Légèrement petites, mais tout à fait normales.

Je souffle, dépité. Après deux-cent-vingt ans de vie, je souffre encore de complexes et Meranwë les utilise contre moi. Dix ans... J'ai dix ans pour réfléchir à la meilleure stratégie pour le vaincre lors du prochain tournoi. Rasséréné par cette idée, je me laisse glisser dans l'eau, profitant de ce moment de détente.

— Tu as été incroyable tout à l'heure, s'enthousiasme Inil. J'ai bien cru qu'il allait te tuer sur place. Qu'est-ce que tu as bien pu lui dire pour l'énerver à ce point ?

Je m'esclaffe, ravi d'avoir au moins pu déstabiliser mon rival.

— Ça restera entre lui et moi ! Est-ce que tout est prêt pour la fête de ce soir ?

— Bien sûr ! Ça va être mémorable ! Gilgalad sera présente...

— Ah ? lâché-je d'une voix faussement détachée.

Une nouvelle fois, son visage dépasse du paravent.

— Ne fais pas celui qui n'est pas intéressé. Vous vous tournez autour depuis au moins six mois. Il serait peut-être temps de passer aux choses sérieuses.

— Je ne sais pas.

— Arrête un peu ! Elle te plaît et tu lui plais. Où est le problème ?

— Je dois me concentrer sur mes recherches.

— Tu as toute l'éternité pour ça ! Tes livres ne disparaîtront pas. Par contre Gilgalad, elle, pourrait bien rencontrer quelqu'un d'autre. Fonce !

Je lui envoie une gerbe d'eau pour le faire taire. Il se protège derrière la séparation en riant. Je bascule la tête sur le bord du baquet dans un soupir. Peut-être qu'un peu de douceur ne me ferait pas de mal après toute la pression et la fatigue engendrées par ce tournoi.

— Tu as reçu une missive, m'informe Inil. Elle vient du roi.

Aussitôt, je me redresse, faisant déborder l'eau.

— Que dit-elle ? demandé-je avec exaltation.

— Tu es convoqué au palais.

— Tu es sûr ?

— C'est écrit noir sur blanc sur le parchemin. Il y a même le sceau royal.

— Par le Soleil ! C'est la première fois que j'ai l'occasion de rencontrer le roi en personne.

— C'est certainement pour te féliciter. Tu es le héros du peuple aujourd'hui !

Un sourire radieux s'épanouit sur mon visage pendant que je plonge la tête sous l'eau. C'est une chance que je n'aurais jamais cru connaître de toute ma longue vie.



Meranwë

Les lourdes portes de la salle des trônes se referment sur moi. Je suis toujours impressionné par la grandeur qui se dégage de ces plafonds hauts et richement décorés. Les piliers qui se succèdent sur mon passage représentent chaque monarque ayant régné sur l'Àlfheimr. Tout ici respire la beauté et le prestige. Les trônes majestueux se dressent au fond de la pièce. Le roi Freyr et la reine Tyrande m'y attendent. Je m'empresse de m'agenouiller face à mes souverains.

— Bienvenue, Maître Meranwë, m'accueille-t-elle d'une voix douce. Merci de vous être rendu disponible si vite.

Je me relève et m'incline avec respect pour répondre.

— C'est de mon...

L'ouverture des portes m'interrompt. Je me tourne pour identifier celui qui nous dérange pendant notre entretien. Je serre les mâchoires en reconnaissant Gil qui s'avance, sûr de lui. Il arrive à ma hauteur et salue à son tour nos hôtes.

— Que fais-tu ici ? sifflé-je d'un ton bas, mais cinglant.

— J'ai été convoqué, répond-il sans même me regarder.

— Quoi ?

Avant de pouvoir ajouter un seul mot, le roi Freyr prend la parole.

— Bienvenue au palais, Seigneur Gil.

— Merci de m'honorer de votre requête, dit-il en se courbant.

— C'est vous, mes seigneurs, qui nous honorez. Vous êtes les deux plus grands guerriers de l'Àlfheimr. La reine et moi-même sommes très fiers de vos exploits. Le peuple vous adore et vous êtes source d'inspiration pour beaucoup.

Gil et moi nous inclinons face à ce cadeau que nous offre notre souverain : la reconnaissance.

— Si nous vous avons fait venir ici aujourd'hui, c'est pour vous confier une mission, poursuit la reine.

Gil et moi échangeons un regard incrédule. De quoi s'agit-il ? Et surtout, pourquoi nous deux ?

— Comme vous le savez, continue-t-elle, la Rivière Nourricière qui sépare nos communautés prend sa source au pied de l'Arbre de Vie à la frontière nord. C'est de cet arbre antique que nous tirons notre magie. La rivière nous apporte prospérité et nourriture. Sans elle, plus de champs fertiles et de nature luxuriante. Elle chemine à travers tout le pays de l'Àlfheimr et se jette dans la Cascade Sacrée à l'extrême sud. Notre immortalité prend sa source dans cette chute d'eau millénaire.

J'écoute sans un mot le récit de la reine. Je suis confus, ne sachant pas où elle veut en venir. Je lance un coup d'œil à l'elfe à mes côtés. Il paraît aussi dubitatif que moi.

— Des éclaireurs à la frontière nord nous ont rapporté des faits étranges, conclut-elle.

Je l'observe, interrogateur.

— Une brume malsaine recouvrirait l'Arbre de Vie et se propagerait sur la Rivière Nourricière, continue son époux. Pour l'instant, rien d'inquiétant. Cependant, nous devons vite constater ce qu'il en est réellement. Nous ne pouvons prendre aucun risque qui mettrait en péril le peuple. C'est pourquoi nous avons décidé de faire appel à vous.

— À nous... deux, mon roi ? demandé-je d'une voix incertaine.

— Oui.

Gil et moi, nous lançons un coup d'œil lourd de sens. Pas question de nous retrouver ensemble pour une mission. J'ai déjà du mal à le supporter pendant un affrontement de quelques dizaines de minutes, alors parcourir le pays avec lui pendant des semaines, c'est impensable.

— Majesté, laissez-moi monter une petite équipe et je m'en chargerai personnellement. Gil est, certes, un excellent combattant. Cependant, il est plus habitué aux bibliothèques qu'à une vie de nomade.

— Je ne suis jamais sorti de la Cité Blanche, c'est vrai, me coupe-t-il. Toutefois, je suis sûr que Maître Meranwë saura m'initier aux particularités d'un si long périple.

Je serre les poings devant cette provocation. A-t-il décidé de faire de mon existence un enfer ? Je le menace du regard, espérant lui faire comprendre de ne pas continuer dans cette voie.

— Je pense sincèrement que mes hommes et moi serons plus efficaces et rapides pour vous satisfaire.

— Comment trouverez-vous plus efficace et rapide que le meilleur guerrier des elfes de Lumière ? me défie ouvertement le jeune gredin.

— Mes chers sujets, intervient la reine de sa voix apaisante. Pour être tout à fait honnêtes avec vous, le roi et moi avions une autre raison pour faire appel à vous. Nous déplorons la distance qui se creuse entre les deux communautés. Plus les années passent et plus les tensions augmentent. Les différences font peur et il est naturel de rejeter ce qui nous est inconnu. Pourtant, nous sommes un seul et unique peuple : le peuple de l'Àlfheimr. Et vous en êtes les dignes représentants. Vous envoyer en expédition transmettrait un message fort aux elfes : nous devons rester unis face à l'adversité.

Qu'objecter à ça ? C'est la mort dans l'âme, mais bien décidé à répondre aux attentes de ma reine, que je pose genou à terre, tête courbée.

— J'accepte avec fierté.

Gil imite mon geste et s'abaisse à mes côtés.

— Nous mettrons toute notre énergie pour mener cette mission à bien.

— Merci, mes chers sujets, se réjouit-elle. Je savais que nous pouvions compter sur vous. Prenez quelques jours pour rentrer chez vous et vous préparer à ce long voyage qui vous attend. Soyez persuadés que tous nos vœux vous accompagnent.

Gil et moi nous relevons d'un même mouvement, saluons une dernière fois nos souverains et quittons la salle des trônes. Dès que les portes se referment, je me tourne vers mon futur compagnon de route imposé, la fureur battant dans mes veines.

— Je ne te ferai aucun cadeau. Si tu n'es pas capable de suivre, tant pis pour toi ! Je n'ai pas de temps à perdre avec un rat de bibliothèque.

— Moi aussi, je suis ravi de cette opportunité, me répond-il avec un rictus narquois qui me hérisse le poil. C'est une excellente occasion de découvrir d'autres points faibles à exploiter.

Si nous n'étions pas au milieu du palais royal, je l'aurais réduit en miettes. C'est bien difficilement que je ravale mon animosité à son égard. Je me détourne et m'éloigne à grandes enjambées pour m'empêcher de lui sauter à la gorge.

Mon pire cauchemar vient de devenir réalité sans que je ne puisse rien y faire.



* Liqueur elfique redonnant de la vigueur et de la force.

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