- L'enquête -
Meranwë
Furieux, j'arpente la tente dans tous les sens pour tenter de calmer ma colère. Comment vais-je réussir à supporter Gil pendant tout ce temps sans l'étriper ? Je comprends le but de la reine. J'ai bien conscience de cette réalité : les elfes Obscurs et les elfes de Lumière sont aujourd'hui deux nations aussi opposées que leur symbole mutuel, la Lune et le Soleil. J'ai vécu assez longtemps pour savoir que les guerres éclatent toujours là où règnent la peur et l'incompréhension. Rien n'est plus effrayant que ce qui est différent de nous. Mais pourquoi lui ?
Je serre les poings d'exaspération. Ces interminables semaines vont être un enfer. S'il garde la même attitude avec moi, s'il me nargue sans cesse et cherche constamment à me faire sortir de mes gonds, il y a de grandes chances que l'un de nous deux ne rentre pas vivant ! Et cette menace, quelle est-elle ? Le roi et la reine n'ont pas montré trop d'inquiétude. Toutefois, ils ne monteraient pas cette expédition juste pour rallier les peuples. Je dois rassembler plus d'informations.
— Fanthur... s'annonce Sardàn en entrant en silence dans la tente. Les chevaux sont prêts.
— Parfait. Avant de partir, trouve toutes les personnes qui viennent du nord et surtout dans la région de l'Arbre de Vie.
— Cela ne sera pas facile. Ces régions reculées sont peu peuplées. À ma connaissance, ce sont tous des elfes de Lumière. Puis-je vous demander dans quel but ?
— Une mission m'a été confiée par le couple royal. Des éclaireurs de la frontière auraient rapporté la présence d'une brume malsaine. Elle empoisonnerait la Rivière Nourricière et entourerait l'Arbre de Vie. Nous nous y rendrons pour déterminer l'ampleur du problème. Avant de commencer cette quête, je dois obtenir plus d'éléments pour savoir à quoi m'attendre.
— Dois-je convoquer vos hommes ?
— Inutile. Ce sera une petite équipe. Toi, moi... ainsi que Gil et son serviteur, lâché-je difficilement du bout de mes lèvres pincées.
Sardàn me fixe les yeux écarquillés de surprise. Il sait mieux que personne l'animosité que je ressens envers l'elfe de Lumière.
— Mais...
— C'est une demande directe de la reine, l'informé-je en soupirant. Je ne peux pas y couper.
— Bien. Je vais faire le nécessaire pour découvrir des témoins. Tous les adorateurs du Soleil seront à une fête ce soir organisée par Gil lui-même. Si certains viennent du nord, c'est là que je les trouverai.
— Fais au mieux. Amène-les-moi dès que possible.
À nouveau seul, je me laisse tomber sur une chaise, las. Moi qui espérais pouvoir rentrer dans ma chère forêt, j'ai la désagréable sensation que je ne pourrai pas la revoir avant une éternité.
Gil
— Inil, mon ami ! m'exclamé-je en l'apercevant.
Je lui donne l'accolade, puis le fixe d'un air déterminé et heureux.
— De toute évidence, l'entretien avec le roi s'est bien déroulé.
Il semble ravi devant mon expression surexcitée.
— Toi et moi, nous partons en mission !
— Quoi ? Comment ça ?
Sa voix vibre de consternation alors que je m'éloigne vers une des malles où j'entrepose mes livres les plus précieux.
— Le roi et la reine m'envoient au nord.
— Si loin ? s'étrangle-t-il. Pourquoi ?
Je cherche dans la pile un ouvrage qui pourra m'apporter des réponses. Je les jette les uns après les autres, car aucun ne me satisfait.
— Une histoire bizarre de brume qui aurait un impact délétère sur l'Arbre de Vie et la Rivière Nourricière. Je n'ai pas le souvenir d'avoir lu un seul livre qui en faisait mention. Je vais devoir faire des recherches avant notre départ.
— Attends ! Toi et moi n'avons jamais quitté la Cité Blanche et du jour au lendemain, on nous envoie en expédition dans des territoires reculés ? Nous n'en avons pas les capacités. C'est impossible ! s'exclame-t-il horrifié.
J'abandonne la pagaille que j'ai créée sur le sol et me dirige vers un autre bagage pour reprendre mon inspection, peu sensible à son accès anxieux.
— Je connais tout des terres du nord.
— En théorie, oui. Mais tu n'y as jamais mis les pieds ! Ce n'est pas la même chose de lire les exploits des explorateurs et d'accomplir soi-même ces prouesses.
Pour contenir la panique qui l'envahit, je me relève et pose une main rassurante sur son épaule.
— Ne t'inquiète pas, nous ne serons pas seuls. Meranwë et son second nous accompagnent.
— Meranwë ! glapit-il. Ton rival depuis cinquante longues années ? Celui qui te déteste corps et âme ? Le plus intransigeant et féroce guerrier du peuple Obscur ? Ce Meranwë ?
— Oui, répondis-je avec une pointe d'amusement.
— Nous sommes morts...
Nerveux, il se détourne en jetant les bras en l'air et commence à déambuler dans la pièce. Je ne peux contenir un gloussement devant sa réaction théâtrale.
— Tout ira bien. Je te promets de faire de mon mieux pour ne pas le provoquer.
Il s'immobilise aussitôt et me lance un coup d'œil sceptique.
— Je te jure, je serai sage ! Imagine la chance que cela représente, nous allons enfin découvrir le monde ! m'enflammé-je en faisant un pas dans sa direction.
— Nous aurions pu le parcourir en long en large et en travers depuis longtemps, me reproche-t-il.
— Je sais... C'est de ma faute si nous sommes restés reclus à la Cité Blanche, mais mes études sont très importantes ! Il y a tellement de choses à apprendre dans ces livres antiques.
— Vivre par procuration n'est pas vivre vraiment.
— Oui, je le comprends enfin. C'est une opportunité extraordinaire !
— Pour débuter nos carrières d'explorateurs, nous aurions pu commencer par un voyage moins... incertain.
— Quand on fait quelque chose, autant le faire à fond !
— Si tu le dis... soupire-t-il. De toute façon, je crois que nous n'avons plus le choix, n'est-ce pas ?
— Effectivement. J'ai déjà accepté la mission et Meranwë aussi. Nous avons quelques jours pour nous préparer au départ. Je vais me rendre tout de suite à la grande bibliothèque pour faire des recherches sur la brume.
— Et la fête ? s'écrit-il.
La déception que tous ses efforts pour organiser cette soirée grandiose soient vains se lit sur son visage. Il m'implore de ne pas l'abandonner.
— Ne t'inquiète pas. Je vous rejoins à la nuit tombée, sans faute.
Meranwë
Je me faufile au milieu de la foule. Il y a trop de bruit, trop de monde. Je ne suis pas à ma place dans toute cette débauche. D'immenses feux illuminent le jardin où se concentre une bonne majorité du peuple de Lumière. Un groupe de musiciens emplit l'espace sonore de leur symphonie. Pour autant, les conversations recouvrent les notes mélodieuses et le tout crée un brouhaha désagréable. La nourriture et l'alcool coulent à flots. Décidément, cette fête est bien à l'image de son organisateur : horripilante.
Où se trouve cet elfe de malheur ? Cela fait déjà un moment que je déambule parmi la foule, à la recherche de Gil. On me frôle, me bouscule. Je ne supporte pas la proximité avec des inconnus. On me dévisage avec curiosité, ce n'est pas étonnant vu que je suis le seul elfe Obscur de l'assemblée. Mes vêtements noirs se démarquent nettement de leur tenue d'un blanc éclatant.
Je finis par rejoindre un coin plus calme. Je ne vais quand même pas passer la nuit à le chercher ? J'hésite à abandonner et à venir le réveiller demain à la première heure. J'imagine déjà sa tête, tirée de force du sommeil après une soirée de beuverie. Je refoule cette idée tentante d'un sourire désabusé. Sardàn a recueilli peu d'informations, cependant elles ont renforcé mon inquiétude. Je dois en faire part sans attendre à mon futur binôme pour avancer au plus vite notre départ.
L'irritation me gagne. Même sans le faire exprès, il arrive à m'agacer. Je scrute autour de moi, espérant le localiser. Mon regard est alors attiré par un mouvement dans un espace reculé du jardin. La silhouette me semble familière. Je décide de m'approcher en silence. Il fait sombre à l'écart des lumières de la fête. C'est un coin idéal pour flirter. Je marche sans un bruit et réalise que j'ai vu juste. C'est bien Gil, profitant des douceurs de la gent elfine. Assis sur un muret, une jolie demoiselle sur les genoux, il lui dévore la bouche avec gourmandise. Celle-ci semble apprécier tout autant que lui la situation. La preuve en est le gémissement qui se fait entendre. Une expression diabolique se dessine sur mes traits. Je vais prendre un malin plaisir à le priver de son petit moment d'intimité. Le temps n'est plus à la bagatelle. Je tousse bruyamment, les faisant sursauter. Gil se redresse avec rapidité, repoussant la jeune elfine pour me lancer un regard noir.
— Meranwë ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Très content de mon effet, j'examine d'un coup d'œil appréciateur sa compagne rouge de honte.
— Pardonne-moi de te déranger pendant tes... activités nocturnes, dis-je sur un ton innocent. Nous devons parler. C'est important.
Aussitôt, son expression furieuse se transforme en curiosité survoltée. Il doit se douter que cela concerne notre future mission.
— Gilgalad, je suis désolé. Je vais devoir te laisser, s'excuse-t-il sans me quitter des yeux. De quoi s'agit-il ?
Je note, amusé, le regard meurtrier de la délaissée. Elle ne semble pas apprécier d'être abandonnée de la sorte. La réaction de désintérêt de Gil vient de réduire à néant tout espoir de continuer leur prélude amoureux. Bizarrement, j'en éprouve une grande satisfaction. Je mets de côté ces sentiments puérils pour me focaliser sur les informations que je dois lui partager.
— Allons dans un coin plus calme, proposé-je.
Je m'éloigne de la fête bruyante. Il me suit, sans rechigner. Une fois à l'écart du tumulte, je me tourne vers lui.
— J'ai mené mon enquête et ce que j'ai découvert est plus inquiétant que ne le pensent le roi et la reine.
— Vraiment ? s'exclame-t-il, surexcité.
Je fronce les sourcils, mécontent. Il se comporte comme si tout ça était une excellente nouvelle.
— J'ai interrogé plusieurs elfes de Lumière qui habitent à proximité de l'Arbre de Vie. Ils ont été témoins de la brume. Ils ne l'ont pas approchée, mais ils relatent des événements étranges. Les récoltes pourrissent sur pied, les animaux fuient le brouillard et des cas de violence inexpliquée ont été rapportés. C'est préoccupant.
Il est accroché à mes lèvres, buvant mes paroles, les pupilles brillantes. Sa façon de réagir ne me plaît pas du tout. Je suis inquiet et lui semble impatient, presque exalté, signe d'une inexpérience face au danger.
— Nous devons partir au plus vite, continué-je, en l'épiant.
L'appréhension transforme soudain ses traits. Voilà ce que j'attendais. Il est moins inconscient que je le craignais. Notre mission n'est pas une partie de plaisir. Au vu des nouvelles informations que je viens de recevoir, cela risque de devenir périlleux. Je ne veux pas me lancer dans une telle entreprise avec un elfe immature qui ne connaît rien de la vie en dehors des murs de sa cité.
— Je dois encore faire des recherches. Je n'ai rien trouvé pour le moment.
— Tes livres ne sauveront pas le peuple d'un éventuel danger, protesté-je d'une voix dure.
Aussitôt, il se redresse, menaçant. Je retrouve le guerrier que j'ai si souvent combattu.
— En savoir un maximum sur son ennemi permet d'avoir l'avantage, la preuve...
Sans crier gare, il tente de me pincer le flan. D'un geste rapide, je l'évite, la rage refaisant surface.
— Ne recommence pas avec ça ! lui ordonné-je. Si tu t'avises de me toucher une nouvelle fois, je te le ferai payer cher !
Nous nous affrontons en silence, aucun de nous ne veut perdre du terrain face à l'autre.
— Nous partons demain à l'aube, décrété-je d'un ton autoritaire.
— Compte sur moi, je serai prêt ! affirme-t-il sur le même ton.
Un dernier regard glacial et nous nous séparons. Un nouveau voyage est sur le point de débuter. Pourtant, ce n'est pas le danger qui m'inquiète le plus à l'heure actuelle.
Comment vais-je supporter de passer tout ce temps à ses côtés ?
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