- L'esclave -



Gil

Les pas se rapprochent. Meranwë et moi restons immobiles, allongés sur le sol. Il me tient toujours fermement dans ses bras, mais je n'en ai cure. Seule la proximité du danger m'importe à cet instant. Je sens son corps se contracter sous le mien. Paupières closes, il commence à psalmodier. Sa voix basse et chantante s'élève dans le silence.

Im Meranwë.

Je suis Meranwë.

Ithil nu vilya, lasto beth nin.

Lune dans le ciel, entend mon appel.

Boe ammen veriad lîn.

Apporte-nous ta protection.

Soudain, l'air qui nous enveloppe se met à vibrer, à s'épaissir. Les molécules d'oxygène deviennent opaques. Des nappes de brume se matérialisent, rampent sur la terre jusqu'à nous recouvrir et nous rendent invisibles à la vue de tous. Une fois en sécurité dans ce brouillard magique, Meranwë me relâche et nous nous redressons lentement, à l'affût.

Alors que personne ne peut nous voir, nous avons une visibilité parfaite de ce qui nous entoure. Nous apercevons à quelques pas un groupe d'humains qui se dirige vers nous. Ils sont sales et crasseux, vêtus de guenilles. À première vue, ils n'ont pas l'air dangereux. Par contre, l'éclat d'une épée coincée dans la ceinture de l'un d'eux me confirme qu'il vaut mieux rester sur nos gardes.

— J'te dis que du bruit venait d'ici ! lance l'un d'eux en jetant des coups d'œil avides autour de lui. J'suis pas fou. J'sais ce que j'ai entendu !

— T'es sourd comme un pot ! se moque son comparse. Comment t'as pu capter quoi que ce soit ?

Son rire gras est subitement interrompu par une gifle reçue sur l'arrière du crâne par le troisième homme.

— Taisez-vous tous les deux ! Il vaut mieux en avoir le cœur net. Imaginez si on tombe sur une nouvelle prise. Les tonnes d'oseille qu'on pourrait se faire !

En dégainant son couteau, Meranwë me jette un coup d'œil lourd de sens. Quelle est donc cette proie qu'ils recherchent avec tant d'ardeur ? Je l'imite et le plus silencieusement possible, nous nous éloignons, sans les lâcher du regard.

— Si on pouvait dégoter des elfes un peu mieux fagotés que celui qu'on se trimballe, ce serait miraculeux ! Il ne va pas nous rapporter grand-chose le machin !

Nous nous figeons dans l'instant, scandalisés. Ces chiens retiennent l'un des nôtres. La fureur éclate sur le visage de Meranwë. Je le vois serrer les poings et les mâchoires. Il s'élance pour régler leur compte à ces brigands, mais je le maintiens de force. L'attaque de front n'est pas une bonne idée. Nous sommes deux contre trois et je les crois plus lourdement armés. Nous avons un atout certain : ils n'ont pas conscience de notre présence et nous pouvons nous déplacer en toute discrétion. Même si je ne doute pas un instant qu'à lui seul mon binôme pourrait en venir à bout avec facilité, autant utiliser leur inattention à notre avantage. Je tente de lui expliquer en silence. Il inspire profondément pour se calmer. Il m'indique d'un hochement de tête qu'il est partant pour suivre mon plan.

Je ramasse une pierre et la lance le plus loin possible, à l'opposé de notre position. Aussitôt, les trois hommes se lancent vers la source du bruit. Nous en profitons pour prendre la direction d'où ils venaient. Au bout d'une centaine de mètres, nous arrivons à leur campement. Il semble vide, seul un feu mourant nous accueille. Nous inspectons partout, dans les tentes, dans les alentours. Pour autant, nous ne trouvons personne. Nous nous tournons vers un chariot dételé, couvert d'une lourde bâche. Nous devons faire vite avant que les hommes ne reviennent et c'est le dernier endroit où ils auraient pu cacher quelqu'un. Nous nous approchons et soulevons la toile. Mon cœur se serre de consternation quand une cage minuscule apparaît. Un petit elfe rondouillet et sans âge y tient à peine. Il sursaute de frayeur et pousse un cri étranglé. Dans une tentative de protection, il se blottit au fond de sa prison.

— Nous ne vous voulons aucun mal, le rassuré-je. Nous sommes venus pour vous sauver.

Meranwë arrive derrière moi, plante son coutelas dans la serrure et frappe puissamment sur le manche à l'aide d'une pierre. Le loquet cède, nous permettant d'ouvrir la porte. Le prisonnier hésite quelques secondes avant de s'extirper de sa cellule exiguë. Aussitôt libre, il se met à genoux devant nous, les larmes dévalant ses joues bouffies.

— Merci, merci messires. Je vous dois la vie ! gémit-il en se courbant pour s'accrocher à mes chevilles. Je vous suis redevable. Ces hommes étaient des monstres. J'aurais pu mourir.

Il s'agrippe désespérément à moi en pleurant. Démuni devant cette vive réaction, je ne sais comment l'apaiser. La menace des brigands est toujours présente, nous devons fuir et vite.

— Calmez-vous, tenté-je en lui tapotant l'épaule. Vous n'avez pas à nous remercier, c'est normal.

Ces sanglots et ses gémissements redoublent d'intensité.

— Vous êtes des anges venus du ciel pour me sauver. Je vous dois tout ! Merci... mille fois merci, clame-t-il en reniflant bruyamment.

Avec un vacarme pareil, c'est étonnant que les malfrats ne soient pas déjà à nos trousses. Je jette un regard suppliant à Meranwë pour qu'il m'aide à apaiser l'émotif. Celui-ci s'approche, se penche pour saisir les épaules du vieillard et le redresse d'un geste vif.

— Nous devons partir tout de suite, décrète-t-il sans détour. À moins que vous ne vouliez dire au revoir à vos geôliers ?

Les yeux globuleux de l'elfe s'écarquillent de frayeur et il refuse en secouant frénétiquement la tête.

— Bien ! approuve Meranwë. Allons-y.

Il se met en route sans tarder, imité par notre nouveau compagnon. Je ferme la marche. Nous nous enfonçons aussi vite que possible dans la forêt pour nous éloigner des bandits. Par malheur, le rescapé ne semble pas en grande forme. Son ventre proéminent et ses jambes courtes ne lui permettent pas de suivre notre rythme. Nous avançons avec une lenteur accablante. Meranwë et moi l'aidons de notre mieux. Dès que nous sommes hors de portée, l'ancien esclave se détend et reprend la parole.

— Mon nom est Aérandir, se présente-t-il. Je viens du pays de Falathar, plus à l'ouest.

— Je suis Gil et voici Meranwë. Nous sommes partis de la Cité Blanche et nous nous rendons plus au nord.

— Plus au nord ? Que font ensemble un elfe Obscur et un elfe de Lumière en voyage vers ses contrées lointaines ? demande-t-il avec un sourire bienveillant.

Meranwë et moi échangeons un regard, nous mettant d'accord d'en révéler un minimum sur notre mission.

— C'est un concours de circonstances. C'est simplement que nous allons au même endroit, répondis-je en restant volontairement vague.

— Oh ? Vous faites bien. Voyager seul est dangereux. J'en ai fait l'expérience dans la douleur, se lamente-t-il. C'est en rendant visite à une connaissance que j'ai été capturé à dix lieues d'ici. Je l'ai échappé belle grâce à vous.

— Depuis combien de jours étiez-vous prisonnier ? demandé-je avec prudence, de peur de relancer une crise de larmes.

— Cela fait une semaine. Peut-être deux. J'ai perdu la notion du temps en étant dans cette cage. Ça a été horrible... murmure-t-il la voix tremblante. Ils m'ont maltraité, affamé et battu sans vergogne. Pour un peu, nous passions la frontière et c'en était fini de moi.

Il s'essuie à la hâte les joues avec une étole crasseuse, récupérée au fond de sa poche, avant de se moucher dans un bruit de trompette. Sur ses gardes, Meranwë jette de fréquents coups d'œil derrière nous pour s'assurer que nous ne sommes pas suivis. Notre invité n'étant pas des plus discrets.

Après plusieurs heures de marche laborieuse, nous arrivons enfin au campement. Essoufflé, Aérandir s'effondre sur une souche. De grosses gouttes de sueur coulent sur ses tempes.

Nous informons à la hâte nos compagnons de la situation. Au vu de la présence des bandits, qui doivent être activement à notre recherche, nous décidons de tenter une traversée de la rivière malgré les risques.

— Que va-t-on faire de lui ? demande Sardàn en désignant le rescapé.

— Nous ne pouvons le laisser seul ici, répond Meranwë, avec un pli soucieux entre les sourcils. Il nous accompagnera le temps d'être en sécurité, loin des humains. Même si ça suppose de prendre du retard sur notre avancée vers les terres du nord. Dépêchons-nous de lever le camp. Ces gredins doivent être très énervés d'avoir perdu leur butin.

Moins de dix minutes plus tard, nous débouchons sur la berge.

— Je ne pourrai jamais traverser ! se désespère le vieil elfe devant les eaux tumultueuses. Je vais me noyer à peine y mettrai-je un pied !

— Vous passerez à dos de cheval, tente de le rassurer Inil.

Aérandir se tourne vers l'animal et l'observe de bas en haut.

— Oui, c'est plus sage, admet-il. Néanmoins, j'ai besoin d'aide pour y monter.

C'est bien vrai. Sa petite taille ne lui permet même pas d'atteindre les étriers. Nous nous fixons les uns les autres, peu désireux de servir de marchepied à la créature volumineuse. Nous en sommes encore à délibérer pour désigner un volontaire, quand Meranwë perd patience. Il s'approche d'un pas assuré vers l'elfe en surpoids. Celui-ci prend peur et recule face à l'air déterminé qu'affiche l'Obscur. Sans sommation, il passe les mains sous les aisselles d'Aérandir, le soulève de terre et le balance de droite à gauche pour lui donner l'élan nécessaire avant de le projeter sur la selle. Le ventripotent s'écrase dans un cri aigu sur le cheval qui trépigne sous le poids. Nous restons tous les trois abasourdis devant la prouesse physique que vient de réaliser notre compagnon. Je dois bien reconnaître que de nous tous, il détient la plus grande force.

— Ne perdons plus de temps. Allons-y ! ordonne Meranwë, en s'emparant de la longe.

Sans attendre, nous nous engageons à pied dans l'onde froide et agitée. Nous cheminons péniblement, tirant sur les rênes pour mener les chevaux qui ne sont pas sereins de pénétrer dans des eaux aussi profondes. Très vite, nous sommes dans l'obligation de nager à contre-courant. Les pauvres bêtes piaffent et s'énervent. Leurs sabots touchent à peine le fond de la rivière. Je lutte de toutes mes forces pour continuer, alors que la rive me paraît de plus en plus lointaine. Le courant nous déporte en aval. Je tourne la tête pour m'enquérir de mes compagnons et surtout d'Inil, qui est le moins entraîné de nous tous. C'est avec surprise et soulagement que je découvre Sardàn à ses côtés pour le soutenir. Meranwë est le premier à rejoindre la terre ferme. Aussitôt sa monture en sécurité avec Aérandir qu'il replonge et nage dans ma direction. C'est avec gratitude que je le vois émerger à mes côtés et se saisir des rênes. Ensemble, nous réussissons enfin à traverser.

Épuisés et grelottants, mais sains et saufs, nous arrivons sur la berge. Nous ne prenons pas le temps de nous remettre de ce périple chaotique. Nous devons nous éloigner de la rive pour ne pas être repérés. Dégoulinants, nous pénétrons à l'intérieur de la forêt à la recherche d'un endroit où installer le campement. Je suis transi de froid. Mon corps tremble sans que je ne puisse rien y faire. Nous, les elfes de Lumière, sommes assez sensibles aux basses températures. Inil doit être aussi gelé que moi. Mais lui, comme moi, serre les dents pour avancer le plus vite possible.

Une fois l'emplacement désigné, nous allumons aussitôt un feu pour nous réchauffer et sécher nos affaires trempées. Je me débarrasse de mes habits noyés, les mains tremblantes, et m'enroule dans ma couverture en attendant que les flammes fassent leur œuvre.

Je rêve d'un repas chaud, d'un bon lit et d'une couette épaisse. Pourtant, je vais devoir me contenter de pain elfique, du sol dur et de mon fin duvet. Nous mangeons en silence les quelques biscuits qu'il nous reste, trop éreintés pour cuisiner autre chose. Aérandir se jette sur la nourriture et avale à lui seul la moitié de notre réserve. Avant d'aller me coucher, je m'approche de Meranwë.

— Pour tout à l'heure, merci...

Je ne trouve pas d'autres mots pour exprimer ma reconnaissance. Il hoche la tête, avant de se lever et de lancer à la cantonade :

— Nous allons mettre en place des rondes à partir de cette nuit. Reposez-vous. Je commence le premier quart.

Je sens confusément que notre relation a évolué dans le bon sens et j'en suis soulagé. Meranwë m'a prouvé aujourd'hui que, malgré les tensions entre nous, je pouvais compter sur lui. C'est l'esprit plus léger que je me faufile sous ma tente et m'installe, espérant avoir un peu de répit.

Pour une fois, le sommeil me fauche dès que je m'allonge. Le froid qui parcourait mes membres laisse vite la place à une température confortable. Je flotte dans un cocon tiède et doux. Mes muscles se détendent enfin et la fatigue de ces derniers jours me quitte peu à peu. Je suis si bien que je ne veux pas bouger. Pour la première fois depuis notre départ, je me sens en sécurité. Je réalise dans un demi-sommeil que la chaleur qui me fait tant de bien émane de quelque chose ou plutôt de quelqu'un qui est contre moi. Cette présence dans mon dos est agréable. Mon esprit assoupi me dit que c'est sûrement Inil qui m'a rejoint pour se réchauffer et je lui en suis reconnaissant. Son corps bouillant me permet de baigner dans un bien-être total. Je ne peux m'empêcher de me serrer plus encore contre lui. Ses bras m'enlacent et bizarrement, j'en suis heureux. C'est agréable d'être étreint de cette manière. Nous sommes soudés l'un à l'autre et la température augmente peu à peu, jusqu'à ce que ce soit trop. Alors, je commence à enlever les derniers vêtements que j'ai sur moi et repousse la couverture pour laisser l'air frais apaiser ma peau brûlante.

Malgré la chaleur intense, je me love à nouveau contre le torse viril derrière moi. Mon épiderme frissonnant entre en contact avec la peau nue de celui qui m'enlace avec plus de force. J'aime ça... qu'il me serre contre lui. J'aime ça... Ses mains glissent avec lenteur sur mon ventre et je le laisse faire. Je ressens même le désir qu'il me touche plus encore. Je l'invite à continuer d'un soupir tout en me frottant contre lui. Ses caresses se font plus précises. Ses doigts parcourent mon torse. Bientôt, ses lèvres se posent sur ma nuque et me dévorent le cou et les épaules. Je sens sa langue goûter ma chair, la lécher, la titiller. Ses investigations descendent toujours plus bas vers mon intimité qui se réveille et se développe sous les assauts de mon compagnon.

C'est incroyablement bon.

Je ferme les paupières pour mieux apprécier cette douce torture qu'il me fait ressentir. Des vagues de désirs me transpercent. Je ne peux pas lutter contre elles. Je me retourne vers lui, plonge le nez au creux de son cou, les mains dans ses cheveux. Je m'imprègne de son odeur musquée et du soyeux de ses longues mèches. J'encadre son visage et me jette sur sa bouche pour l'embrasser avec ardeur. Je découvre sa saveur, la douceur de ses lèvres. Ses doigts quittent mes reins pour empoigner mes fesses et coller nos bassins d'un geste vif. Nos virilités tendues s'entrechoquent m'arrachant un hoquet de surprise. Une flambée de passion me dévore quand sa hampe dure se frotte sans pudeur contre moi.

Je n'ai jamais ressenti une excitation aussi grande, un désir aussi brûlant de toute ma longue vie. Je ne peux tout simplement pas m'éloigner de lui. C'est au-dessus de mes forces. Alors j'entrouvre la bouche pour l'inviter à approfondir notre échange et il répond aussitôt. Nos langues se trouvent, se caressent, se mélangent dans un baiser fiévreux.

— Gil... gémit-il en se reculant légèrement de moi.

Cette voix...

J'ouvre grand les yeux et malgré l'obscurité qui nous entoure, je découvre enfin celui qui m'a enflammé d'une manière inimaginable. Je glapis piteusement son nom :

— Meranwë ?


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